Un sourire dans la nuit

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Un homme, vêtu d’une longue veste noire en lambeaux, immobile au milieu de l’impasse, au pied de l'échelle, observait dans sa direction…

Non, il l’observait, elle, directement. Comme s’il avait su exactement où elle irait.

Et même depuis sa hauteur, elle put voir qu’il souriait.

À bout de souffle, Fox resta hypnotisée par le regard de cet homme. Elle chercha à mémoriser chaque détail de son visage, déterminer quel âge il pouvait avoir, si la moindre chose attestait qu'il était humain, mais elle ne pouvait pas détacher son attention de lui

L’homme en bas ne bougea pas.

Sous la lumière mourante du jour, Fox put discerner quelques détails. La peau de l’inconnu semblait trop pâle, comme si elle n’avait pas vu le soleil depuis une éternité. Ses traits étaient fins, presque élégants, mais il y avait quelque chose d’anormal dans sa posture… trop figée, trop calculée. Il n’était ni maigre ni musclé, juste immobile.

Et ce sourire…

Pas un sourire de bienvenue. Pas un rictus carnassier non plus. Un sourire patient, comme s’il savait quelque chose qu’elle ignorait.

Puis, il bougea.

Pas un pas. Pas un geste brusque. Juste un lent hochement de tête.

Comme s’il approuvait quelque chose.

Fox sentit son sang se glacer.

C’était quoi, ça ? Un signal ? Une menace ? Un jeu ?

Son instinct hurlait qu’elle devait bouger. Maintenant.

Au loin, un bruit soudain l’attira : le monstre du supermarché venait d'émerger dans la rue principale, ses mouvements irréguliers trahissant une faim incontrôlable. Il mesurait plus de trois mètres de haut, sa silhouette déformée se détachait sur les couleurs fânées d'un ciel de cendres. Sa peau parcheminée, grisâtre et rugueuse, semblait prête à se déchirer à tout instant. Les fissures qui marquaient sa peau laissaient apparaître des veines noires et pulsatiles, tandis que ses membres anormalement longs et désarticulés se tordaient dans des angles inhumains. Ses bras, si longs qu'ils frôlaient presque le sol, se balançaient comme des fouets tandis que ses jambes tordues avançaient avec une agilité effrayante.

Les orbites obscures de la créature se fixèrent sur l'homme à la veste en lambeaux, ses yeux blancs laiteux, dénués de toute émotion, engloutissant la lumière autour. Dans un craquement, la bête se figea, ses membres se tordant dans une position inhumaine tandis que son attitude de prédateur était mise en pause. Tout son être transpirait une faim primale, une nécessité d'anéantir. Il tourna lentement la tête dans un mouvement saccadé sans perdre de vue l'homme dans la rue, une proie à portée de main. Ses yeux sans âme restaient fixés sur lui, scrutant chaque détail, évaluant sa cible avant de fondre sur elle avec une rapidité glaçante.

Fox retint son souffle.

Pourtant, le monstre ne l’attaqua pas.

Au lieu de ça, il recula d’un pas, grogna… puis tourna brusquement les talons avant de disparaître dans les ténèbres.

Fox sentit son cœur rater un battement.

L’homme en bas se remit à sourire.

Qui diable était-il ? Et surtout… que voulait-il ?

Fox hésita devant la scène improbable qu'elle venait de contempler. Son cerveau ne parvenait pas à accepter ce que cela impliquait. Cet homme avait l'air d'avoir contrôlé la créature.

Quelque chose dans tout cela était quand même rassurant, c'est qu'il ne lui avait pas ordonné de l'attaquer. Il l'avait fait fuir.

Peut-être que…

Elle hésitait sur la conduite à tenir. Elle ne pouvait pas crier et lui dire de la rejoindre, elle ne pouvait pas prendre le risque d’alerter d'autres créatures. Alors, elle prit une grande inspiration et se décida à redescendre l'échelle, en essayant autant que possible de ne pas perdre l'inconnu de vue.

Il fallait qu'elle lui parle. Il fallait qu'elle comprenne.

Fox descendit lentement, chaque barreau grinçant sous son poids. Son cœur battait si fort qu’elle avait l’impression que l’homme pouvait l’entendre.

L’inconnu ne bougea pas. Il attendit.

Ses bottes touchèrent enfin le sol et elle resta figée un instant, prête à se défendre si nécessaire. L’homme était toujours là, à quelques mètres, son regard rivé sur elle, impassible. Maintenant qu’elle était plus proche, elle pouvait voir que ses yeux étaient étranges – trop clairs, presque brillants dans la nuit.

Un silence s’étira entre eux.

Puis il parla.

— T’as bien failli y passer, là-bas.

Sa voix était tranquille, posée. Trop posée. Pas de trace de fatigue, pas de crainte. Juste… une certitude tranquille. Il l’observa quelques secondes de plus, puis haussa un sourcil.

— J’ai une question pour toi, gamine.

Il fit un pas en avant, juste assez pour entrer dans la lumière mourante.

— Qu’est-ce que tu vaux ?

Fox sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale.

Que pouvait-elle répondre à cela ?

La jeune femme, loin de correspondre au terme qu'il venait d'employeur, n'était pas une gamine du haut de ses trente ans.

Elle se perdit un instant dans la contemplation du clair des prunelles de cet inconnu, un éclat argenté en leur sein dégageait quelque chose d'irréel, de fascinant. Lorsqu'il s'avança dans la lumière, elle eut davantage l'occasion de l'observer. Il suscitait en elle un émoi étrange, un mélange de peur et d’attraction qu'elle n'arrivait pas à déchiffrer. À la question qu'il posa, elle sentit une irritation la saisir et répondit sèchement :

— Qu'est-ce que je vaux, sérieusement ? Je pense que de nos jours, toute vie à de la valeur… Et c'est quoi cette question ? Si je n'ai pas assez de valeur, tu vas demander à ta créature de m'attaquer ? Et toi, tu es qui exactement ?

L’homme éclata d’un rire bref. Il secoua légèrement la tête, puis la dévisagea, son sourire toujours accroché à ses lèvres.

— T’as du mordant. C’est bien.

Il croisa les bras, comme s’il pesait le pour et le contre de ce qu’il allait dire.

— Toute vie a une valeur ? Il haussa un sourcil. Mauvaise réponse. Dans ce monde, ce qui a de la valeur, c’est ce qui survit.

Il laissa planer un instant, la jaugeant.

— Et non, je n’ai pas l’intention d’ordonner quoi que ce soit. Ce qui rôdait là-bas… Il désigna le supermarché du menton… Ce n’était pas une créature à moi. C’était une créature qui sait où est sa place.

Fox sentit un frisson parcourir sa peau.

— Quant à qui je suis… Il haussa les épaules. On m’appelle Vesper. Et toi, renardeau, tu t’appelles comment ?

Le surnom sonnait moqueur, mais pas méchamment. Il faisait sans doute allusion à sa tignasse rousse en bataille ou à sa manière de se faufiler discrètement entre les obstacles. En vérité, elle ne savait pas depuis combien de temps il l’épiait.

Ce qui était certain, c’est que Fox pouvait sentir qu’il n’était pas un simple survivant. Cet homme avait du pouvoir, d’une façon ou d’une autre.

Et la vraie question n’était peut-être pas qui il était…

Mais ce qu’il était.

A la question qu’il posa, elle repensa au pauvre type qu'elle avait abandonné dans le supermarché et son cœur se serra.

— Alors on peut dire que j'ai de la valeur... mais à quel prix ? répondit-elle, avec une profonde amertume.

Elle déglutit, puis réprima un frisson en repensant à la créature et fronça les sourcils.

— Vesper... répéta-t-elle en le jaugeant. On se présente ? C'est donc que tu envisages qu'on passe une autre étape ensuite ? Elle épia autour d'elle avec méfiance, se souvenant qu'ils n'étaient pas dans un salon de thé et que toute conversation qui s'éternisait pouvait finir en drame. Tu as un abri, Vesper ? Je me présenterai quand je serai en sécurité.

Ses yeux brillèrent d’un éclat singulier.

— Maligne.

Il observa Fox un instant, comme s’il pesait ses options, puis il fit un signe de tête en direction d’une rue plus obscure, bordée d’immeubles en ruine.

— Viens. Si tu veux de la sécurité, je peux t’en offrir. Mais faut savoir ce que tu es prête à payer en retour.

Il tourna les talons et s’éloigna sans attendre de confirmation, sûr qu’elle le suivrait.

Fox hésita. C’était une folie de lui faire confiance. Ce type n’avait rien d’ordinaire. Mais rester dehors l’était encore plus.

Un coup de vent fit danser les détritus autour d’elle. Derrière, des bruits lointains. Des échos de pas. Des grognements à peine perceptibles. Ce monde ne dormait jamais.

Elle pouvait partir dans l’autre direction, fuir seule comme elle l’avait toujours fait.

Ou elle pouvait suivre cet homme qui faisait fuir les monstres.

En fin de compte, elle ne s'attendait pas à ce que ce soit si facile. Quand il lui désigna la rue obscure, elle frémit. Bordel, qu'est ce qu'elle allait faire ? Vraiment, le suivre ? Si ça se trouve, il allait la becqueter pour le dîner.

Elle le regarda s’éloigner. Difficile à dire si le danger était pire avec ou sans lui... Mais elle était épuisée, elle avait faim et soif. Elle en avait marre d'être seule, et ce gars savait aligner plus de trois mots sans chercher à lui voler le peu qu'elle avait. C'était pas le pire qu'elle ait rencontré finalement... Allez.

— J'espère que le prix n'est pas trop élevé, j'ai plus grand chose à part un brin d'espoir et d'humanité.

Elle le suivit donc.

Vesper eut une expression satisfaite qu’elle ne put voir, en entendant sa réponse. Il ne ralentit pas, avançant avec l’aisance de quelqu’un qui connaissait les rues par cœur.

— L’espoir et l’humanité, hein ? Il souffla un rire. Fais gaffe à qui tu dis ça. Certains échangeraient volontiers ces trucs-là contre un quignon de pain.

La rue s’étirait devant eux, plus inquiétante à mesure qu’ils s’éloignaient des ruines baignées par le dernier éclat du jour. Fox ne pouvait pas s’empêcher de jeter des coups d'œil furtifs autour d’elle, cherchant le moindre mouvement suspect.

Fox le voyait déambuler comme s'il était chez lui, en son propre royaume, sidérée par son aisance... il avait l'air invulnérable. Ils marchèrent sans rien dire pendant plusieurs minutes, le bruit de leurs pas résonnant contre les façades délabrées. Puis, enfin, Vesper s’arrêta devant un vieil immeuble décrépit, son enseigne illisible depuis longtemps. Une porte en métal rongée par la rouille barrait l’entrée.

Vesper frappa trois fois, retint sa main, puis asséna encore deux coups.

Un cliquetis se fit entendre, puis la porte s’ouvrit lentement.

Fox s’attendait à voir un autre survivant, mais la masse derrière la porte était trop grande.

Une main énorme, couverte de cicatrices et de bandages sales, agrippa le battant et l’ouvrit plus largement, révélant une silhouette massive.

L’homme — si c’en était un — dépassait Vesper d’une bonne tête. Un colosse à la peau tannée, aux traits durs, avec une carrure qui aurait fait pâlir un ours.

Il observa Fox de haut en bas, puis grogna :

— C’est quoi, ça ?

Vesper haussa les épaules.

— Une invitée.

Le colosse renifla avec mépris, mais il s’écarta pour la laisser entrer.

Fox inspira profondément. Trop tard pour faire demi-tour.

Elle franchit le seuil.

La porte se referma derrière elle dans un grincement sinistre.

Dans quoi venait-elle de mettre les pieds ?

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