Le havre

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Elle se fit petite en passant près du colosse sans oser rien dire. Elle se rapprocha imperceptiblement de son guide pour chercher refuge. Quand le grand molosse la renifla, elle agita la main pour le chasser comme une mouche importune.

— Va voir ailleurs toi ! dit-elle du haut de toute son insolence. Elle le défia d’une expression effrontée et ajouta : Et toi alors, c'est quoi ça ?

Le colosse haussa un sourcil, surpris par l’audace de Fox. Puis, lentement, un rictus fendit son visage buriné.

— "Ça" s’appelle Maddox. Et "ça" pourrait t’écraser comme une brindille si t’arrêtes pas de japper.

Il se frotta le nez, recula d’un pas, mais ne la lâcha pas des yeux.

Vesper, lui, s’amusait visiblement de la situation. Il croisa les bras et observa l’échange comme on arbitre un combat de chiens.

— Eh bien, Fox, t’as du cran. C’est pas tous les jours qu’un petit bout d’femme défie Maddox sans finir en carpette.

Fox ne baissa pas les yeux. Hors de question de montrer la moindre faiblesse.

Vesper secoua la tête, amusé, puis lui fit signe de le suivre plus loin, à l’intérieur du bâtiment.

L’odeur de renfermé et de métal rouillé imprégnait l’endroit. L’éclairage était faible, mais suffisant pour distinguer un vaste hall transformé en campement. Des lits de fortune, des caisses remplies de vivres, des armes posées sur des tables… Ce n’était pas un simple repaire, c’était une véritable base.

Fox sentit une tension monter en elle. Ils étaient combien ici ? Et surtout… quel était leur but ?

Vesper s’arrêta devant une porte et l’ouvrit d’un geste nonchalant.

— Bienvenue dans mon bordel organisé. J’te l’ai dit : ici, t’es en sécurité. Du moins, tant que t’es des nôtres.

Il se tourna vers elle, une expression amusée au visage.

— Alors ? T’es prête à jouer le jeu ?

La jeune femme n'en revenait pas. Elle tenta de compter les lits pour évaluer le nombre de personnes qui vivaient ici. Mais elle ne quittait pas son guide.

— Vesper ? C'est quoi cet endroit ?

Elle trottina pour le rattraper. Puis elle fronça les sourcils. "Un... bordel ?" Elle n'était pas sûre de comprendre. "De quel jeu tu parles ?"

Vesper s’arrêta devant elle, son sourire toujours accroché à ses lèvres. Il aimait la voir essayer de rassembler les morceaux, ça se voyait.

— C’est un havre, Fox. Une place où on n’a pas à courir tous les jours pour survivre, où on mange, on dort et où on se prépare pour l’inévitable. Il balaya la salle. Mais c’est aussi un échiquier. Et chaque pièce doit jouer son rôle.

Fox ne baissa pas les yeux.

— Quel rôle veux-tu que je joue ?

Vesper haussa un sourcil, amusé par sa méfiance. Il s’adossa au mur et croisa les bras.

— T’as de la chance, t’arrives au bon moment. Notre petite famille a toujours besoin de bras en plus. On a des éclaireurs, des chasseurs, des mécanos, des stratèges… et des guerriers.

Il s’approcha d’elle, d’un air inquisiteur.

— Alors toi, Fox… t’es quoi ?

Maddox, qui s’était appuyé contre une table non loin, grogna.

— Si elle veut rester, elle doit faire ses preuves. Les bouches inutiles, on les garde pas.

Fox serra les dents. Un test. Évidemment. Il n'y avait plus rien de gratuit dans ce monde.

Vesper hocha lentement la tête, comme s’il trouvait l’idée divertissante.

— Maddox a raison. Pas de passagers clandestins ici. Alors… montre-nous ce que tu vaux.

Il lui fit signe de le suivre vers une autre pièce, où elle entendit le cliquetis distinctif d’armes qu’on préparait.

Allait-elle prouver sa valeur en combat ? Ou avait-elle une autre idée en tête pour gagner sa place ? Constatant qu’il affichait toujours cet air narquois, elle se demanda si parfois, il arborait d'autres expressions que celle-ci. Il l'intriguait. Que se cachait-il derrière cet énigmatique personnage ?

Elle ne le quitta pas des yeux tandis qu'il lui expliquait ce qu'elle avait déjà entendu avant.

— Un havre... j'ai déjà connu des endroits comme ça. En général, y a toujours un truc... ou quelqu'un qui fait tout capoter. Juste au moment où on commence à y croire vraiment, au moment où on baisse sa garde.

Elle soupira, refoulant des souvenirs lointains.

— Pff... tu veux que je me rende utile ? J'ai pas de compétences particulières. Je bricole et je bidouille avec des machins que je trouve, les fils électriques, quelques mécanismes de fortune, rien d'exceptionnel. Je suis assez discrète, alors je me faufile souvent sans être vue. Je suis assez rapide aussi…

Elle haussa une épaule tâchant d'ignorer son rapprochement soudain. Il venait de lui ouvrir une porte et elle passa tout près de lui. Il referma la porte et de nouveau, elle le guetta tandis qu’il s'éloignait. Il lui fit signe et elle se demanda où il allait encore. Pas question de rester avec le gros balèze. Elle lui emboita le pas :

— Hey attends moi, Vesper ! On a pas fini de ...

— …parler ? termina Vesper, sans se retourner. Ici, on parle peu et on agit. Tu veux une place ? Alors prouve-le.

Fox serra les dents. Il jouait avec elle, clairement.

Ils entrèrent dans une pièce plus petite, faiblement éclairée dont il laissa la porte ouverte. Un atelier. Des établis couverts de pièces détachées, d’armes démontées, de circuits rongés par le temps. Plusieurs lampes vacillaient au plafond, reliées à un générateur poussif.

Vesper posa les mains sur une table et la fixa, puis tourna la tête vers elle.

— T’as dit que tu bidouilles, alors montre-moi.

Il attrapa un vieux talkie-walkie en piteux état et le fit glisser vers elle.

— On en a besoin pour rester en contact quand on sort. Mais celui-ci est mort depuis des semaines. Trop abîmé.

Fox prit l’appareil en main. L’antenne était tordue, des fils pendaient d’un côté, la coque était fissurée. Un vrai champ de ruines.

Maddox, qui les avait suivis et s’était adossé contre l’encadrement de la porte, laissa échapper un rire grave.

— Si elle répare ce truc, j’avale ma botte.

Fox haussa un sourcil.

— Commence à mâcher, grand dadais.

Maddox émit un grognement amusé.

Vesper, lui, la contemplait toujours, intense, patient.

— Alors, Fox. À toi de jouer.

Prouver sa valeur, ici et maintenant.

Elle savait que si elle échouait, ce ne serait pas juste une question de talkie-walkie cassé. C’était sa place ici qui était en jeu.

Vesper croisa les bras et observa, intéressé, tandis que Maddox lâchait un reniflement moqueur avant de se détourner légèrement, comme s’il n’attendait rien de bon de cette démonstration.

L’atelier bourdonnait doucement sous la lumière vacillante des lampes, l’odeur du métal chauffé et de l’huile usée flottant dans l’air. Un bourdonnement électrique émanait du générateur poussif dans un coin de la pièce, ponctué par le cliquetis occasionnel d’un outil abandonné sur une table voisine.

Vesper ne disait rien, se contentant d’observer avec une patience calculée, jaugeant chacun des gestes qui allaient suivre.

Fox observa l'établi en désordre, où le gadget en piètre état attendait d'être réparé. Ses doigts frôlèrent la surface rugueuse de l'appareil, ses pensées tourbillonnant autour de l'incertitude du moment. Alors quoi ? Si elle ne réussissait pas, c'était la rue, la faim et la fin. C'était ça le deal ? Un frisson d'angoisse lui parcourut l'échine. Elle n'était pas dans un monde où les erreurs se pardonnaient, pas quand chaque geste pouvait être le dernier. Son ventre émit une plainte sourde, un rappel cruel que la faim la tenaillait depuis trop longtemps, que ses besoins, à l'exception de la sécurité, n'avaient pas été assouvis. Elle avait une chance de prouver sa valeur, pour une maigre récompense. Dormir, manger, boire.

Elle soupira lourdement, se calant à califourchon sur le tabouret, ses jambes faibles sous elle. Ses cheveux, en bataille, s'inclinèrent naturellement vers le talkie-walkie, comme pour plonger plus profondément dans ce qui pourrait bien être son dernier espoir. Elle commença à l'ouvrir, examinant chaque composant avec soin, ses yeux scrutant chaque élément, cherchant un indice, une faille, un moyen de faire renaître ce qui semblait perdu. Les autres l’épiaient avec insistance, mais elle n'y prêta pas attention. Fox n'avait plus de temps à perdre avec leurs jugements. Elle se concentra, ses mains bougeant avec une précision méthodique, réparant ce qui était brisé avec un calme extérieur, même si une boule de stress s'était logée dans son ventre.

Quelques minutes s’écoulèrent, ponctuées par les bruits de son travail et les râles mécaniques du talkie. Puis, un grésillement s'échappa de l'appareil, un signe de vie. Elle avait réussi. Le talkie fonctionnait à nouveau. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres, mais elle le cacha rapidement, dissimulant à la fois sa fierté et la surprise d'avoir réussi si rapidement. C'était un coup de chance, un de ces instants où l'adrénaline pousse au-delà des limites. Mais cela n’avait pas d’importance. Elle avait prouvé qu'elle en valait la peine, qu'elle n'était pas qu'une bouche à nourrir, qu'elle pouvait encore être utile.

Vesper haussait un sourcil, visiblement impressionné par la performance de Fox. Maddox lâcha un juron, détournant les yeux, comme si admettre qu'il s'était trompé lui était impossible. Fox n'eut même pas à lui jeter un regard. Ce silence où il refusait de reconnaître qu'il l'avait sous-estimée, était plus parlant que mille mots.

Elle laissa s'échapper un léger soupir, désireuse de passer à l’étape suivante. Sans un geste de plus, elle se redressa légèrement, feignant une nonchalance qui masquait mal sa fatigue.

— Du coup, j'ai mérité un peu d'eau et un lit ?

Elle ne s'attendait à rien de plus, mais la vérité, c'était qu'elle tenait à peine debout. Ses jambes tremblaient sous elle, épuisées par l'effort de la réparation et le poids de la faim.

Vesper prit son temps avant de hocher lentement la tête. Sans un mot, il se détourna et attrapa une gourde posée sur une étagère. Il la fit glisser sur l’établi jusqu’à Fox, puis tourna la tête vers Maddox, le visage sérieux.

— Trouve-lui un lit. Elle a gagné sa place pour cette nuit.

Maddox grogna quelque chose d’incompréhensible avant de quitter la pièce, tandis que Vesper reportait son attention sur Fox.

— Tu dis que t’as pas de compétences particulières… mais la survie, c’est aussi une question d’instinct. Et t’en as, visiblement.

Il s’éloigna un peu, l’air songeur.

— Demain, on verra si t’as d’autres talents cachés.

L'eau était là, le lit acquis, mais demain restait un terrain inconnu, une promesse incertaine. Fox avait prouvé sa valeur aujourd'hui, mais l'essentiel restait à venir. Et elle savait que tout pouvait changer en une seconde.

Elle s'empara de la gourde d'eau, ses mains tremblantes, avides de s’emplir de ce simple luxe. Elle but goulûment, sans égard pour la manière dont l'eau ruisselait sur son menton. Elle ne s'arrêta que lorsque sa gorge, saturée, se serra. Elle manqua de s'étouffer plusieurs fois, une toux d’irritation provoquée par une trop longue sécheresse dans les muqueuses, mais l'instant d'abandon avec l'eau était trop délicieux pour qu'elle y prête attention. Un revers de manche essuya rapidement les gouttes qui perlaient sur sa peau. Un peu d'humanité dans un monde devenu insensible.

L'idée de manger était de nouveau loin dans son esprit. Elle n'osait pas l'évoquer, trop consciente de la possibilité qu'on lui demande quelque chose en échange. La simple pensée de devoir négocier une ration de nourriture lui parut insurmontable. Elle avait tellement donné aujourd'hui. Elle se laissa absorber par le calme qui régnait, trop fatiguée pour répondre à Vesper, trop épuisée pour jouer le jeu de la conversation. Un simple hochement de tête, à peine perceptible, lui suffisait pour dire qu'elle acceptait, ou qu'elle n'avait pas la force de protester.

Elle suivit Maddox, perdue dans une sensation floue, ses pensées dispersées et sans plus de force pour les rassembler en un amas cohérent. Il la mena vers un lit de camp dans un coin à l’écart. Il n'y avait pas de confort, pas de douceur, mais c'était un refuge. À cet instant, c'était tout ce dont elle avait besoin. Elle s'y coucha, serrant son sac à dos contre elle, une précaution bien ancrée dans ses habitudes. L'idée que quelqu'un pourrait la dépouiller pendant la nuit la traversa comme une évidence, une règle tacite de ce monde brutal. Ses yeux se fermèrent lentement, mais l'angoisse persistait, ses mains agrippant le sac avec force. Le sommeil pouvait venir, mais la vigilance restait.

Ce fut un sommeil plus profond qu'elle n'aurait cru possible. Un sommeil sans rêve, sans douleur, une sorte de pause imposée par la fatigue extrême. Un sommeil où l'on se laisse aller dans l'oubli du monde extérieur, où le corps trouve, contre toute attente, la force de se régénérer. Et pourtant, même dans ce sommeil, une partie d'elle était encore éveillée, prête à bondir au moindre bruit, au moindre mouvement. Parce que demain, tout pouvait basculer.

La nuit passa dans une ambiance à peine troublée par le bourdonnement lointain d’un générateur et de quelques bruits indistincts provenant des autres occupants du refuge.

Le matin, une lueur blafarde filtrait à travers une fenêtre encrassée. L’odeur de poussière et de métal chaud flottait dans l’air.

Un bruit plus proche se fit entendre : des pas. Lourds. Approchant.

Puis une voix grave, teintée d’une pointe d’amusement.

— Debout, la nouvelle. Vesper veut te voir.

Maddox, bras croisés, attendait. Visiblement, la journée allait commencer plus vite que prévu.

Ses paupières papillonnèrent. Elle mit un temps à se souvenir où elle se trouvait. Mais la voix qui la réveilla n'était ni agressive ni menaçante. Un réveil ou elle n'était pas obligée de partir en courant pour sauver sa peau, ça faisait longtemps. Elle vérifia d'abord que son sac n'avait pas disparu ni n'avait été vidé.

Tout était là. Son sac n’avait pas bougé, son contenu intact. Personne n’avait fouillé dedans.

Maddox l’observait d’un air neutre, bras toujours croisés. Il n’avait pas l’air pressé, mais il ne comptait pas non plus attendre toute la matinée.

— T’inquiète, personne ne touche aux affaires des autres ici. Mais si tu traines trop, c’est Vesper qui viendra te chercher lui-même. Et crois-moi, il a moins de patience que moi.

Il fit un signe de tête vers la sortie.

— Allez, viens. Il a du boulot pour toi.

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