De poussières et de cendres

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La ville en ruines s’étendait autour de la silhouette d’une jeune femme, ses gratte-ciels éventrés dressés comme des carcasses dans la brume orange du crépuscule. Partout, des voitures abandonnées, des squelettes de bâtiments, des enseignes de magasins brisées constellaient le paysage à perte de vue.

Le sol était craquelé, parsemé de débris et de vitres brisées qui crissaient sous ses pas prudents. Ici et là, des vestiges d’une vie passée gisaient, oubliés : une chaussure d’enfant solitaire, un sac à main abandonné, un jouet recouvert de sang. Un lampadaire, tordu et noirci, pendait au-dessus de la chaussée tel un spectre suspendu dans le vide. La chevelure rousse de la jeune femme, constituée de boucles emmêlées, était secouée par des bourrasques chargées d’un mélange de poussière et de cendres. Il n’y avait plus d’électricité depuis longtemps. La nuit tombait vite désormais, dévorant chaque recoin dans une obscurité impénétrable.

La solitude s'étendait à perte de vue, seulement troublée par le vent qui sifflait à travers les ruelles désertes. De temps à autre, un bruit lointain résonnait – une tôle qui claquait, un morceau de façade qui s’effondrait, un cri indistinct porté par les courants d’air.

Elle savait qu’elle était en territoire hostile. Depuis l’effondrement de la civilisation, la loi du plus fort régnait. Des groupes de pillards patrouillaient les rues, silhouettes furtives prêtes à tuer pour une bouchée de pain. Mais ce n’était pas eux qui l’inquiétait le plus. Une rumeur, qui s’était transformée rapidement en certitude, évoquait des créatures rôdant dans la nuit, des choses qui n’avaient plus rien d’humain. Ceux qui les avaient aperçues n’étaient jamais revenus pour en témoigner.

La jeune femme avançait avec précaution, contournant des immondices où de la vermine s’agitait en quête de nourriture. Un tas de décombres devant elle bougea légèrement, et des rats en sortirent en hâte, leurs petites pattes noires s'agitant dans la poussière, à la recherche de la moindre miette de nourriture. Elle détourna le regard. Son sac en bandoulière pesait sur son épaule, trop léger pour lui apporter le réconfort d’une soirée au calme. Le poids de sa maigre récolte était devenu son fardeau quotidien, mais il fallait continuer à chercher, à espérer. La survie dépendait de chaque maigre butin. Elle devait trouver de quoi survivre encore quelques jours et elle savait qu’un vieux supermarché se trouvait à quelques rues de là. Une chance, si toutefois il restait encore quelque chose à récupérer.

Lorsqu’elle atteignit enfin la façade éventrée du bâtiment, elle s’arrêta un instant pour écouter. Seul le sifflement régulier du vent lui répondit.

Elle se glissa à l’intérieur, se faufilant à travers l’entrée béante de verre brisé qui s’accrochait encore au montant. Un air stagnant l'accueillit, saturé de l'odeur nauséabonde de nourriture avariée. Chaque respiration lui soulevait le cœur, bien que ce fut une odeur devenue trop familière dans ce monde de ruines. Elle toussa discrètement et plaça sa manche sur ses narines, pour limiter le goût du pourrissement envahissant sa gorge. Les rayons, autrefois impeccablement alignés, étaient désormais dévastés. Les étagères en métal tordues et bancales ne ressemblaient plus qu’à une colonne vertébrale brisée, déformée par les années de souffrance et de négligence, ses étagères comme des côtes fracturées, prêtes à céder au moindre contact.

Le sol était recouvert de débris de produits renversés, de morceaux d'emballages déchirés, et ça sentait la moisissure dans chaque recoin. Des paquets de céréales écrasés et des emballages plastiques encombraient chaque allée. Cependant, parmi ce chaos, un éclat d’espoir surgit. Quelques étagères, à l’arrière du magasin, étaient encore en relativement bon état, avec des boîtes de conserve entières, à demi-cachées derrière une pile de cartons écrasés.

Un miracle, peut-être. Sa main se crispa sur la lame fixée à sa ceinture, l’acier froid contre sa peau, tandis qu’elle s’approchait lentement, les yeux fixés sur son objectif. Elle avançait sur la pointe des pieds, aussi silencieuse qu’un fantôme. La faim la poussait à agir vite, elle savait que les supermarchés restaient des endroits dangereux, des phares dans la nuit pour des survivants… et des pièges à rats idéaux pour ceux qui les traquaient.

Elle s’approcha lentement, gardant l’oreille tendue, sa main crispée sur la lame attachée à sa ceinture. Son cœur battait plus vite, chaque seconde qui passait renforçant l’impression qu’elle n’était pas seule. Alors qu’elle s’apprêtait à remplir son sac, un bruit métallique résonna derrière elle, brisant l’immobilité de l’instant. Un frisson glacé parcourut son échine, suivi d’un murmure à peine perceptible.

Elle se retourna d’un bond, retenant sa respiration. L’obscurité au fond du magasin semblait s’être épaissie. Quelque chose y remuait lentement, tapi dans l’ombre.

Fox se mordit la lèvre alors qu'elle se plaquait en arrière, retenant son souffle. Une mèche de ses cheveux roux tomba sur son œil droit et elle sonda les bruits alentour avec l'attention de quelqu'un qui jouait sa vie. Lentement, elle glissa sa main dans son sac à dos pour y récupérer le pied de biche qui était devenu son couteau suisse... parfois arme, parfois outil, tout dépendait de la situation. Elle referma ses doigts dessus et le sortit sans un bruit, laissant son couteau de cuisine arrimé à sa ceinture.

Elle s’était dit qu’elle allait juste s'arrêter quelques minutes pour souffler un peu, récupérer à manger, à boire... ça faisait des jours qu'elle marchait. Dix minutes de répit, c'était trop demander ?

Le bruit se répéta, plus proche cette fois. Il fut suivi d’un léger frottement, puis d’un souffle.

Dans l’obscurité du supermarché, une silhouette se dessina entre les rayons éventrés. D’abord un reflet fugace sur une boîte de lait en poudre cabossée, puis une forme plus nette : une silhouette voûtée, aux mouvements brusques. Trop grand pour être un enfant. Trop fluet pour être un pillard.

Un gémissement s’éleva, puis une voix râpeuse, hésitante, à peine plus qu’un murmure :

— … t’es humaine… ?

La silhouette avança d’un pas. Fox put l'identifier. Un homme, la peau creusée par la faim, un bras en écharpe et l’autre tendu vers elle en un geste ambigu, entre supplication et menace. Ses yeux étaient fous, brillants dans la pénombre.

— J’veux juste… un peu d’eau…

Mais il y avait quelque chose d’étrange dans sa posture. Il oscillait, nerveux, comme s’il hésitait entre attaquer et implorer. Et surtout… il jetait sans cesse des œillades derrière lui.

Comme s’il fuyait quelque chose.

La jeune femme se redressa d'un bond, faisant face à l'inconnu en une seconde. Le pied de biche était au-dessus de sa tête, tenu comme une batte de base-ball ; le home run n'était pas loin avec la tête de ce type. L’homme sursauta en voyant Fox se redresser si vite, reculant d’un pas sous la menace du pied de biche.

— Putain, reste loin de moi ! jura-t-elle nerveusement, sans bouger d'un poil.

Ses prunelles inspectèrent l'homme pour détecter un danger potentiel, un indice... quoi que ce soit qui lui permette de prendre une décision. Voyant qu’elle n’attaquait pas, il reprit sa progression vers elle en claudiquant, ses doigts désespérément tendu vers elle. Trois mètres. Deux.

— Pitié… de … l’eau…

— Vire ta main ! J'ai pas d'eau, sinon je serai pas dans un supermarché ! le rabroua-t-elle. Elle reproduisit le coup d'œil qu’il avait jeté vers l’arrière du magasin et fronça les sourcils. "T'es avec qui ? Y a quelqu'un d'autre ici ?"

Son regard passa brièvement de l’arme improvisée à son propre bras blessé et il avala sa salive avec difficulté.

— OK, OK… du calme…

Il baissa la main, mais son corps restait crispé. La sueur brillait sur son front crasseux et son souffle était court, irrégulier. Il ne semblait pas armé, mais la faim et la peur pouvaient rendre n’importe qui dangereux.

Quand Fox mentionna quelqu’un d’autre, il secoua la tête, puis la releva brusquement, fixant un point dans l’obscurité derrière les étagères renversées.

— Pas… pas quelqu’un…

La jeune femme commença à se détendre, son arme improvisé descendit de quelques centimètres avant qu'elle n'entende un morceau de verre éclater sous le poids de quelque chose. Elle retint son souffle et quitta l’homme des yeux pour surveiller derrière lui.

Un autre déchet fut écrabouillé, suivi d’un raclement lourd.

Quelque chose traînait ses pieds sur le sol jonché de débris. Un son guttural profond s’éleva. Fox distingua enfin l’origine du bruit : au fond de la troisième allée, une ombre immense bougeait lentement.

L’homme se tendit.

— Merde… il m’a suivi…

Il tourna des yeux affolés vers Fox.

Elle pinça les lèvres et envoya un air accusateur à son interlocuteur. Scrutant le fond du magasin, elle fut soulagée de constater que le prédateur n'était pas encore en vue, donc même s'il les avait entendus, il ne les avait pas encore parfaitement localisés.

— On doit sortir d’ici. Maintenant, trancha-t-elle.

Une chance, t’auras qu’une seule chance, Fox.

Elle ramassa son sac d'une main sans quitter le fond des allées des yeux. Au fond, il y avait l'accès à la porte de derrière. Elle prit sa respiration et s'élança brusquement, esquivant les détritus au sol. Elle bondit et fit une roulade maladroite par-dessus le comptoir.

Ignorant la douleur dans ses côtes, elle atterrit de l'autre côté, accroupie, cachée et ouvrit la porte. Par le battant entrouvert, l’air extérieur, bien que vicié par la chaleur étouffante, lui parut salvateur.

Avant de la franchir, elle risqua un œil en arrière. Une once d'humanité résidait encore en elle. Si le type avait réussi à la suivre, elle lui tiendrait la porte ouverte, mais pas au détriment de sa propre vie.

Derrière elle, un fracas.

L’inconnu avait tenté de la suivre, mais, moins agile qu’elle, il s’était pris le pied dans une étagère effondrée. Il s’écrasa maladroitement au sol, lâchant un grognement de douleur.

Fox eut un instant d’hésitation.

Puis un bruit plus sinistre retentit.

Un feulement bestial.

Depuis l’allée du fond, la créature émergea subitement. Grande. Trop grande. Une peau parcheminée, comme tendue sur des muscles émaciés. Une mâchoire trop large, aux dents découvertes dans une expression carnassière. Ses orbites vides parcoururent la pièce et ses narines frémirent en captant l’odeur de proies toutes proches.

L’homme au sol leva une main tremblante vers Fox, suppliant.

— Aide-moi…

Le monstre se tourna lentement vers lui. Puis il avança.

Il ne leur restait que quelques secondes.

Fox lâcha un juron. Elle n'avait qu'une seconde. Elle savait qu'elle allait le regretter, mais elle décida de jouer la dernière carte de ce gars. Les vendeurs de ce genre de supérette planquaient souvent un flingue sous leur caisse, pour accueillir les petites frappes qui tentaient des cambriolages improvisés. En espérant qu'il n'ait pas déjà été piqué par quelqu'un d’autre avant elle.

Fox tendit la main sous le comptoir, ses doigts frénétiques cherchant à l’aveugle. Son cœur battait à tout rompre, chaque seconde pesait comme une éternité.

Ses doigts effleurèrent du vide… puis du métal froid.

Bingo.

Elle attrapa l’arme – un vieux revolver, lourd, rugueux sous ses doigts. Elle n’avait pas le temps de vérifier s’il était chargé. Pas le temps d’hésiter.

Elle se redressa, leva l’arme et pressa la détente.

CLIC.

— Merde !

Elle croisa les prunelles de l’homme, toujours au sol. Son expression oscillait entre terreur et espoir.

Le monstre, lui, avançait déjà, ses longues jambes traînant dans des mouvements étrangement saccadés. Il poussa un râle caverneux, la tête se penchant de côté, bête curieuse analysant sa proie.

Fox n’avait plus le luxe de réfléchir.

Dans un dernier regard à l’inconnu, elle murmura :

— Désolée.

Et elle referma la porte derrière elle.

Le hurlement qui s’ensuivit, un mélange de rage et de douleur, lui glaça le sang. Elle ne s’attarda pas pour en entendre davantage.

Elle courut.

Le parking derrière le supermarché était jonché de voitures abandonnées, certaines ouvertes, d’autres intactes mais rouillées. Elle avait besoin d’un plan, vite. La nuit tombait, et elle était à découvert.

Elle avait littéralement senti son coeur se briser, au claquement de la porte derrière elle, au hurlement qui avait suivi. Des larmes roulèrent sur ses joues. Elle ne pouvait rien faire. Ils seraient morts tous les deux. Voilà ce qu'elle se répétait, essayant de contenir son émotion et de repasser en mode survie.

Réfléchis, bordel ! Tu ne vas pas rester plantée là !

Elle scruta la rue évaluant les possibilités qu'elle avait. Des véhicules encastrés les uns dans les autres, après des carambolages en chaîne pourraient offrir une planque de fortune ? L'obscurité s’épaississait et avec elle, le danger. Elle n’avait que peu d’options : Fuir à pied par les ruelles : plus discret, mais risqué. Qui savait ce qui rodait dans l’ombre ? Tenter une voiture abandonnée : avec un miracle, peut-être qu’une aurait encore de l’essence… et une clé. Ou lui offrirait au moins un abri temporaire.

Dans son dos, un bruit sourd résonna contre la porte.

Elle n’avait plus le temps.

Fox repéra une ruelle sur la droite et surtout une échelle sur l'un des murs qui grimpait jusqu'au toit. A défaut d'un abri, elle aurait une vue sur ses ennemis. Il suffisait de courir jusqu'à la ruelle, quelques secondes de découvert avant de s'élever loin au-dessus de ce carnage.

T'as failli ne plus être seule… lui souffla son esprit sadique.

— Putain, mais t'as vu dans quel état il était ? Jamais il n'aurait suivi, il m'aurait ralenti... rétorqua t-elle.

De toute façon, le monstre était juste là…

— Ferme la ! s'écria-t-elle trop fort, en donnant l'impulsion nécessaire pour mettre son corps en mouvement. Elle courut jusqu'à la ruelle et pria pour ne pas avoir alerté d'autres créatures.

Fox se jeta dans le passage, les muscles contractés à risquer un déchirement. Chaque pas résonna contre les murs de briques décrépis, trop bruyant.

Elle atteignit l’échelle en quelques secondes, son pied dérapa sur une flaque sombre dont elle préféra ne pas connaître l’origine. Ses mains agrippèrent les barreaux rouillés, froids sous ses doigts brûlants. Elle grimpa à toute vitesse, sentant la morsure du vertige sous elle, la peur rongeant ses tripes.

Derrière elle, un nouveau bruit.

Quelque chose d’inhumain.

Un craquement sinistre... des os qui se désarticulent...

Et là... c'était une respiration, juste derrière toi ?

Elle ne se retourna pase et accéléra encore.

Un dernier effort et elle atteignit le toit. Elle se hissa au sommet et roula sur le ventre, haletante. L’air chaud du soir lui brûlait les poumons. Le front posé sur son avant-bras, elle calma sa respiration et lentement releva les yeux par-dessus le petit rebord.

Ce qu’elle vit en contrebas lui coupa net le souffle.

Dans la ruelle, une silhouette.

Ce n’était pas le monstre du supermarché.

C’était quelqu’un.

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