Face à la vérité
La jeune femme avait quitté sa chambre après une journée d’isolement et de repos. Mais tournant comme un lion en cage, elle s’était résolue à franchir le seuil et se confronter aux autres. Malgré le sentiment de sécurité, l'abri avait quelque chose d'étouffant, comme si les murs eux-mêmes la scrutaient. L'odeur métallique du renfermé se mêlait à la moiteur des corps et la transpiration d’une hygiène souvent aléatoire, aux murmures qui flottaient dans les couloirs. Les visages qu’elle croisait étaient fatigués, tendus. Certains levaient à peine les yeux vers elle, absorbés par leurs propres préoccupations. D'autres la détaillaient plus longuement, avec une curiosité mal dissimulée. Sans doute avaient-ils assisté au retour à l’abri et à sa crise ? Après tout, une nouvelle arrivée qui provoque une telle agitation ne passe pas inaperçue.
Mais ce n’était pas ça qui la troublait.
C’était cette impression persistante d'être suivie. Pas de manière flagrante. Juste… une présence, toujours là, hors de son champ de vision. Des ombres qui se déplaçaient au même rythme qu’elle, des bruits de pas qui s'arrêtaient un peu trop vite quand elle tournait la tête. Peut-être n’était-ce rien. Peut-être juste son esprit encore engourdi, hanté par les derniers événements.
Ou peut-être pas.
Elle en profitait pour faire un peu d’exploration dans l’abri. Il faut dire que jusqu’ici elle n’avait pas encore eu le temps de le faire. Elle connaissait déjà l’atelier et la réserve d’armes. Le dortoir évidemment, qui occupait tout l’espace central d’une des plus vastes salles de l’entrepôt. À sa gauche, le couloir s'ouvrait sur un petit réduit où Maddox parlait avec quelques autres survivants. Elias était sûrement quelque part ici, aux bons soins d’une personnel médical de fortune. Plus loin, un escalier de métal montait vers lun accès aux niveaux supérieurs.
Le murmure des voix se dissipa derrière elle alors qu’elle glissait le long du couloir, esquivant habilement Maddox et son groupe. L'abri était un entrelacs de couloirs exigus, de pièces récupérées et réaménagées en fonction des besoins. L'infirmerie ne devait pas être bien loin.
Mais la sensation ne disparaissait pas.
Des bruits de pas, légers, réguliers, la suivaient à distance. Pas assez proches pour être menaçants, mais assez pour éveiller ses soupçons. À chaque tournant, elle jetait un coup d'œil par-dessus son épaule, mais tout ce qu’elle apercevait, c’était des silhouettes qui vaquaient à leurs occupations.
Finalement, après quelques détours, elle tomba sur une porte ornée d’une croix rouge. À l'intérieur, l'odeur forte d'antiseptique et de sang séché l’assaillit aussitôt. La lumière était tamisée, posée sur des étagères encombrées de matériel de fortune. Un lit, en fond de pièce, accueillait un corps immobile. Deux autres lits reposaient inoccupés, à côté.
Élias.
Il était pâle, fiévreux, mais il respirait. Son torse se soulevait à un rythme irrégulier et des bandages frais couvraient sa blessure. Une femme en blouse de fortune – celle qui avait pris les choses en main à l’arrivée du groupe – était assise près de lui, écrivant quelque chose dans un carnet. En relevant les yeux vers Fox, son expression passa d'un simple constat à une légère surprise.
— Tu as l'air d'avoir tenu debout juste assez longtemps pour arriver ici !
Elle désigna une chaise d'un signe du menton.
— Ne t'assois pas trop vite, tu es encore livide… ajouta t-elle.
Elle l'observa avec attention, comme si elle jaugeait autant son état physique que mental.
Fox prit place sur le siège et ressentit aussitôt le poids de son corps. Elle fronça les sourcils. Elle ne voulait pas commencer par elle-même.
— Comment va-t-il ? s’enquit-elle aussitôt avec un geste vers Elias.
La femme hocha doucement la tête, posant son carnet sur le bord d'un meuble avant de croiser les bras.
— Mieux qu'il ne devrait. Elle jeta un coup d'œil vers Elias, toujours inconscient. J’ai ôté des résidus de métal de son abdomen, certains étaient rouillés. Je ne sais pas quelle rencontre il a faite, mais ce n’était pas des enfants de chœur. Aucun organe n’était touché et je lui ai fait une piqûre antitétanique. J’ai tout sorti proprement, mais il a perdu beaucoup de sang… vraiment beaucoup. Sans transfusion, c'est le repos forcé qui va décider s'il s'en sort ou non. Les antibiotiques devraient aussi aider.
Elle se pencha, ajusta distraitement une perfusion sommaire accrochée à une tige métallique tordue. Son regard revint vers Fox, plus inquisiteur cette fois.
— Toi, en revanche, t'as l'air d'un cadavre qui tient encore debout.
Son ton était sec, mais pas agressif. Juste… pragmatique. Elle ne cherchait pas à caresser les âmes en peine, seulement à s'assurer que ses patients ne s'effondraient pas avant qu'elle ait le temps d'intervenir.
Elle s'approcha, attrapant son poignet sans lui laisser le choix, mesurant silencieusement son pouls avant d'analyser son visage.
— T'as mangé, au moins ?
La question était simple. Directe. Mais il y avait quelque chose dans sa voix… qui rappela à Fox quelque chose du passé. Le ton de réprimande de sa propre mère.
Fox secoua la tête, prise en faute comme une gamine. Evidemment que non, elle n'avait pas mangé, elle avait pioncé pendant une journée entière et ensuite elle était partie en exploration ! Tout était logique... Mais là, elle était coincée. On ne pouvait pas mentir à un docteur... ou une infirmière, ou peu importe ce qu'elle était.
Elle osa tout de même : "Tu peux vérifier si je suis compatible avec lui ? Pour... le sang je veux dire... Je pourrais manger après."
La femme pinça les lèvres, visiblement peu convaincue. Elle observa Fox un instant, jaugeant si elle allait lui passer un savon maintenant ou plus tard. Puis elle soupira, secouant la tête.
— Je vais faire le test. Mais tu manges après, compris ?
Elle ne laissa pas place à la négociation. Avec des gestes précis, elle attrapa une seringue, un échantillon propre et s'activa à prélever un peu de son sang. Pendant qu'elle réalisait la manipulation, son expression se fit un brin plus scrutatrice.
— Tu crois que ça va t'aider, hein ? demanda-t-elle, sans lever les yeux. Donner ton sang à ce type. Comme si ça pouvait te laver la conscience ?
Il n'y avait pas de jugement dans sa voix. Juste une observation brute. Elle scella le tube avec son échantillon et le rangea soigneusement avant d'essuyer l'intérieur du bras de Fox.
— Tu devrais manger quelque chose avant même qu'on ait les résultats. Sinon, c'est toi qu'on retrouvera dans ce lit et crois-moi, j'ai pas la patience pour ça.
Elle recula légèrement, bras croisés, attendant visiblement une réponse.
Fox la remercia sans un mot.
— Une dernière chose... j'ai une drôle de sensation depuis mon réveil.... je me sens épiée... suivie. C'est un effet secondaire de la… crise d’angoisse ?
L'infirmière s'arrêta un instant, surprise par la question. Elle haussa un sourcil avant d'observer Fox avec plus d'attention.
— Effet secondaire ? répéta-t-elle en rangeant ses outils. Je doute que ce soit physique, mais…
Elle s'appuya contre le bord du plan de travail, dodelinant de la têete.
— Ton cerveau a encaissé un choc. Peut-être qu'il est juste en hypervigilance. Ou peut-être qu'il essaie de te dire quelque chose.
Elle observa Fox un instant de plus, comme si elle cherchait à lire quelque chose sur son visage. Puis elle ajouta, plus doucement :
— Mais si c'est réel… alors c'est une autre histoire.
Elle eut un réflexe vers la porte de l’infirmerie, puis se pencha légèrement vers elle.
— Tu veux que j'en parle à quelqu'un ? Voir si on a repéré quelque chose d'anormal ?
Sa voix était sérieuse. Il n'y avait aucune moquerie dans son ton, seulement une inquiétude soignée.
— Non, non… coupa Fox en agitant la main, gênée. C’est certainement rien du tout.
L'infirmière l’observa partir, hésitant entre l’agacement et la suspicion, mais elle ne la retint pas.
— Si ça persiste, reviens-moi voir, insista t-elle.
Fox quitta l'infirmerie d'un pas rapide, se forçant à respirer calmement. Ce n'était rien. Juste son esprit qui lui jouait des tours après tout ce stress accumulé.
Pourtant, alors qu'elle avançait dans le couloir faiblement éclairée, elle sentit à nouveau ce poids invisible sur sa nuque. Une présence diffuse, insaisissable. À chaque virage, elle s'attendait à voir une silhouette surgir et la saisir par derrière.
Lorsqu'elle déboucha sur le réfectoire, une bouffée d’odeurs entêtantes l’assaillit aussitôt, réveillant une faim douloureuse. L’air était saturé d’effluves de soupe tiède, de pain rassis et de ragoût trop cuit, un mélange réconfortant et écœurant à la fois. Il y avait aussi cette odeur plus âcre, celle de la sueur et des vêtements humides, signe que ces lieux étaient habités depuis trop longtemps par des corps fatigués, entassés les uns sur les autres sans véritable moyen de se laver.
Son estomac se contracta sous l’attaque soudaine du parfum de quelque chose de grillé – peut-être un reste de viande ou simplement du pain passé sur une plaque chaude. Son esprit lui joua un tour, lui projetant en une fraction de seconde le souvenir d’un vrai repas : une miche encore tiède, une cuillerée de beurre fondant sur une assiette propre, l’odeur douce et sucrée d’une boisson chaude. Mais ici, tout était différent. L’odeur du plastique fondu quelque part en arrière-plan, celle des tables en formica fatiguées par le temps, et surtout, ce relent de moisi, de renfermé, de vêtements imbibés de fumée, brisa net son illusion.
Quelques personnes discutaient à voix basse autour des tables rafistolées, partageant des mots aussi rares que la nourriture. Certaines tables étaient encore d’authentiques plateaux de cantine, mais d’autres n’étaient que des portes usées posées sur des tréteaux, dégageant une odeur de bois vieilli, de poussière et de vernis écaillé. Par endroits, des survivants mangeaient en silence, le regard perdu dans leurs assiettes, mâchant sans vraiment goûter, comme si chaque bouchée n’était qu’une nécessité mécanique plutôt qu’un plaisir.
Dans le fond, une file s’étirait devant un comptoir de rationnement. L’odeur s’y faisait plus forte, plus dense : celle du métal des casseroles mal lavées, du plastique des gobelets réutilisés, de la soupe trop salée, presque aigre. La vapeur montait lentement, diffusant un parfum fade de légumineuses et d’épices mal dosées. Un seau débordant de restes trônait à côté, exhalant une odeur puissante de déchets alimentaires, fermentés sous la chaleur ambiante.
Elle avala sa salive, repoussant la nausée qui lui serrait la gorge. Faim et dégoût se livraient un combat dans son ventre. Mais ici, on ne pouvait pas se permettre d’être difficile. Ici, on mangeait ce qu’on trouvait.
Fox hésita, balayant la pièce. Avait-elle vraiment faim… ou cherchait-elle inconsciemment de la compagnie pour tromper sa solitude ?
L’estomac de la jeune femme émit une plainte sonore lorsque les senteurs alimentaires vinrent chatouiller ses narines. Elle posa une main au-dessus de son nombril et se rapprocha fébrilement de l'espace de service. Elle avait faim. Horriblement faim. Elle se plaça dans la queue, s'efforçant de tenir debout jusqu'au moment d'être servie
L'attente semblait interminable, chaque minute étirée par l'épuisement et cette impression lancinante d'être observée, même si elle s’efforçait de l’ignorer avant de devenir folle.
Devant elle, un homme grand et massif attendait son tour, les épaules voûtées par la fatigue. Derrière elle, une femme plus âgée se balançait d'un pied sur l'autre, rivée sur la nourriture.
Enfin, Fox arriva devant le comptoir. Une femme aux traits sévères, les manches relevées sur des bras maigres mais musclés, lui tendit une assiette en métal cabossée contenant une portion de ragoût et un morceau de pain rassis.
— T'as l'air de sortir d'un tombeau , commenta-t-elle en la scrutant. T'as bien fait de venir manger avant de t'effondrer.
— On me l’a déjà dit… je vais finir par me vexer, tenta t-elle de plaisanter en haussant les épaules.
Elle récupéra son plateau en esquissant un sourire bref, puis contempla les différentes places disponibles. Où allait-elle s'installer ?
Quelques tables étaient occupées par des petits groupes, des conversations basses s'échangeaient entre deux bouchées. Un coin plus isolé semblait libre, mais son attention accrocha quelque chose — ou plutôt quelqu'un .
Une silhouette, assise seule à une table près du mur, l'observait sans se cacher. Quand elle tourna la tête, la personne baissa légèrement la tête, feignant l'indifférence.
Une simple coïncidence ? Ou le signe que son malaise n'était pas qu'un effet secondaire de la fatigue ? Était-ce cette personne qui l'avait suivie toute la matinée ?
Il fallait qu'elle en ait le cœur net.
Mais avait-elle vraiment l'énergie pour confronter quelqu'un dans son état ? Rien n'était moins sûr… pourtant, ses pas étaient déjà en train d'avancer dans sa direction, les yeux rivés sur elle sans la lâcher. Elle posa son plateau pile en face d'elle et s’installa sans un mot, la chaise crissant sur le sol.
La silhouette releva légèrement la tête, révélant un visage fin, angulaire, encadré par des mèches sombres sur le dessus du crâne et rasé au-dessus des oreilles. Un homme , plus jeune qu'elle ne l'aurait cru de loin, à peine la quarantaine sans doute, mais ses traits arboraient une expression plus vieille que lui. Le poids des soucis.
Il ne détourna pas les yeux, pas cette fois. Au contraire, il soutint son regard avec un calme troublant, presque calculé.
Fox mastiqua lentement. Elle testait sa réaction.
— Tu comptes me fixer longtemps ou t'as quelque chose à dire ? lâcha-t-elle enfin, entre deux bouchées.
L'homme eut un léger sourire, imperceptible. Il croisa les bras sur la table, sans agressivité, mais avec une certaine assurance.
— Je voulais voir à quoi tu ressemblais de près.
Sa voix était posée, trop tranquille. Il se tut quelques secondes, la scrutant d’un air incisif avant d'ajouter :
— Tu fais beaucoup parler de toi ici.
Il ne la quittait pas des yeux. Il n'avait pas peur d'elle.
Fox sentit une sensation désagréable se faufiler en elle. Pourquoi était-il aussi antipathique à son encontre ? Lui avait-elle fait du tort ?
— J’en ai déjà connu des nanas comme toi, ajouta t-il en mordant nonchalamment un morceau de pain avec ses dents jaunies.
Son ton narquois la fit bouillir. Elle n’avait pas l'énergie ni la patience pour ce genre de choses. Il allait devoir ravaler son attitude au risque de se manger son assiette en pleine figure.
— Et ça justifie de me suivre depuis ce matin ? T'es un psychopathe ou quoi ? lui envoya t-elle en guise d’amuse-bouche.
Elle avala un peu de ragoût comme pour alimenter sa colère dont elle savait déjà qu'elle allait lui prendre ce qui lui restait de force. Sérieusement ce gars c'était quoi ; une commère ? Le journaliste de l'abri à l'affût d'un scoop ?
L'homme haussa un sourcil, amusé par sa réaction. Il ne semblait pas du tout perturbé par son agressivité. Au contraire, il s'installa un peu plus confortablement, comme s'il savourait la confrontation.
— Psychopathe ? Non. Curieux ? Peut-être.
Il piqua distraitement dans son propre repas, en jouant avec sa fourchette avant de reprendre :
— Ce n'est pas tous les jours qu'une étrangère débarque ici et après avoir massacré un rôdeur à la machette, s'effondre comme une poupée de chiffon. Du coup, chambre privative et les bonnes grâces du grand patron…
Il s'attarda une seconde sur elle, cherchant sans doute à lire sa réaction.
— Tu comprends pourquoi ça attire l'attention ?
Fox sentit ses nerfs se contracter d'instinct. Donc il le savait. Il n'avait peut-être pas été là, présent dans cette ruelle mais il en avait entendu parler. La rumeur s'était déjà répandue dans l'abri, et maintenant, elle était "celle qui avait fracassé un crâne". Génial.
— T'as pas répondu à ma question , répliqua-t-elle sèchement. Pourquoi tu me suis ?
Il laissa échapper à un rire bref, de dédain.
— Parce que je voulais savoir si t'étais juste une survivante de plus… ou autre chose.
Ses yeux sombres la scrutèrent avec arrogance.
— Et maintenant, j'hésite encore.
Fox sentit son sang s'épaissir, la contrariété provoquée volontairement par ce gars faisant mouche à chaque phrase. Elle aurait dû laisser tomber, se lever, prendre son plateau et aller voir ailleurs… lâcher l’affaire.
Mais elle n’avait jamais su faire ça.
L'évocation de l'événement de la veille la remua de l'intérieur mais elle fit mine de rien. Hors de question que ce gars se délecte de sa souffrance.
— Donc on est bien d'accord : c'est toi qui m'as suivi ? Pfff, t'as vraiment rien de mieux à faire visiblement… Moi qui croyais qu'ici tout le monde devait mériter sa pitance. Enfin c'est ce que Vesper dit.
Elle le toisa durement, cherchant à lui faire comprendre qu'elle n'appréciait pas du tout, ni son attitude ni lui. Faire mention de Vesper pouvait peut-être le calmer, qui sait ? Elle en remit une dernière couche, espérant que c’était lui qui allait lâcher prise :
— Et tu t'imagines que je suis quoi du coup, ptit malin ?"
L'homme a eu un sourire en coin, clairement amusé par son agressivité. Il ne semblait pas le moins du monde impressionné par son air dur, ni par son ton acerbe.
— Oh, je mérite ma pitance, t'inquiète pas pour ça.
Il leva sa fourchette comme pour souligner qu'il n'avait aucun souci de ce côté-là avant de reprendre, d'un ton moqueur :
— Mais je suis aussi du genre à observer les nouvelles venues. On ne sait jamais sur qui on tombe, pas vrai ? Et puis, si tu veux, on peut en parler de la manière dont toi, tu vas gagner ta pitance… elle est confortable la chambre privée ?
Il lui décocha une oeillade pleine de provocation, pleine d’une suffisance odieuse.
Foox savait exactement ce qui était en train de se passer. A l’époque d’internet, elle aurait pu passer des heures à débattre avec un trolleur sur un sujet débile, en espérant qu’en lui prouvant par A plus B qu’il avait tort, qu’il allait se taire. Mais non, ça ne marchait jamais comme ça, jamais. Ces enfoirés continuaient encore et encore, à gratter là c’était le plus horripilant, remettant des couches et des couches pour relancer les braises, inlassables, jusqu’à faire littéralement péter un plomb aux autres.
L’homme haussa légèrement les épaules.
— Quant à ce que tu es… Disons que j'ai entendu plusieurs théories.
Il laissa sa phrase en suspens, attendant visiblement qu'elle morde à l'hameçon.
Elle sentait la colère lui monter aux joues. Ses doigts se crispèrent sur sa fourchette, qu'elle se serina intérieurement de ne pas lui planter dans l'œil. Les dents serrées, le regard noir, elle l'apostropha :
— Des théories ? Sur moi ? Tu m'en diras tant... je t'en prie, informe moi de ce qui se dit, je sens que ça va refaire ma journée !
Il n'en faudrait pas beaucoup plus pour qu’elle explose, mais elle était incapable de couper court à cette conversation.
L'homme sourit de plus belle, comme s'il savourait chacun de ses mots. Il s'adossa nonchalamment à sa chaise, prenant le temps de mâcher une bouchée avant de répondre.
— Oh, tu sais, y a un peu de tout. Certains disent que t'es une survivante coriace, une dure à cuire qui a su tenir bon dehors. D'autres pensent que t’as un sacré problème de violence et que t'es un danger ambulant. Et puis, y a ceux qui se rangent à dire que t’as tout d’une profiteuse, bien décidée à amadouer le boss pour en tirer un max sans rien branler, tu vois le genre de nénette qui minaude et puis après, jouent les victimes ?
Il haussa les sourcils, scrutant sa réaction tout en piquant un nouveau morceau de son repas.
— Mais y'en a une qui revient souvent… Que t'as pas hésité une seule seconde avant de planter cette machette dans le crâne de pauvre type, dans la rue. Que t'as même pas tremblé.
Il baissa légèrement la voix, sa curiosité à peine voilée.
— Alors dis-moi, Fox… c’est bien ça, hein ? Ils exagèrent, ou bien t'as aimé ça ?
La pression se referma autour de leur table, comme si tout l'air de la pièce venait de se condenser entre eux.
Les phalanges de la jeune femme blanchirent tant elle les crispa. Si ses yeux avaient été des flingues, le type aurait été criblé sur place. Sa respiration se fit saccadée par ses narines gonflées. Elle le fixait avec une rage sourde.
Et puis brusquement sa main qui tenait la fourchette se leva et s'abaissa avec violence, se plantant avec un bruit de ressort.
Les dents de Fox se desserrèrent et elle repoussa sa chaise sans ménagement.
— Pauvre connard, lâcha t-elle, des larmes de rage dans les yeux.
Elle tourna les talons sans demander sans repos, disparaissant du réfectoire pour s'enfoncer dans un des escaliers qui montaient vers les étages. Elle abandonna ce type avec une fourchette à la verticale, plantée juste à côté de sa main.

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