Un nouvel ami
Fox avançait avec précaution entre les bureaux abandonnés. Chaque pas faisait craquer légèrement le sol sous son poids et elle retenait son souffle, attentive au moindre bruit. Vesper la suivait sans un mot, ses gestes aussi silencieux qu'un félin.
La silhouette avait disparu derrière une rangée de vieux classeurs renversés. Les papiers déchirés et les meubles déplacés témoignaient d'un passé agité.
Fox tendit l'oreille : un faible bruit de respiration rapide s'élevait quelque part devant. Une personne se cachait là, peut-être aussi terrifiée qu'eux.
Derrière eux, l'escalier d'où ils étaient venus laissait entendre un grincement sinistre. Quelqu'un d'autre était en mouvement. Était-ce un simple courant d'air ou un danger imminent ?
Fox se trouvait à un carrefour de décisions : ignorer cette présence, poursuivre son chemin ou aller vérifier et peut-être sauver quelqu’un ? Agir avec humanité…?
Si elle mettait trop de temps à se décider, ils pourraient tout aussi bien se retrouver pris en étau entre deux monstres et ne plus avoir d’échappatoire. Et avoir à gérer un potentiel survivant, ce n’était pas prévu au programme. Elle avait logiquement assez d’elle-même à penser sans s’encombrer.
Vesper devait la suivre de près et avait certainement tout autant qu’elle, perçut la respiration difficile, mais elle ne voulait pas lui demander ce qu'il en pensait. Pas le temps, pas l'envie. Et puis ils ne pouvaient pas se permettre de traîner un poids mort. Elle cibla une porte dans le fond qui devait mener vers le couloir. Son objectif était clairement de traverser le bâtiment par l'intérieur sans s’attarder à jouer les curieuses. Celui ou celle quise planquait resterait dans son trou, elle n’avait pas l’intention de s’y intéresser.
Fox avança d'un pas rapide mais contrôlé, longeant les bureaux en direction de la porte. Chaque ombre la faisait sursauter, mais elle força son esprit à rester focalisé sur son objectif : sortir d'ici, sans attirer l'attention de la silhouette ni de ce qui les suivait.
La porte au fond du bureau était entrouverte, révélant un couloir faiblement éclairé par la lumière filtrante à travers des fenêtres brisées. D’ici, des bruits lointains de l'extérieur lui parvenaient, étouffés.
Alors qu'elle tendait la main pour ouvrir un peu plus la porte, un léger frottement se fit entendre derrière elle. Son instinct lui criait de ne pas se retourner, de continuer… mais ignorer une menace était souvent une erreur fatale.
Fox jura intérieurement.
Elle ne put résister à se retourner, juste une demi seconde, pour vérifier ce qui les talonnait. Vesper avait-il eu le même réflexe ? Elle jeta donc un coup d'œil, prête à décamper ou répondre de sa lame selon la situation...
La lumière ténue et poussiéreuse révéla une silhouette floue dans l'ombre. Quelqu'un avait choisi de bouger lentement entre les bureaux renversés, un frottement à peine perceptible sur le sol. Fox distingua une main — humaine, visiblement, mais maigre, osseuse, couverte de crasse.
Vesper, juste derrière elle, s'était aussi figé. Son regard perçant suivait la forme indistincte, mais il ne bougea pas immédiatement, comme s'il évaluait la menace.
Puis un gémissement étouffé s'éleva. Pas le râle guttural d’un infecté. Plutôt… un souffle douloureux. Quelqu'un était là, à genoux, ou peut-être rampant.
Fox échangea une oeillade avec Vesper, comme pour sonder son avis sur la meilleure manière de réagir à cette situation. Elle était partagée ; d'un côté, si c'était un survivant en piteux état, il allait falloir se le coltiner dans cette mission déjà périlleuse et clairement, ils ne pourraient pas la mener à bout. D'un autre côté... putain, est ce qu'elle était vraiment arrivée au stade où elle pouvait tourner le dos à quelqu'un qui avait besoin d'aide, sans une once de remords ? Elle repensa au type du supermarché. Elle n'avait toujours pas digéré ce choix, même si c'était le seul qu'elle avait. Elle scruta encore Vesper, espérant qu'il choisisse pour elle.
Son expression, toujours difficile à décrypter, oscilla. Puis, lentement, il haussa un sourcil et inclina imperceptiblement la tête vers la silhouette.
Fox comprit : C'est toi qui décide.
Le murmure rauque dans l'ombre se fit plus pressant, un souffle entrecoupé d'un toussotement. La silhouette essayait-elle de parler ? D'alerter quelqu'un ?
Vesper ne fit pas un geste, lui laissant la main. Derrière eux, le mouvement s'intensifiait, entrecoupé d'un souffle plein de souffrance, risquant de compromettre leur position. Puis un bruit sourd, comme si quelque chose venait de s'effondrer.
Le silence s’installa, étouffant.
Fox sentit son cœur tambouriner contre ses côtes. Était-ce un piège ? Un simple survivant à bout de forces ? Il n'y avait plus de gémissement, pas de grognement bestial non plus. Juste cette immobilité inquiétante.
Puis, un bruit infime, à peine perceptible : un nouveau frottement sur le sol, comme si quelqu'un ou quelque chose rassemblait ses forces pour bouger à nouveau.
— Rhaa, putain... jura t-elle à voix basse.
Elle leva les yeux au ciel et s'éloigna de la porte pour se diriger vers le bruit. Elle en aurait le cœur net. Au pire, elle abrégerait ses souffrances. Elle avança accroupie, prudente, son arme toujours en main jusqu'à découvrir à l'angle d'un bureau, l'origine du bruit...
Allongé sur le sol, un homme.
Il était étalé sur le dos, une main serrée sur son flanc où un tissu épais et sombre cachait une blessure mal soignée. Son visage était creusé, livide sous la crasse, mais ses yeux s'écarquillèrent lorsqu'il vit Fox s'approcher. Il tenta de bouger, mais son corps refusa d'obéir. Seule sa respiration erratique témoignait de la douleur qui le ravageait.
Il la jaugea, méfiant. Il entrouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Il avala difficilement salive avant de tenter à nouveau :
— T-tirez pas…
Fox sentit une présence derrière elle : Vesper s'était rapproché, silencieux comme une ombre. Il l'observait sans un mot, accompagnant sa décision.
L'homme paraissait avoir une petite trentaine, peut-être un peu moins, mais il était difficile d'en être certain avec la maigreur qui creusait ses traits. Ses pommettes naviguaient sous une peau cireuse, marquée par des jours — peut-être des semaines — de fatigue et de privation. Une barbe mal taillée mangeait la moitié de son visage, par endroits plus clairsemée, comme s'il avait tenté de la tailler avec des moyens de fortune.
Son crâne était rasé sur un côté, les cheveux restants formant une masse désordonnée réunie par un lien de cuir vers l’arrière. Une longue estafilade courait sur sa tempe et une croûte brune y témoignait d'un choc passé. Son pantalon en toile était troué aux genoux et couvert de taches sombres, tandis que son manteau trop grand pour lui pendait comme une vieille loque autour de ses épaules.
Mais ce qui attira surtout l'attention de Fox, ce fut la blessure qu'il tentait de cacher sous une pression tremblante. Son flanc gauche était entouré d'un tissu noué à la va-vite, imbibé de sang séché et plus frais par endroits. Une infection ? Une plaie rouverte ? Une… morsure ?
Il tremblait légèrement, sans qu'on sache si c'était à cause du froid, de la fièvre ou de la peur qu'elle lisait dans ses yeux bruns, légèrement enfoncés dans leurs orbites.
— J'suis pas… un danger… croassa-t-il d’un ton découragé, comme s'il savait que personne ne le croirait sur parole.
La jeune femme soupira, résignée.
— T'es pas un danger pour nous, sauf si on t'emmène avec nous, dit-elle froidement.
Pourtant, elle s'approcha de lui délicatement et tendit ses mains pour inspecter sa blessure.
— Qu'est ce qui t'es arrivé ?
L'homme eut un mouvement de recul, purement instinctif, mais il était trop faible pour vraiment se débattre. Il la regarda un instant, comme s'il hésitait à parler, puis baissa les yeux sur sa blessure.
— Mauvaise rencontre… grogna-t-il entre ses dents serrées.
Il laissa Fox soulever le tissu imbibé de sang. La plaie était vilaine : une entaille irrégulière, pas propre du tout, comme si on l'avait tailladé avec un objet rouillé ou mal aiguisé. L'infection semblait avoir déjà commencé, la peau autour était enflée et rouge et une odeur âcre flottait dans l'air.
— Des pillards… continua-t-il d'une voix enrouée. J'ai voulu récupérer un truc… J'étais trop prêt.
Il tenta un sourire américain, mais c'était plus une grimace de douleur qu'autre chose. Son attention vacilla vers Vesper, puis revint sur Fox.
— J'peux marcher… enfin… pas vite. Mais j'peux.
Fox sentit Vesper s'approcher dans son dos, silencieux, observant la scène avec son expression éternelle indéchiffrable.
— On peut pas le laisser ici, lâcha-t-il finalement, d'un ton neutre.
C'était une évidence. Mais l'emmener ralentirait tout le plan, sans parler du risque qu'il représentait.
Avant de prendre une décision, Fox voulait en savoir plus.
— Des pillards ? Et tu voulais récupérer quoi au juste ? Ceux qui t'ont fait ça... étaient humains ?
Elle fronça les narines en percevant l’odeur de sa blessure.
— Il lui faut des antibiotiques Vesper, il y en a… au…? souffla- t-elle à Vesper.
Elle ne finit pas sa phrase, ne voulant rien indiquer qui donnerait des infos à l'inconnu. S'il lui disait que non, clairement ce pauvre gars était condamné...
L'homme grimaça et s'adossa un peu plus au meuble derrière lui, le souffle court. Il adressa un air fatigué à Fox avant de répondre.
— Ouais… humains. Enfin, si on peut encore appeler ça comme ça.
Il s'humecta les lèvres.
— Des pillards. Des types qui récupèrent tout ce qu'ils peuvent et ne laissent rien derrière eux. Si t'es sur leur route, t'as intérêt à courir ou à être plus utile vivant que mort. Moi, j'ai pas couru assez vite.
Il marqua une pause, semblant peser ses mots.
— Ce que je voulais récupérer ? Juste… un sac. Avec de la bouffe, quelques fournitures… rien d'extraordinaire. Mais c'était à moi. J'ai pas voulu lâcher. J’suis du genre têtu…
Il eut un ricanement bref, sans joie.
— Ça m'apprendra.
Fox sentit Vesper bouger légèrement derrière elle, mais il ne disait rien. Quand elle mentionna les antibiotiques, le blessé plissa les yeux, intrigué.
— Sérieux, vous en avez ?
Il avait beau être à moitié crevé, il était encore assez lucide pour avoir saisi l'information. Il n'avait pas l'air menaçant, mais dans ce monde, tout le monde était dangereux à un moment ou à un autre.
Vesper finit par prendre la parole, son ton toujours aussi calme.
— Même avec des médocs, c'est pas gagné. T'es dans un état de merde.
L'homme lâcha un rire étouffé.
— Ah, ça, j’avais pas remarqué.
Fox tira Vesper un peu à l'écart pour s'entretenir avec lui discrètement. Sans l'avoir provoqué, elle se retrouva très proche de lui et en fut déstabilisée une petite seconde. Se reprenant, elle lui murmura :
— C'est ta base. Tu sais qu'il n'a de chances que si on le ramène là bas, aux bons soins de ta communauté. La décision te revient, amener un étranger dans un abri, c'est un risque... tu sais quand je te disais qu'un truc vient toujours faire capoter le paradis de sécurité ? On est clairement là dedans. Tu dois prendre cette décision.
Elle jetait de temps en temps des coups d'œil à l'homme au sol derrière eux.
Vesper ne répondit pas tout de suite. Il soutint l’expression que Fox lui lançait, les mâchoires serrées, pesant chaque possibilité avec minutie. Puis, il jeta un coup d'œil à l'homme affalé contre le meuble, son expression fermée.
— T'as raison, c'est ma base, c'est mon problème.
Son ton n’était pas hostile, juste factuel. Il passe une main dans ses cheveux, visiblement contrarié et soupira.
— Maddox va me tuer.
Il se tourne vers Fox, son sourire en coin de retour malgré la gravité de la situation.
— Mais j'aime bien jouer avec mes neuf vies.
Il pivota vers l'homme blessé.
— T'as gagné un aller simple pour un coin plus sûr. Mais si t'essaies la moindre connerie, je te laisse ici avec une balle dans la tête, pigé ?
L'homme hocha la tête, trop faible pour protester.
— On va devoir faire vite, souffla Vesper à Fox. Ça grouille dehors et on traîne un boulet.
Il la fixa, prêt à se mettre en route.
— Tu veux qu'on passe par où ? Retour par où on est venu ou on tente un autre chemin ?
Fox sourit à la réaction de Vesper, sans doute soulagée qu'il fasse preuve d'une décision aussi humaine et compatissante. Il n'était donc pas un monstre.
Quand il passa sa main dans ses cheveux avec ses sourcils froncés, elle sentit son coeur rater un battement, mais n'en montra rien. Comme quoi, il savait aussi ne pas sourire.
— C'est donc ça, ton secret ? Tu es un chat ? plaisanta t-elle avant de reporter son attention sur l'homme blessé. C'est quoi ton nom ? lui demanda t-elle.
L'homme releva la tête avec effort, son expression fiévreuse hésitait entre Fox et Vesper.
— Elias… murmura-t-il d'une voix faible.
Elle se redressa et donna les consignes à Vesper.
— On revient sur nos pas, on connait le chemin, c'est tout droit, c'est rapide... c'est mieux que de partir à l'inconnu. Soutiens le, je passe devant en éclaireur.
Fox hocha la tête et dégaina son arme, reprenant son sérieux. Elle connaissait l'itinéraire, elle avait eu le temps de repérer chaque cachette potentielle, c’était la meilleure voie. La seule question était : est-ce que quelque chose ou quelqu'un les attendait sur le chemin du retour ?
Vesper s'accroupit près d'Elias et passa son bras autour de sa taille pour l'aider à se redresser. L'homme grimaça de douleur, mais il se tint debout tant bien que mal.
— T'as intérêt à pas t'écrouler en plein milieu de la rue, Elias, sinon t'es foutu, prévint Vesper.
— J'essaierai… répond-il dans un souffle.
Fox prit une grande inspiration et ouvrit la marche, avançant prudemment dans le labyrinthe de l’open-space, en direction de la fenêtre par laquelle ils étaient entrés. L'air était lourd, suffocant. Encore une variation de température. Elle ouvrit légèrement sa veste pour dégager son pull en mailles. Elle était en nage.
Ils franchirent les étagères renversées et contournèrent les bureaux sans encombre, mais alors qu'ils avaient traversé la quasi-totalité du dépôt, un bruit sourd retentit au rez-de-chaussée. Un choc, suivi d'un rire à glacer le sang.
Fox se figea.
Il ne fallait pas traîner.
Elle se tourna vers Vesper, lui demandant silencieusement : On tente le tout pour le tout et on fonce, ou on trouve un autre moyen de sortir ?

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