Chapitre 1

11 minutes de lecture

Layla

Blouse ? Stéthoscope ? Calot ?

Je vérifie le contenu de mon sac pour la troisième fois consécutive. Non pas que je sois de nature particulièrement distraite, mais le stress qui s’installe progressivement en moi me conforte dans l’idée que je pourrais oublier absolument n’importe quoi, aujourd’hui. Parce qu’aujourd’hui, c’est mon premier jour de stage. Mon premier jour à l’hôpital en tant qu’étudiante fraîchement admise en deuxième année de médecine.

Un sourire se dessine au coin de mes lèvres tandis que je referme enfin mon sac. En même temps, j’attends ce moment depuis tellement longtemps. Après le lycée, j’ai passé une année entière à cravacher sur la chaise de mon bureau, enfermée dans le maigre espace de vie que constituait ma chambre, pour tenter de mémoriser les tonnes de polycopiés accumulées au fur et à mesure de l’année, et ainsi réussir à obtenir des notes suffisamment élevées pour décrocher mon concours.

Et pour être honnête, ça n’a pas été facile. Pas du tout, même. Entre les privations de sorties que je me suis infligée et la pratique du sport que j’ai grandement diminuée, je dois admettre que cette année m’a vraiment beaucoup coûté. À moi, mais également à mon entourage. Mes amies n’ont pas toutes été capables d’accepter les sacrifices que je devais endurer, alors malgré mes explications, certaines ont préféré couper les ponts.

Mais même si ma santé mentale en a énormément pâti, je ne regrette absolument rien. Parce que ces sacrifices, je ne les ai pas effectués en vain. Je les ai endossés pour pouvoir réaliser mon rêve, celui de devenir médecin. Et il est maintenant un peu plus à portée de ma main.

  • Layla ? Tu n'es toujours pas partie ?

La voix moralisatrice de ma mère me ramène instantanément à la réalité.

Je jette un coup d’œil sur l’écran de mon téléphone et constate qu’il est huit heures passées.

Mince.

Je suis déjà en retard.

  • Mais si maman, répliqué-je alors nerveusement. Je vais sortir, là !
  • N'oublie pas de passer faire les courses pour la semaine !
  • Oui, ne t'inquiète pas !

J’attrape précipitamment mon sac avant de le balancer vivement par-dessus mon épaule. Puis je m’empresse de dévaler les escaliers, sous les yeux abasourdis de ma génitrice, qui doit probablement se demander pour la énième fois ce qu’elle a manqué dans son éducation pour pondre une jeune fille aussi insouciante.

* * *

Je grimpe les marches de l’escalier métallique situé devant moi en vitesse. Le hall d’entrée de l’hôpital possède la particularité d’être collé aux murs de la faculté, ce qui est plutôt pratique pour se repérer. Les avantages d’être affectée dans un CHU, j’imagine.

Je m'apprête à franchir la dernière marche, essoufflée par la hauteur interminable de cet escalier, lorsque je percute brutalement quelqu'un. Un grognement se fait entendre de sa part et je m'empresse alors de m'excuser, sans pour autant prendre la peine de m'interrompre sur ma lancée. Je crois que mon corps est trop angoissé à l'idée d'arriver en retard.

  • Hé ! m'interpelle-t-il cependant.

Je marque alors un arrêt, décontenancée.

  • Tu te fous de moi ?

Quoi ?

  • Tu crois vraiment pouvoir filer en douce comme si de rien n'était ?

Je me retourne spontanément pour lui faire face.

Mon interlocuteur est un grand garçon aux cheveux noirs ondulés et au teint basané. Ses prunelles en forme d'amande sont sombres, soulignées par un léger trait de khôl. Je détaille discrètement le reste de son visage aux traits fins et remarque qu'il possède également un grain de beauté logé sur le côté droit de son menton.

Je sais que je devrais baisser le regard, mais je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il n'est pas désagréable à regarder.

  • De quoi est-ce que tu parles ? lui rétorqué-je néanmoins, le sourcil arqué.

Il m'adresse alors un regard peu amène, comme si ma question était idiote, avant de m'intimer de reporter mon attention sur le sol. J'obtempère alors avant de réprimer un cri de surprise.

Un volume de médecine à la taille aussi imposante que celle de mon sac est étalé par terre, la tranche du dos brisée, les bouts de pages froissés et imbibés par du café. Je relève discrètement ma tête et remarque que le garçon tient un gobelet dont le contenu est à moitié vidé, et je comprends alors soudainement mieux son hostilité. Parce que c'est très certainement moi qui ai provoqué tout ça.

  • Oh mon Dieu, ajouté-je alors en m'inclinant. Je suis vraiment, vraiment désolée !

Mais vu l'expression que son visage arbore, mes excuses n'ont pas l'air de le réconforter.

Il passe sa main dans ses cheveux de jais pour les ébouriffer, avant de soupirer et de murmurer :

  • J'arrive pas à le croire...

Il a l'air vraiment irrité.

  • Est-ce que tu as la moindre idée du prix de ce bouquin ?
  • Quoi ?

Je le fixe alors, incrédule, mais il contracte sa mâchoire.

Je crois qu'il est en train de perdre le peu de patience qu'il lui reste.

  • Euh, non... lui réponds-je alors, sur la réserve.
  • Le prix d'une garde entière de dix-huit heures, bon sang...
  • Quoi ?

À en juger par cette remarque, je devine que ce garçon est externe.

Je me mets alors à esquisser un sourire et à balancer ironiquement pour tenter d'alléger l'atmosphère :

  • Dans ce cas ce n'est pas si cher payé, vu à quel point vous êtes exploités !

Mais il me fusille du regard.

Bon Layla, la prochaine fois on évite les blagues de mauvais goût.

Il s'abaisse alors pour récupérer son ouvrage trempé et je m'empresse de l'imiter pour l'aider, mais il me repousse instantanément.

  • Laisse tomber, déclare-t-il d'un ton rude. Garde tes deux mains gauches de ton côté.
  • Quoi ?

Sur cette remarque, je fronce le nez.

  • Hé ! Je te signale que je ne l'ai pas fait exprès !

Il relève légèrement la tête pour soutenir mon regard.

  • Encore heureux... Il ne manquerait plus que ça !

Je roule des yeux.

  • Je me suis déjà excusée ! Qu'est-ce que tu attends de plus de ma part ?
  • Que tu proposes de me rembourser, peut-être ?
  • Quoi ?

Cette fois, je laisse échapper un râle.

Parce que ce garçon va beaucoup trop loin.

Certes, ma bousculade a endommagé son bouquin, mais il reste largement exploitable. Le chiffonnement situé au bout des pages peut s'atténuer, tandis que le café – qui va d'ailleurs sécher avec le temps –, n'empêche pas d'accéder au texte pour autant. Ce n'est pas comme s'il ne pouvait plus le rattraper non plus.

  • Tu ne crois pas que tu abuses, là ? m'écrié-je alors en me relevant.
  • Quoi ?
  • Et puis quoi encore ? Tu veux aussi que je te l'emballe dans un papier cadeau et que je te l'apporte chez toi avec un joli mot ?

Sur cette remarque, il se met alors à glousser.

Sauf qu'il n'y a absolument rien de drôle dans cette situation !

  • Ouais, ça sonne plutôt pas mal, comme proposition.

Il est vraiment sérieux, là ?

Je me mordille la joue intérieurement, frustrée par sa réaction.

  • Ben tu peux toujours courir ! m'exclamé-je alors, exaspérée.

Sur ces mots, je sors un paquet de mouchoirs de ma poche que je lui balance brutalement sur la figure – dans un dernier geste pour l'aider –, avant de lui tourner le dos et de m'éclipser, tout en priant intérieurement pour ne plus jamais avoir à le recroiser. Décidément, les beaux visages ne vont pas toujours de pair avec les beaux caractères.

* * *

Je contemple mon reflet dans la glace du vestiaire. La couleur bleu marine de mon calot s'accorde plutôt bien avec celle de mes yeux noisette ainsi que le teint pâle de mon visage. Si seulement mes tâches de rousseur ne venaient pas gâcher cette harmonie...

Je laisse échapper un soupir discret. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, si j'ai décidé d'emporter un calot avec moi, ce n'est pas parce que j'ai été affectée dans un service de chirurgie. Je suis assignée dans un service de cardiologie, c'est-à-dire un service somatique dans lequel le calot n'est pas recommandé, alors si je m'entête à vouloir le porter, c'est surtout parce que je suis voilée. On m'a toujours répété que porter un foulard était incompatible avec l'envie d'effectuer de grandes études et je suis déterminée à réfuter cette idée.

Je sors du vestiaire pour me diriger vers l'entrée du service, l'estomac noué. Mon altercation avec cet idiot d'externe m'a fait perdre encore plus de temps que ce que j'imaginais et j'avoue que ça me tracasse. Après tout, arriver en retard le premier jour de son stage, ce n'est pas très pro.

  • Mademoiselle Thomas ! s'exclame une voix rauque masculine.

Vêtu d'une chemise à carreaux déboutonnée au col, par-dessus laquelle s'impose une longue blouse blanche avec un badge rouge vif, l'homme qui se dresse devant moi possède l'une des carrures les plus imposantes que j'ai pu apercevoir de ma vie. Et il ne me faut pas plus d'une seconde pour comprendre qu'il s'agit du chef du service.

  • On vous attend depuis un quart d'heure !
  • Je suis vraiment désolée ! m'empressé-je de rétorquer d'un air penaud.
  • Une chance pour vous que la réunion de présentation n'ait pas encore commencé !

Je prends le temps de le remercier avant de balayer la pièce d'un œil discret.

Je constate alors rapidement qu'elle est effectivement déjà remplie. Il y a d'abord les internes, postés au fond comme des piquets devant leurs ordinateurs, et tellement concentrés que je crois qu'ils ont à peine remarqué notre présence. Et puis les externes, dont l'accueil semble déjà bien plus chaleureux.

Quant aux stagiaires – les autres étudiants en deuxième année de médecine de ma promotion –, ils me fixent attentivement depuis plusieurs secondes maintenant. Et je dois avouer que ça me met un peu mal à l'aise. Je sais qu'être arrivée en retard m'a indéniablement rendue bien plus visible que n'importe qui, mais pas besoin d'être aussi insistant non plus. Comme s'ils n'avaient jamais fauté, eux !

L'espace d'un instant, je ferme les yeux, comme pour réfléchir.

Je réalise alors que s'ils me fixent aussi minutieusement, ce n'est pas à cause de mon retard, mais à cause de mon calot. Étant donné que le service de cardiologie n'est pas un service de chirurgie, ils doivent se demander la raison pour laquelle je m'obstine à en porter un. Est-ce qu'ils ont compris ma stratégie ?

Je prends une profonde inspiration pour me calmer.

Non, c'est impossible.

Mon père est breton et en plus de son nom de famille, j'ai également hérité de ses traits typiquement caucasiens. Par conséquent, j'ai toujours bénéficié de ce qu'on appelle communément le white privilege. En d'autres termes, personne ne se doute jamais que j'ai aussi des origines arabes, et encore moins que je suis musulmane.

Ils doivent plutôt se demander si je suis chauve.

  • Bien, je vois que tout le monde est là, déclare le chef en me tirant de mes pensées. Commençons donc sans plus attendre la présentation !

Tous les regards curieux se déplacent alors vers lui, le mien compris.

  • Je suis Monsieur Boukhobza, le chef de service de cette unité de rythmologie. Mais vous pouvez m'appeler Isaac.

J'esquisse un sourire discret.

Même si ça peut paraître dérisoire, j'apprécie sa volonté de briser la hiérarchie.

  • Les missions que vous aurez à effectuer dans le service peuvent se diviser en trois catégories : réaliser les interrogatoires et examens des patients, gérer les appels téléphoniques et prises de rendez-vous, et enfin assister aux réunions avec l'équipe soignante, visites comprises !

Je me pince la lèvre inférieure, agitée.

On m'avait prévenu que ce stage ne serait pas de tout repos, mais je ne pensais pas être surchargée par autant de responsabilités. Surtout quand on sait à quel point en tant qu'étudiants en deuxième année on est inexpérimenté.

Mon inquiétude est probablement partagée par les autres stagiaires, étant donné que Monsieur Boukhobza s'empresse de rajouter :

  • Ne tirez pas cette tête, voyons ! Après tout, ce ne sont pas vous, les patients !

Sa plaisanterie nous arrache à tous un petit rire.

Je crois que mine de rien, je l'aime bien.

  • Nous allons vous accompagner comme il se doit pour que tout se passe bien !
  • Qu'est-ce que vous voulez dire ? s'impatiente une des stagiaires, une blonde à la queue-de-cheval très haute et aux yeux azur.
  • Chacun d'entre vous se verra attribuer un externe afin d'être correctement formé.

Oh.

Je me sens instantanément un peu plus soulagée.

  • Je suppose que vous êtes suffisamment autonomes, alors je vous laisse effectuer vos choix d'équipe. Je dois vaquer à mes propres occupations, mais n'hésitez pas à revenir vers moi quand vous aurez fini.

Sur ces mots, chacun des stagiaires se dirige automatiquement vers un externe sans même réfléchir. J'imagine qu'ils ont pris le temps de discuter avant mon arrivée et que les affinités se sont déjà créées.

Tant pis, ça m'apprendra.

De toute façon, j'ai confiance en Dieu pour m'attribuer la personne qu'Il aura jugé la meilleure pour moi. Peu importe qui ce sera.

  • Oh, j'oubliais... s'interrompt alors Monsieur Boukhobza en reportant son regard sur moi.

Mon cœur fait un raté.

  • Mademoiselle Thomas.. enfin non, Layla, corrige-t-il en scrutant mon badge avec mon prénom.

Est-ce qu'il va me demander de retirer mon calot ?

C'était peut-être trop beau pour être vrai, finalement...

  • Oui ? rétorqué-je prudemment.
  • Il reste encore un externe qui est sur le point d'arriver...

Hein ?

  • Il a réussi à être encore plus en retard que vous en cette matinée... alors j'espère que vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que je vous attribue avec lui, en guise de petite sanction.

Je laisse échapper un soupir de soulagement en constatant que mon calot n'est pas l'objet de sa discussion. J'opine ensuite du chef en guise d'approbation. Je suis arrivée en retard, alors je devrais déjà être reconnaissante de ne pas avoir été réprimandée. Et puis si ce n'est que ça, ce n'est pas bien cher payé pour se racheter.

  • Tiens en parlant du loup, le voilà !

Sur ces mots, je me retourne spontanément.

Et je me fige instantanément.

Parce que je le reconnais.

C'est le garçon que j'ai bousculé dans l'escalier.

  • Je vous présente Chahine, votre nouvel ange gardien !
  • Désolé Isaac, j'ai eu un léger...

Il n'a pas le temps d'achever sa phrase qu'il se fige à son tour en croisant mon regard.

  • ... contretemps.
  • Oh non ! Pas toi !

Je laisse échapper un cri de surprise, sous les yeux écarquillés du chef qui se met à s'esclaffer :

  • Quoi ? Vous vous connaissez ?

Je m'apprête à nier pour me rattraper, mais le garçon s'empresse de rétorquer d'un sourire mutin :

  • Oui, plus ou moins...

Quoi ?

  • Tant mieux alors ! s'amuse Monsieur Boukhobza. Qui se ressemble s'assemble, non ?

Comment ose-t-il me comparer même de loin à cet idiot d'externe ?!

  • Layla, vous en avez de la chance ! Même votre petite punition n'en est pas vraiment une finalement !

Oh que si, c'en est une !

Je sais que j'avais dit que j'accepterais absolument n'importe qui, mais je crois que j'aurais dû préciser, n'importe qui mis à part lui. Parce que sérieusement, devoir me coltiner la présence de cet énergumène, c'est vraiment le pire scénario que j'aurais pu imaginer.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 44 versions.

Vous aimez lire Enyris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0