Chapitre 23 (EN COURS)
Layla
La première chose qui me frappe, lorsque j’ouvre la porte de la penderie, ce sont les deux petits talons en cuir rouge interposés sur le côté. Ce ne sont certainement pas les miens, et encore moins ceux de ma mère qui non seulement raffole des souliers plats, mais surtout méprise au plus haut point ce type d’escarpins.
Il y a forcément quelqu'un.
Je me déchausse précipitamment et monte ensuite dans le salon. Mon cœur manque alors un raté en découvrant ma mère, assise confortablement sur le canapé, accompagnée d'une autre femme de son âge que je ne connais absolument pas. Elle a la peau bronzée, des yeux noisette tirant vers le vert marqués par la vieillesse, et ses cheveux blonds sont coincés en un chignon bas.
- Oh, benti ! s'écrie ma mère en m'apercevant. Viens, installe-toi avec nous !
Je fronce le nez, déconcertée par son comportement.
Il est plutôt rare que mes parents invitent des personnes à la maison, et quand c'est le cas, ils veillent toujours à ce que Wiam et moi ne soyons pas là.
Je ravale néanmoins mes pensées et obtempère en m'asseyant, préférant éviter un énième sermon.
- Salam Aleykoum, me salue l'inconnue avec un sourire.
- Wa Aleykoum Salam, réponds-je en tentant de cacher mon malaise.
Ma mère n'est cependant ma dupe.
Son regard bref et appuyé me fait comprendre qu'elle a parfaitement saisi mon trouble.
Elle se rapproche alors de chacune d'entre nous et se met à déclarer :
- Khadija, je te présente ma fille, Layla. Layla, voici ma grande amie Khadija.
- Ah, Layla... s'exclame cette dernière. Ta mère m'a tellement parlé de toi et de tes exploits !
J'arque un sourcil, incrédule.
Pour être honnête, j'ai du mal à imaginer ma mère se vanter de moi.
- Tu es en médecine, c'est ça ?
Je hoche la tête.
- Ma Shaa Allah ! ajoute-t-elle.
J'esquisse un sourire discret, sans savoir quoi répondre.
Je sens toutefois ses prunelles peser sur moi avec insistance, comme si elle avait déjà connaissance de mes moindres recoins, ce qui ne m'aide pas vraiment.
- Ça tombe bien, reprend subitement ma mère. On était justement en train de parler de toi.
Quoi ?
- Oui, murmure Khadija. J'ai croisé ta maman par hasard au supermarché. On a tellement discuté qu'elle a fini par m'inviter !
Durant un instant, elle reporte son attention sur son amie :
- Encore merci, Salima.
- Oh, arrête ! lui réplique ma mère d'un geste désinvolte. Tu es toujours la bienvenue ici.
Je les regarde échanger des regards complices, de plus en plus mal à l'aise par leur connivence.
Je ne sais pas pourquoi, mais mon intuition me susurre que je ne vais pas apprécier la suite qui m'attend. Alors dans un élan de spontanéité – et surtout de lassitude –, je me surprends à questionner de but en blanc :
- Et du coup, pourquoi est-ce que vous parliez de moi ?
Sur cette remarque, ma mère me lance un regard assassin.
Mais je me contente de l'ignorer et elle surenchérit en me demandant :
- Tu te souviens de Morad, l'ingénieur de vingt-cinq ans dont je t'avais parlé ?
Je parcours mon esprit longuement, à la recherche d'un indice.
Seul un souvenir flou me revient en tête, une courte discussion durant laquelle ma mère avait évoqué ce fameux prénom.
- Euh... vaguement, je crois.
- Khadija est sa maman ! annonce ma mère, d'un air un peu trop euphorique à mon goût.
- Eh bien... enchantée, marmonné-je, sans grande conviction.
Je sursaute en sentant un coup de pied vif me heurter le tibia.
Pas besoin de baisser les yeux sous la table pour deviner qu'il s'agit de la délicatesse légendaire de ma mère.
En même temps, à quoi est-ce qu'elle s'attend ?
Je ne vais pas m'extasier sur le fils d'une femme que je ne connais même pas !
Khadija, elle, continue de me décocher des sourires, visiblement ravie par la situation.
- Morad a terminé son double master à Polytechnique, précise-t-elle, comme s'il s'agissait d'une information cruciale à me transmettre.
- Ma Shaa Allah ! s'écrie ma mère.
- Il travaille dans une grande boîte, poursuit-elle. Il est stable et cherche maintenant à se poser.
Je réprime un rire nerveux.
Je vois l'étau se refermer progressivement autour de moi, et je ne compte pas le laisser m'emprisonner.
- Qu'Allah lui facilite ! dis-je simplement, d'un ton que j'espère suffisamment détaché. Que Dieu lui...
- Mon fils est très sérieux, me coupe-t-elle pourtant. Tu sais, il est très respectueux et a parfaitement conscience de ses devoirs en tant qu'homme.
Au secours.
Cette femme est bien plus tenace qu'elle en avait l'air au premier abord !
Je jette un coup d'œil rapide à ma mère, qui, évidemment, ne bronche pas. Pire, elle opine doucement, comme si toute cette situation allait de soi.
- Je n'en doute pas... prononcé-je en raclant ma gorge.
Mais Khadija accueille à peine mon avis que déjà, elle est repartie dans son monologue intarissable sur les qualités de son fils : doux, généreux, ambitieux, pieux... À l'entendre, on le croirait exempt de tout défaut.
Je fais mine de l'écouter, hochant la tête de temps à autre, même si en réalité, mes pensées sont très éloignées. Non seulement le portrait qu'elle dresse de son fils est complètement idéalisé, mais les critères qu’elle exige pour sa future épouse sont encore plus déraisonnés : aimante, attentionnée, réservée, ambitieuse mais pas trop pour ne pas écraser Morad, toujours soignée dans son apparence tout en étant prête à s'occuper entièrement du foyer, patiente et conciliante lors des conflits même s'il s'avère être en tort pour ne pas le froisser... La liste frôle tellement le ridicule que je puise dans toutes mes ressources pour ne pas m'esclaffer par respect.
Et puis soudain, sans prévenir, la voix rauque de ma mère me ramène brutalement à la réalité :
- Du coup, Layla, quand es-tu disponible pour une rencontre ?
Je cesse immédiatement de sourire.
Durant un instant, un silence pesant s'abat autour de moi et je me demande si j'ai rêvé.
Mais lorsque je tourne lentement ma tête vers ma mère et constate qu'elle attend sérieusement une réponse, je manque de m'étouffer.
- Pardon ? clamé-je, d'un ton sec que je ne cherche même plus à adoucir.
Mes deux interlocutrices tressaillent subitement, comme si elles ne s'attendaient pas à cette réaction. Est-ce que c'est moi qui deviens folle ?
- Layla... me susurre ma mère avec hypocrisie. Je sais que tu es surprise, mais nous tenons à ce que vous fassiez les choses biens. Il n'y a pas de honte à...
- Mais je ne suis pas intéressée ! l'interromps-je brusquement.
Un nouveau silence retombe. Glacial, cette fois.
Ma mère me toise, la mâchoire crispée, visiblement prête à exploser. Khadija, elle, baisse légèrement le regard, un sourire poli figé sur les lèvres.
L'atmosphère est pesante, la tension électrique, étouffante. Je sais que je n'aurais pas dû hurler, mais je n'ai pas pu me contrôler. La colère menace de monter. Comment ma propre mère peut-elle encore me pousser à rencontrer cet homme après avoir entendu les exigences délirantes de sa famille ?
Je me lève alors, prête à quitter la pièce, mais cette dernière me retient.
- Ça ne t'engage à rien ! m'indique ma mère. On te demande seulement de le rencontrer !
Je prends une profonde inspiration pour me calmer, puis je me pince l'arête du nez pour réfléchir à la meilleure façon de formuler mon refus sans heurter l'égo de son amie.
- Je vous remercie pour la proposition, vraiment. Mais comme je l'ai dit, je ne suis pas intéressée.
- Donne-moi UNE bonne raison de refuser, Layla ! UNE SEULE !
Je connais bien ce ton.
Celui qui ne laisse aucune place à la négociation.
Soit je lui donne une réelle raison de refuser, soit elle continuera de me harceler.
Je me pince la lèvre inférieure d'un air penaud. Je ne voulais pas le lui annoncer dans de telles circonstances, mais l'urgence de la situation ne me laisse pas d'autre choix. Alors je récite une invocation intérieurement pour demander à Allah de m'aider.
Puis d'une voix chevrotante, je finis par lâcher :
- Parce que j'ai... j'ai déjà quelqu'un.
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