Chapitre 24

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Layla

Mon père nous sonde depuis plusieurs secondes maintenant. Son regard oscille entre ma mère, le bol de cacahuètes écrasé contre le tapis, puis moi, puis ma mère encore, et enfin nous deux.

Il porte sa tenue de travail habituelle, une chemise blanche en coton rentrée dans son pantalon. Une cravate à petits pois accompagne toujours son haut, mais aujourd'hui, son col est déboutonné. Le peu de cheveux dorés qui lui reste sur le crâne est en bataille, son visage empourpré et son front perle de gouttes de sueur. Il paraît essoufflé, comme s'il avait accouru pour arriver.

  • Qu'est-ce qui se passe, ici ? questionne-t-il enfin.

Il pose sa mallette en cuir sur le sol et masse son épaule endolorie.

  • Je me suis précipité pour vous annoncer une bonne nouvelle, et voilà ce que je trouve...

Son ton se veut mesuré, mais je peux sentir sa crispation.

  • Une bonne nouvelle ? s'étonne ma mère.
  • Oui, acquiesce-t-il. J'ai trouvé du travail.

Mes yeux s'illuminent de bonheur.

Après tant de mois, les recherches de mon père portent enfin leurs fruits.

  • Félicitations, Papa ! m'exclamé-je spontanément.
  • Merci ma puce, me répond-il, sans grande conviction.

En même temps, je le comprends.

Il avait sans doute attendu ce moment toute la journée, heureux de nous apprendre que sa période de chômage allait enfin s'achever. Il n'avait certainement pas anticipé une dispute à son arrivée, et encore moins le sujet délicat que je me suis retrouvée à aborder.

Je regarde alors ma mère pour guetter sa réaction.

Je m'attends à ce qu'elle esquisse un sourire, voire qu'elle explose de joie. Mais rien de tout ça ne vient. Elle se contente de hausser les épaules nonchalamment, tout en marmonnant :

  • Bien. Un problème de moins.

Mon père baisse le regard, manifestement résigné à l'éternel manque d'entrain de sa femme.

Sauf que moi, je ne peux plus accepter ça.

Je refuse de laisser l'indifférence de ma mère étouffer l'enthousiasme de mon père.

  • C'est tout ce que tu trouves à lui dire ?

Elle se tourne vers moi, avec une vigueur telle que ses cheveux manquent de me fouetter.

  • Et tu voulais quoi, exactement ? Que je saute au plafond ?

Je me pince les lèvres, frustrée.

  • Papa a eu beaucoup de mal à trouver, murmuré-je. Tu pourrais au moins le féliciter.
  • Le féliciter ? souffle-t-elle avec dédain. On félicite un poisson qui nage, maintenant ?

Sur cette remarque, je sens mes entrailles se tordre.

Je me tourne alors instinctivement vers mon père, cherchant un appui, un signe qu'il va protester, qu'il va se défendre. Mais il reste muet, les prunelles déviées, les épaules affaissées. Il ne dit rien parce qu'au fond, il croit qu'elle a raison. Parce que durant tout ce temps, il s'est senti comme un fardeau.

J'ouvre la bouche, prête à le secourir, mais ma mère me devance.

  • Ça t’arrange, hein ? me crache-t-elle. Tu ne vas plus avoir besoin de travailler, maintenant !

Comme si je me réjouissais pour une raison aussi stupide.

  • Tu vas pouvoir retourner à ton confort de petite princesse pourrie gâtée !
  • Ça suffit, Salima ! intervient mon père, la voix tremblante de colère.

Pour autant, cela ne suffit pas à dissuader ma mère.

  • Non, François ! Tout ça, c'est aussi de ta faute !
  • Pardon ?
  • Si tu n'avais pas perdu ton travail, ta fille n'aurait jamais songé à quitter le foyer !

Un silence s'abat sur la pièce.

Mon père se tourne vers moi, déconcerté, tandis que je sens mon estomac se nouer.

  • De quoi... est-ce qu'elle parle ? demande-t-il, lorsqu'il réalise que je ne nie pas.

Ma mère croise les bras sur sa poitrine.

  • Vas-y, Layla ! ajoute-t-elle. Allez, explique-lui ton nouveau projet !

Je reste immobile, prise de court. Incapable de répliquer.

Après tout, j'ai toujours clamé haut et fort que le mariage n'était pas dans mes projets et que je préférais me concentrer sur mes études. Alors forcément, mon revirement peut sonner étranger.

Le problème, c'est qu'on ne choisit pas l'amour. Ce sentiment surgit au moment où on s'y attend le moins. Il s'impose comme un ouragan et balaie alors tous les beaux discours. Et ça, ma mère n'a pas l'air de le percuter.

Alors je ne peux plus me cacher.

Si ma mère choisit ce moment pour me faire parler, je n'ai pas d'autre choix que de m'exécuter.

  • J'ai... j'ai envie de me marier, admets-je finalement.

Mon père cligne des paupières, interloqué.

Mais aucun reproche ne sort de ses lèvres entrouvertes.

  • Oh... souffle-t-il simplement. C'est... surprenant.

Puis en constatant mon hésitation, il surenchérit, d'un sourire maladroit.

  • Mais c'est super, Layla ! Je suis vraiment content pour toi !

Un soulagement s'empare de moi.

Son approbation est comme un baume sur une plaie.

  • Tu veux bien m'en dire plus sur ce garçon ? demande-t-il avec douceur.

J'opine du chef, ravie de le présenter.

Mais ma mère intervient de nouveau pour casser l'instant.

  • Oui, Layla. Dis-lui donc d'où vient ce garçon.

Je me triture les mains d'un air penaud.

Je sais que mon père n'aura aucun souci à approuver l'origine de Chahine.

Ce que j'appréhende, c'est surtout l'influence de ma mère envers son mari.

  • Il est en médecine avec moi, bredouillé-je.
  • C'est génial ! s'extasie-t-il.
  • Et il est... d'origine marocaine, avoué-je finalement.

Un nouveau silence.

Ma mère m'observe, un sourire triomphant, tandis que mon père reste silencieux.

Puis il se frotte la nuque, dans un mouvement incertain, avant de rétorquer.

  • Maroc, Algérie... on s'en fiche, non ? Le plus important, c'est son cœur.

Un sourire discret m'échappe.

Son soutien m'émeut davantage que je ne l'aurais cru.

Mais la joie n'est que de courte durée et très vite, ma mère explose.

  • Son cœur ?! hurle-t-elle. Tu crois que c'est son cœur qui va faire tourner leur foyer ?!
  • Salima ! peste-t-il à son tour. Bien sûr que la bonté du cœur, c'est important !

Elle se met à éclater de rire.

Mais son rire sonne comme une déchirure.

  • Bien sûr, ça doit être ça ! s'égosille-t-elle. Parce que c'est ton cœur qui m'a protégée de toutes les humiliations que j'ai subies après t'avoir épousé, François ?!

Mon père reste figé, comme si on venait de lui asséner un coup mortel en plein ventre. Ses lèvres s'entrouvrent pour riposter, mais rien ne sort. Il se contente d'encaisser, incapable de nier.

De mon côté, je suis également pétrifiée.

Je n'arrive pas à imaginer ma mère si fière, si bornée, se faire humilier.

Cette dernière halète alors, ses épaules secouées d'une rage que je ne lui avais jamais vue.

  • Vas-y, François, crache-t-elle. Si tu veux encourager ta fille, dis-lui tout ce qu'elle doit être prête à endurer. Dis-lui ce que c'est, d'aimer quelqu'un en dehors de sa communauté.

Mon père ferme les yeux, comme s'il se remémorait toutes ses pensées.

Puis il reporte son attention sur moi.

Ses prunelles brillent maintenant d'une lueur plus grave, et lentement, il se penche vers moi.

  • D'accord, susurre-t-il. D'accord, je vais tout lui expliquer.

* * *

J'agrippe fermement le tissu du canapé, comme si mes doigts pouvaient m'empêcher de vaciller. Mon père vient d'achever son monologue, et mon estomac menace de se soulever.

J'ai toujours su que ma mère n'avait pas posé le pied en France par pur plaisir. Elle était venue à Paris pour un court échange scolaire avec son université. Son regard avait alors croisé celui de mon père dans un café. Ils étaient tombés amoureux, et ma mère s'était engagée à le suivre pour construire un avenir. Une décision qu'elle avait prise à contrecœur, détestant l'idée d'abandonner son ancienne vie, ses repères, mais surtout sa famille.

Ça, c’était la version officielle.

Celle qu’on m’avait constamment racontée.

Autant vous dire que j'étais loin d'imaginer qu'en réalité, la véritable source de son malheur n'était pas l'exil en lui-même, mais l'abandon des siens.

Lorsque ma mère a annoncé à ma grand-mère qu'elle comptait épouser un Français, la réaction fut immédiate : une gifle. Puis une déferlante d'insultes, toutes plus cinglantes les unes que les autres, dont le fameux mot harki. Elle n'arrivait pas à croire que sa propre fille puisse trahir la mémoire de ses ancêtres ainsi, et très vite, ses autres frères lui ont aussi tourné le dos.

Ma mère, terrifiée à l'idée de perdre son propre sang, a alors proposé de tout arrêter. Mais c'était trop tard. Le mal était déjà fait. Le simple fait d'avoir pu songer à épouser un Français avait suffi à briser le lien de confiance à tout jamais.

Résultat, personne n'a assisté à son mariage. Personne n'a appelé quand elle a accouché. Mis à part Sonia, ma tante maternelle. La mère de Rym. Parce qu'elle avait elle-même aimé un Français. Mais elle n'avait jamais eu le courage de l'officialiser et s'était raisonnée en se mariant avec un cousin éloigné.

Ma mère est devenue une paria au sein de sa propre famille, et le fait que je sois née fille n'a fait qu'envenimer la situation. Non seulement elle salissait le nom de ses ancêtres, mais en plus elle était incapable d'assurer la lignée avec un fils. D'où la rancune qu'elle a progressivement nourrie envers moi, ainsi que le contraste flagrant de son comportement avec Wiam, qui lorsqu'il est arrivé, a été perçu comme un signe de rédemption.

Et pour couronner le tout, comme si l'humiliation n'était pas assez profonde, la famille de mon père ne l'a pas accueillie non plus. Les parents de mon père avaient déjà eu du mal à accepter sa conversion à l'Islam, eux qui étaient issus d'une éducation catholique stricte. Alors épouser une femme étrangère, c'était le pompom. Elle avait été accusée de l'avoir épousé uniquement par intérêt, pour les papiers. Et même si le rejet n'était pas total de leur part – mes grands-parents l'invitaient parfois à dîner –, ils n'ont pas hésité à la piquer. Une réflexion par-ci sur son accent, une autre sur son incapacité à cuisiner les plats bretons dont mon père raffolait tant.

De chaque côté, personne ne l'épargnait.

Elle devait s'intégrer, sans risquer de se déraciner.

Et pour quelle faute ? Celle d'avoir simplement aimé.

Je relève la tête pour regarder ma mère.

Pour la première fois, je ne vois plus cette femme autoritaire qui m'a fait la misère. Derrière son armure, je distingue une femme seule. Une enfant blessée et rejetée.

Bien évidemment, son histoire ne justifie en rien ses cris, ni ses humiliations. Mais maintenant, je comprends. Je comprends que le problème n'a jamais été moi. Je n'ai été que le réceptacle de sa douleur. L'exutoire de sa propre rancune.

  • Arrête de me regarder comme ça, gronde ma mère, les lèvres pincées.
  • Comme quoi ?
  • Comme si j'étais à plaindre. Je ne veux pas de ta pitié, Layla.

Mon cœur se serre.

  • Je ne te plains pas, maman. En fait, je suis plutôt heureuse.

Elle hausse les sourcils, déroutée.

  • Heureuse ? s'écrie-t-elle. Heureuse de voir ta mère souffrir, c'est ça ?

Je nie immédiatement de la tête.

  • Non, non... Je suis heureuse parce que maintenant, je sais pourquoi tu agis comme ça.
  • Ah bon ? s'esclaffe-t-elle, sans joie. Alors vas-y, éclaire-moi !
  • Tu agis comme ça pour me protéger. Parce que même si tu ne l'admets pas, tu m'aimes, au fond de toi.

Elle éclate d'un rire sec, presque nerveux.

  • Tu délires, ma fille...

Mais je ne la laisse pas reculer.

Je m'avance d'un pas, puis d'un autre, jusqu'à sentir la chaleur de son corps contre le mien. Puis sans lui demander son autorisation, j'enveloppe sa taille autour de mes bras.

  • Layla, qu'est-ce que tu...

Elle tente de protester.

Mais je serre encore plus fort, collant ma joue contre sa poitrine.

  • Tu m'aimes tellement que tu préfères me faire du mal, plutôt que de me voir souffrir comme toi.

Elle se fige raide, comme une statut.

Elle pourrait me repousser, mais elle ne le fait pas.

Sa respiration est hachée et ses doigts tremblent, suspendus dans l'air.

  • Et même si je ne te le dis jamais, je t'aime tellement aussi, maman. Et je te remercie de m'avoir donné la vie.

Comme si ces mots avaient été la goutte de trop, ses bras retombent brusquement, m'étreignant fermement. Elle me serre fort, si fort que j'ai du mal à respirer. Mais pourtant, je ne suis pas gênée. Au contraire, je me sens apaisée.

Ses sanglots éclatent ensuite, bruts et incontrôlés.

Elle enfouit sa tête contre la mienne, et mes larmes se mêlent aux siennes.

Nous restons alors enlacées ainsi durant si longtemps que j'en perds la notion du temps.

Lorsque j'ose enfin un regard vers mon père, il a lui aussi les yeux humides. Il m'adresse un sourire discret, signe de ne pas m'inquiéter, et je me détache finalement de l'étreinte de ma mère.

D'un revers de la manche, j'essuie mes joues.

Puis je prends une profonde inspiration, prête à tout affronter :

  • Maman, je comprends ton inquiétude... soufflé-je. Mais ma situation avec Chahine est différente.

Elle fronce les sourcils et son regard se durcit.

  • Différente ? tranche-t-elle, d'une voix sèche. Tu crois vraiment qu'une belle-mère marocaine rêve d'une belle-fille algérienne ? Tu ne seras jamais acceptée pleinement, Layla. Jamais.

Je serre les poings, le long du corps.

  • Je n'aurai pas ce problème, maman.
  • Ah oui ? Parce que tu te crois différente, c'est ça ? Tu crois que tu vas être épargnée ?

Je la fixe droit dans les yeux.

  • Non. C'est parce que je n'aurai jamais à les rencontrer.
  • Quoi ? Et pourquoi ça ?

Je me pince l'arête du nez, réfléchissant à la meilleure façon de le formuler.

  • Parce que... Chahine n'a plus de parents, maman.

Un silence retombe.

Aussi lourd que glaçant.

Ma mère cligne des paupières, comme si elle avait pris une gifle.

Mon père, lui, se passe une main sur le visage et détourne la tête.

  • Tu comprends... maintenant ? ajouté-je, d'une voix chevrotante. La seule famille qu'il possédera, ce sera celle qu'il construira avec moi.

Je m'interromps un instant, éclaircissant ma gorge, avant d'ajouter :

  • Avec vous... si tu acceptes au moins de le rencontrer. Alors... tu veux bien juste m'accorder ça, s'il-te-plaît ?

Ma mère semble bouleversée.

Elle ne dit rien, mais son expression parle pour elle. Elle est en train d'imaginer la douleur de la solitude totale, à un âge aussi jeune. Une peine qu'elle ne connaît que trop bien.

Alors elle baisse le regard.

Puis dans un mouvement lent, elle se met hocher la tête.

Ça y est.

J'ai réussi.

Elle accepte enfin de le rencontrer.

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