Chapitre 22

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Layla

Je recompose le code secret du bâtiment, l'index tremblant.

Je n'arrive pas à croire que je sois réellement en train de faire ça. Me rendre chez un garçon qui n'est ni mon père, ni mon frère, comme s'il s'agissait d'un geste anodin.

En même temps, je n'ai pas pris cette décision de mon propre chef. En effet, lorsque ma dernière matinée de stage s'est achevée, je me suis empressée de téléphoner à Jasmine. Je l'ai informée de l'absence de Chahine au pot de départ – lui qui raffole pourtant des gourmandises –, et lui ai fait part de mon envie de l'aider. Elle a alors immédiatement approuvé mon idée et m'a même proposé de m'accompagner.

Face au manque de réponse de Chahine à nos messages, nous avons convenu de nous rendre chez lui. Madi étant actuellement dans le Sud pour s'occuper de sa famille, il n'a malheureusement pas pu se joindre à nous.

Tout était donc prévu et parfaitement calculé. Mais au dernier moment, Jasmine m'a appelée pour me prévenir d'une urgence avec son père qui l'empêchait de venir. Je lui ai alors suggéré de reporter notre visite, ce qu'elle a fermement refusé.

  • Il a besoin de soutien, Layla... m'avait-elle susurré. Maintenant plus que jamais.

Pour être honnête, malgré sa requête, j'ai vaguement hésité.

À cause de la perspective de m'introduire dans son intimité, mais également par manque de légitimité. Après tout, même si j'ai partagé de nombreux moments en sa compagnie, je n'ai pas non plus développé une proximité aussi profonde que celle qu'il entretient avec ses amis. Alors je n'ai pas pu m'empêcher de me demander si ma présence individuelle était réellement justifiée.

Cependant, l'éventualité de repousser encore ma confrontation était loin de m'enchanter et les derniers mots de Jasmine ont particulièrement raisonné en moi.

  • Je sais que ça va te paraître étrange d'y aller sans moi, mais je crois que c'est peut-être mieux comme ça...
  • Tu es sérieuse ? m'étais-je exclamée. Tu es son amie d'enfance ! Moi, je suis à peine...

Je n'avais pas pu finir ma phrase, incapable de définir ce que je représentais à ses yeux. Parce qu'au fond, je n'en savais rien.

  • Justement, Layla. C'est peut-être ce qu'il lui faut, une personne qui a un lien... différent.
  • Différent ? Tu veux dire moins proche ?
  • Pas forcément moins proche. Mais disons... moins chargé. Moins mêlé à son passé et à ses attentes. Parfois, la distance permet d'ouvrir un espace pour la vulnérabilité.

Sur cette phrase, j'ai réalisé la véracité de ses propos.

Et puis j'ai aussitôt trouvé le courage de me lancer, sans plus songer à reculer.

* * *

Le numéro de son appartement est gravé sur le bois ancien.

Je prends une profonde inspiration pour me calmer, avant de me décider à toquer.

Une, deux, trois fois.

Pas de réponse.

Je me fige un instant, déconcertée. Puis je tends l'oreille discrètement. Pas un bruit de pas, ni même un froissement. Il ne m'a sûrement pas entendu. Je lève de nouveau la main et frappe alors un peu plus fort. Pas non plus violemment, mais avec davantage d'assurance.

Toujours rien.

Je tente de me convaincre qu'il existe une explication rationnelle. Peut-être qu'il dort encore, même si ça me paraît étrange à cette heure-ci. Ou bien qu'il est parti effectuer quelques courses au supermarché. Mais dans ce cas, je suppose qu'il aurait fait l'effort d'allumer son téléphone.

Petit à petit, mes pensées s'entremêlent. J'ai beau essayer de rester lucide, un sentiment d'angoisse s'empare de mon esprit et je ne peux m'empêcher d'imaginer le pire. Et s'il lui était arrivé quelque chose ? Et si lui-même... avait tenté quelque chose ?

La panique me pousse alors à opter pour une solution plus radicale.

Tout en hurlant son prénom, je me mets à frapper à sa porte comme un bourrin.

  • Chahine ! Ouvre-moi !

Les coups résonnent dans le silence.

  • Je t'en prie ! ajouté-je.

Ma voix se montre faible, désespérée.

Mais je ne me laisse pas abattre.

Je continue de tambouriner, persuadée que mes efforts finiront par payer.

Ou peut-être parce que je refuse d'admettre que je n'ai plus d'autre option à envisager.

Cependant, les minutes passent, s'égrénant sans la moindre évolution de la situation. Ma détermination commence à vaciller, mes espoirs menacent de s'envoler.

Juste au moment où je m'apprête finalement à abandonner, la porte s'ouvre soudain brusquement. Son visage familier apparaît alors dans l'encadrement.

  • Layla ? murmure-t-il.

Je relève la tête, crispée.

  • Cha... hine ?

Il a les yeux rouges et des cernes noirs sous-jacents.

Soit il manque de sommeil, soit il a pleuré.

Ou peut-être les deux.

Peu importe, le voir dans cet état me déchire le cœur.

  • Qu'est-ce que... tu fais ici ?

Il a le regard écarquillé, visiblement désemparé par ma présence.

  • Je...

Je reste muette un instant, incapable de m'exprimer. Moi qui avais pourtant soigneusement répété le même discours, je me retrouve subitement devant la situation que je redoutais tant.

Chahine fronce alors les sourcils, l'impatience le gagnant progressivement.

  • Je m'inquiétais pour toi, finis-je par avouer.
  • Tu t'inquiétais pour moi ? répète-t-il, comme si je venais de lui balancer une énormité.
  • Tu ne répondais à aucun de nos messages, ni à Jasmine et Madi, ni à moi !

Il lève les yeux au ciel, las.

  • C'est bon, je suis vivant. Tu peux rentrer chez toi, maintenant.

Je serre les dents, irritée par sa persistance à vouloir m'éviter et surtout tout nier.

  • Arrête de me faire croire que tout va bien de ton côté ! m'écrié-je.
  • Tout va bien, affirme-t-il. Et même si c'était pas le cas, ça ne regarde que moi.

Il s'apprête à me tourner le dos, mais je retiens la porte avec mon pied.

  • Pourquoi est-ce que tu fais ça, Chahine ?

Il se retourne de nouveau, arquant un sourcil.

  • Pourquoi tu agis comme si tu ne méritais pas d'avoir de l'aide ?
  • Parce que je peux me débrouiller seul ! J'ai pas besoin de ta pitié, Layla !

Je l'observe, interdite.

Sa remarque est aussi blessante qu'un coup de poignard.

  • Tu crois que je suis venue ici par charité ?

Il respire fort, les poings serrés le long du corps.

  • Tu crois vraiment que je me serais donnée tout ce mal pour ça, pour du mépris déguisé ?

Il détourne les yeux, manifestement conscient d'une telle absurdité.

  • Alors pourquoi... souffle-t-il.

Sa voix se fait plus tendre, moins véhémente et accusatrice.

  • Pourquoi est-ce que tu fais ça ?
  • Parce que...
  • Parce que quoi, Layla ?
  • Parce que je tiens à toi, idiot !

Le brun se pétrifie soudain, frappé par mes propos.

Je réalise alors l'ampleur de mon aveu, ses implications claires et le bouleversement qu'il risque de provoquer dans notre relation. Mais rien de tout cela ne me freine à poursuivre sur ma lancée.

  • Je sais que je n'ai pas toujours été exemplaire... ajouté-je. Je t'ai dit des choses horribles, dont je ne pensais pas un mot certes, mais qui t'ont tout de même blessé... Et pour ça je te demande pardon.
  • Layla...
  • Mais même si je ne sais pas toujours le montrer, je veux que tu saches que tu comptes énormément pour moi... En tout cas, bien plus que tu ne le crois. Et je veux être là pour toi.

Je conclus mon discours en sortant une petite boîte en plastique de mon sac et la lui tends. Il la prend spontanément d'une main, ouvre délicatement le couvercle, et découvre avec surprise un dessert à la mangue – ce fameux tiramisu que je lui avais promis. Son visage fermé s'éclaire alors instantanément, accompagné d'un léger sourire au coin de la lèvre.

  • Tu te souviens vraiment de tout, hein ?

J'acquiesce timidement, un peu embarrassée, mais heureuse de voir ce changement en lui.

  • Il est un peu chaud, donc n'hésite pas à le mettre dans le frigo avant de...

Il ne me laisse pas le temps de finir qu'il dévore le gâteau d'une traite sans prévenir.

Je le regarde, abasourdie, tandis qu'il essuie les bouts de crème logés autour de son menton. Dieu merci, j'ai suffisamment de maîtrise pour ne pas céder à l'envie irrépressible de le faire moi-même.

  • Alors, la mangue doit toujours être appréciée seule ? questionné-je.

Un léger rire lui échappe face à ma remarque.

  • Bon, peut-être que ta recette fait partie des exceptions...

J'affiche un sourire triomphant, fière d'avoir raison, avant d'entremêler mon rire au sien. L'atmosphère s'adoucit, faisant renaître au fur et à mesure du temps une certaine familiarité entre nous.

Chahine reprend ensuite un ton plus sérieux, son regard se faisant plus intense.

  • Merci, Layla. Pour le gâteau, mais aussi pour t'être déplacée. Ça me touche, vraiment.

Le rouge me monte aux joues.

  • Pas... pas de quoi !
  • Tu veux bien m'attendre un instant ?
  • Quoi ?

Il m'indique du doigt sa tenue – un tee-shirt blanc simple et un jogging gris usé.

  • J'aimerais te montrer quelque chose, mais avant ça... je dois me changer.

J'opine du chef et le regarde alors retourner rapidement dans son appartement, l'esprit troublé. Je me demande ce qu'il tient tant à me faire découvrir...

* * *

Une dizaine de minutes plus tard, je le retrouve à l'entrée des escaliers de service.

Il est désormais vêtu d'une surchemise bleue à carreaux et d'un pantalon cargo couleur caramel. Même si ça m'ennuie de l'admettre, je dois avouer que cette tenue lui va à ravir.

Il me fait un signe de la tête pour m'intimer de le rejoindre. Je m'exécute alors et gravis les marches étroites avec prudence derrière lui. Le couloir est particulièrement sombre, le silence étouffant, et si je n'avais pas entièrement confiance en son honnêteté, j'aurais littéralement pu me croire dans un début de film d'horreur.

  • Tu ne vas pas me séquestrer, pas vrai ? lancé-je pour détendre l'atmosphère.

Chahine se retourne alors brusquement, réduisant la distance entre nous. Il me scanne intensément de ses yeux perçants, instaurant une tension palpable dans la pièce. Tous mes sens sont en alerte et je peine à respirer correctement. Je déteste tellement l'effet qu'un simple regard de sa part peut procurer en moi.

  • J'avoue que c'est parfois tentant, répond-il finalement, sur un ton faussement menaçant.

Je laisse échapper un rire nerveux.

  • Très drôle, marmonné-je. Tu devrais postuler pour un thriller, franchement.

Il pouffe discrètement avant de reprendre sa marche et de pousser une vieille porte métallique. Une bouffée d'air frais nous accueille, et je réalise alors que nous sommes situés sur le toit.

  • Qu'est-ce qu'on fait ici ? questionné-je, incrédule.
  • Pourquoi ? Tu as déjà le vertige ? me rétorque le brun avec un sourire mutin.

Je roule des yeux.

  • Je te rappelle que j'ai survécu aux pires attractions d'Astérix !
  • C'est vrai. Avec le mérite d'avoir gardé ton voile en place, en plus !
  • Exactement. Franchement, je trouve que j'ai vraiment assuré !

Nous partageons un rire complice.

Au même moment, la brise du vent vient jouer avec un pan de mon foulard, qu'elle repousse distraitement. Comme si la vie voulait me rappeler que rien n'était jamais véritablement acquis.

Chahine tend machinalement la main, prêt à remettre le tissu en place, avant de réaliser la boulette et d'arrêter son geste à mi-chemin. Je lui décoche alors un sourire discret, puis réajuste moi-même mon foulard, sans me presser. Il se retourne pour me laisser un semblant d'intimité, et lorsque j'achève mon action, je le découvre assis à califourchon sur le rebord du toit, contemplant les rues en contrebas.

  • Tu viens souvent ici ? lui demandé-je.
  • Pas vraiment, répond-il en haussant les épaules. Enfin, plus maintenant.

Je croise les bras sur ma poitrine.

  • Donc ça veut dire que tu venais souvent avant ?
  • À une certaine époque, oui...

Il se pince l'arête du nez, comme pour marquer une pause.

  • Avant, je venais souvent... avec ma mère.

Je l'observe, intriguée.

  • Avec ta mère ? Elle aimait venir ici ?
  • Ouais, disons que c'était notre petit refuge.
  • Un refuge ?

Il acquiesce discrètement.

  • Elle appréciait le calme qui y régnait, et moi j'aimais la regarder s'apaiser sans éprouver le besoin de parler.

Sur cette remarque, j'en profite pour scruter l'espace qui s'offre autour de moi.

Ce dernier est vaste, un peu délabré, mais effectivement, étrangement paisible. Des chaises en plastique traînent près d'un coin grillagé, accompagnées de quelques pots de tulipes abandonnés. Le ciel, lui, s'enflamme dans une mosaïque de couleurs chaudes, procurant un sentiment profond de confort et de sérénité.

  • Pourquoi vous ne venez plus ensemble, alors ?

Je remarque que ses traits s'assombrissent légèrement.

Ses épaules se contractent, et il semble lutter pour se forcer à les relâcher.

Il prend ensuite une grande inspiration, les yeux toujours rivés sur le spectacle orangé, et finit par me répondre tout doucement :

  • Parce qu'elle n'est plus là.
  • Elle a déménagé ? demandé-je naïvement.

Il secoue la tête pour dire non.

  • Elle est décédée... il y a environ cinq ans.

Quoi ?

  • D'un myxome cardiaque.

Un frisson me parcourt l'échine et mes membres se raidissent.

Tout prend soudainement sens dans mon esprit. Ses crises de panique, son refus catégorique d'aborder le sujet ainsi que son silence prolongé. Je ressasse chacun de ces événements et une vague de culpabilité m'envahit brutalement.

  • Chahine, je...

Je veux rétorquer quelque chose, tenter de m'excuser, mais une boule douloureuse se forme dans ma gorge et m'empêche de continuer à parler.

Le brun semble le remarquer. Il plisse légèrement les yeux et m'adresse un sourire compatissant, comme s'il cherchait à me rassurer. À me dire qu'il comprenait et que je n'avais pas à subir une telle responsabilité.

  • Tout a commencé quand j'étais au lycée, poursuit-il.

Je prête l'oreille, réalisant qu'il a enfin décidé de se confier.

  • J'étais un ado plutôt lambda... Un fauteur de trouble en manque d'attention.
  • Quoi ? m'étonné-je.

Jasmine m'avait déjà prévenue que Chahine n'était pas très sérieux à l'époque, mais j'avoue avoir du mal à l'imaginer semer la pagaille en classe volontairement.

  • Je sais, ricane-t-il, comme s'il comprenait parfaitement ma réaction. Mais pour ma défense, mon contexte personnel n'a pas aidé...
  • Ton contexte ? questionné-je, le sourcil arqué.

Il regarde dans le vide, déglutit pour marquer une pause, avant de reprendre.

  • Mon père nous a abandonnés, ma mère et moi, quand j'étais encore un bébé...

Mon estomac se noue.

Je ne m'attendais pas à ça.

  • Ma mère a donc dû s'occuper de moi tout en bossant à côté. Elle venait juste d'arriver du Maroc et ne connaissait personne ici, alors elle a dû apprendre à tout gérer...

Je suis incapable d'imaginer la difficulté d'élever un enfant seule dans un pays étranger.

  • Forcément, je me suis senti délaissé. Même si elle faisait de son mieux, elle ne pouvait pas se décupler et encore moins se substituer au rôle d'un père. Alors j'ai cherché à compenser son absence. Par tous les moyens, et parfois des moyens pas très sains.

Je sens mon cœur s'accélérer.

  • Quel type... de moyens ? bredouillé-je, avec appréhension.

Il se retourne pour me faire face et ancre de nouveau son regard au mien.

Un silence s'installe alors entre nous, lourd, chargé de non-dits. Et je ne peux m'empêcher de l'interpréter comme une réponse en soi. Peut-être que les choses que Chahine a faites sont tellement blâmables qu'il a honte de les évoquer à haute voix. Peut-être qu'elles risquent même de bouleverser à jamais l'image que je me fais de lui.

Une partie de moi, curieuse, souhaite connaître la vérité. Mais une autre, plus rationnelle, sait pertinemment que je n'en tirerai rien de bon. Si Chahine s'est repenti, je ne suis personne pour le juger. Je ne veux pas l'obliger à ressasser des souvenirs qu'il essaie probablement d'oublier, et encore moins lui faire révéler des péchés qu'il a certainement déjà payés.

Je m'apprête à lui proposer d'arrêter, bien décidée à briser la tension, lorsque ce dernier me coupe dans mon élan.

  • Je n'ai jamais rien fait d'illégal, si ça peut te rassurer... lance-t-il, un sourire au coin. Juste... des petites conneries.

Je suis prise de court par sa remarque.

  • Oh, euh... je... je n'en doute pas, hein ! rétorqué-je, les mains en l'air.

Je ne sais pas pourquoi je me mets à paniquer.

Mais ce qui est sûr, c'est que mon expression l'a alerté.

Il se met à esquisser un second sourire, avant d'ajouter.

  • En plus, tu en as déjà vu une.
  • Hein ?
  • Si si, je t'assure.

Je l'observe, perplexe.

Il désigne alors son dos d'un mouvement de pouce.

Je tourne la tête pour suivre son doigt, mais reste complètement larguée.

  • Aux vestiaires du bloc opératoire, murmure-t-il.

Une ampoule s'illumine soudain au-dessus de ma tête.

Les fameux tatouages.

Je me suis toujours demandée pourquoi il en avait, sans avoir le courage de le questionner à ce sujet. On dirait que je viens enfin d'obtenir ma réponse.

  • J'avais besoin d'attirer l'attention, comme d'habitude. Alors j'ai fait ça sur un coup de tête, en seconde.
  • En seconde ? m'exclamé-je, interloquée. Mais il faut être majeur pour se faire tatouer, non ?

Il opine du chef.

  • Normalement, oui. Mais j'avais réussi à trouver un tatoueur peu regardant. J'ai pu mentir sur mon âge sans avoir à montrer de pièce d'identité.

Je suis partagée entre l’envie de le réprimander pour son imprudence et l’admiration secrète que j’éprouve pour sa débrouillardise.

  • Et comment ont réagi tes amis ? demandé-je. Jasmine et Madi ?
  • Ils n'étaient pas au courant, ricane-t-il. D'ailleurs, ils ne le sont toujours pas.

Sérieusement ?

  • Je fais semblant d'être pudique pour ne jamais me changer devant Madi. Mais la vérité, c'est que je ne veux pas qu'il découvre mes tatouages.

Sur cet aveu, un sentiment étrange me traverse. Je sais que c'est mal, mais je me sens privilégiée d’être la seule à avoir entrevu cette part de lui.

  • La seule personne dont je voulais vraiment attirer l'attention, c'était ma mère.
  • Comment est-ce qu'elle a réagi ?

Il se frotte la nuque, puis pousse un soupir.

  • Elle était dépassée. Entre ça et mes notes catastrophiques, elle ne savait plus du tout quoi faire du crétin que j'étais.
  • Ça a dû être dur pour elle, de voir son unique fils pour qui elle a tout sacrifié s'enfoncer ainsi...
  • Très dur, répète-t-il. Je suis certain que ça a participé au développement de sa pathologie.

Je secoue doucement la tête.

  • Chahine, ne dis pas ça ! m'écrié-je. Ce n'est pas ta faute.
  • Bien sûr que si. Elle a commencé à avoir les symptômes de la tumeur quand j'étais en Première. Mais avec son rythme de vie, elle n'avait pas le temps de s'y attarder.

Je reste silencieuse, lui offrant une écoute active.

  • Elle a continué de les ignorer comme ça durant des mois. Mais en Terminale, les symptômes se sont aggravés et elle a dû se faire hospitaliser.

Je sens l'émotion monter dans sa voix.

Il semble revivre intensément chacun de ces moments.

J'aimerais tellement pouvoir lui serrer la main à cet instant précis.

  • Et... après ? parviens-je à marmonner à la place.
  • Après... tout s'est enchaîné. Les consultations, les examens complémentaires... On n’a à peine eu le temps de réaliser ce qui se passait que le verdict était déjà tombé.

Il fixe un point invisible, devant lui.

  • À l'origine, le myxome est une tumeur bénigne qui se soigne plutôt bien. Mais comme ma mère avait laissé traîner ses symptômes, les cellules cancéreuses se sont accumulées. Ajoutés au contexte la fatigue et le stress constant, on obtenait le cocktail parfait pour une opération super risquée.

Je parcours mes souvenirs, à la recherche de notes que j'avais lues à propos du myxome. Il s'agit d'une pathologie qui ne répond ni à la chimiothérapie, ni à la radiothérapie. Seule une exérèse chirurgicale permet de la traiter.

  • Avec un tel risque, il était hors de question pour moi qu'elle se fasse opérer. J'avais trop peur de la perdre et je ne voulais pas envisager cette éventualité.

Pourtant, il n'y avait probablement pas d'autre choix.

  • Au début, elle était d'accord pour renoncer. On en avait longuement parlé et je lui avais promis de tout faire pour la soulager. Je me suis donc repris en main, en commençant par arrêter les bêtises en classe et en me mettant sérieusement à travailler.

Ce Chahine-là, j'arrive parfaitement à le visualiser.

  • Chaque jour après les cours, je préparais nos repas. Je prenais soin de les adapter à son régime strict et équilibré. Moins de graisses saturées, plus de fibres, ainsi qu'une excellente hydratation. Je m'occupais également des tâches ménagères, pour que la seule chose que ma mère ait à gérer soit sa santé. Le reste du temps, je profitais des moments calmes pour réviser.

Je suis subjuguée par la résilience qu'un si jeune garçon a dû déployer. Je n'arrive pas à croire que j'aie pu me plaindre de devoir travailler à temps partiel durant ma deuxième année, tandis qu'il a été capable de porter un fardeau aussi lourd à côté.

  • Le problème, c'est que malgré mes facilités, avec tout le retard accumulé, c'était difficile de jongler entre ces activités. Je voulais vraiment obtenir un bon dossier, pour pouvoir m'ouvrir toutes les portes à l'université. Alors j'ai décidé de redoubler mon année.
  • C'est vraiment courageux de ta part...

Il ne relève pas ma remarque et continue sur sa lancée.

  • Mes notes se sont nettement améliorées, mes profs m'ont énormément encouragé et petit à petit, la fierté s'est dessinée sur le visage de ma mère.

Il esquisse un sourire, mais ce dernier n'a aucune joie.

  • Je pensais qu'en éliminant le facteur de stress que je représentais, les symptômes de ma mère diminueraient. Mais au contraire, ils n'ont fait que progresser.

Je me pince la lèvre inférieure d'un air penaud.

Je n'imagine pas la détresse qu'il a dû ressentir en constatant la vaineté de ses efforts.

  • Douleurs, œdèmes, malaises... Les symptômes d'un myxome non traités sont très invalidants. Alors malgré mes protestations, l'idée de l'opération a fini par refaire surface. Ma mère était fatiguée. Mais surtout, elle en avait assez de vivre à moitié.

Je ne peux que compatir, quand je vois l'état dans lequel un simple rhume peut me plonger.

  • J'ai fini par accepter, reprend-il. Pas par manque d'option, mais parce que je voulais respecter sa volonté après lui avoir causé tant de soucis. Je ne voulais pas l'empêcher de saisir cette seconde chance alors que j'étais celui qui lui avait arraché sa première vie.

Les larmes roulent sur mes joues.

Pas tant à cause de l'issue de l'histoire que je connais déjà, mais parce que je prends seulement conscience maintenant de cette similitude profonde entre Chahine et moi. La perspective d’être l’enfant d’une mère qui a tout sacrifié pour nous élever, parfois au prix de sa propre identité… Et surtout, ce sentiment terrible d’avoir tout gâché.

Je ne connais pas sa mère. Je ne saurais dire si elle a un jour regretté les sacrifices pour son fils, ou si au contraire sa présence lui a offert les ressources pour se relever après l'abandon de son mari. Mais s'il y a bien une chose que je connais, c'est la culpabilité sourde d'avoir peut-être gâché la vie de celle qui m'a amenée ici. Et c'est un sentiment que j'aurais aimé éviter de faire ressentir à n'importe qui. Encore plus à lui.

  • J'avais un mauvais pressentiment.

La voix rauque de Chahine m'arrache de ma transe.

  • Un mauvais pressentiment ? redemandé-je en tamponnant mes larmes.
  • Tu sais, ce genre de feeling qu'on ne ressent qu'une fois dans sa vie et qui ne trompe pas.

Je ne crois pas avoir déjà expérimenté une telle sensation.

  • Un peu avant l'opération, on est montés sur ce toit, elle et moi. On a discuté comme on ne l'avait jamais fait, en abordant absolument tous les sujets.

Un sourire nostalgique se dessine au coin de sa lèvre.

Je devine alors que tous les sujets, ce sont réellement tous les sujets. Même les plus intimes.

  • Je lui ai alors fait une promesse. Je lui ai promis que peu importe ce qui arriverait, après le bac, je m'inscrirai en médecine. Et je trouverai un moyen de soigner ce foutu myxome autrement que par la chirurgie.

Sur ces mots, il interrompt brutalement son discours.

Je pense d'abord qu'il marque simplement une pause, car il a besoin de respirer.

Cependant, une minute s'écoule. Puis deux, puis trois. Sans rien.

Je comprends alors qu'il a terminé.

Je ne lui demande pas comment l'opération s'est passée. Je le sais déjà.

Pour être honnête, j'aimerais laisser le cours de cette discussion s'achever là, sur cette promesse positive. Et je pense qu'il s'agissait également de l'intention de Chahine.

Sauf que je ne peux pas. Maintenant qu'il s'est confié, je suis incapable de réprimer ma curiosité. J'ai besoin de comprendre concrètement ce qui s'est passé.

Alors au lieu de me taire, je prends une profonde inspiration et je choisis mes prochains mots avec précaution.

  • Alors pourquoi avoir refusé le cas du myxome ? Pourquoi avoir laissé filer l'occasion de te rapprocher de ta promesse ?

Un long silence suit ma question.

Chahine paraît braqué, le corps crispé et le regard dévié.

Je me dis que j'ai peut-être exagéré, que j'ai franchi une limite qu'il n'était pas prêt à partager.

Mais finalement, il joint les deux paumes dans un léger claquement et les serre fermement, avant de se redresser et de me dévisager.

  • Tu veux vraiment la vérité ?

Je hoche lentement la tête, prête à tout encaisser. Même la pire des atrocités.

  • J'ai paniqué, dit-il simplement.

Je le fixe.

Son ton est léger, presque badin, contrastant ironiquement avec l'ampleur de son aveu.

  • C'est... c'est tout ? questionné-je, déroutée.
  • C'est stupide, hein ? J'ai bossé comme un fou depuis cinq ans, me préparant uniquement pour ce moment... Et le jour où il arrive enfin, je me dégonfle. Bloqué. Paralysé.

Il laisse échapper un rire sarcastique, comme s'il se moquait de lui-même.

  • C'est normal de se sentir submergé par les émotions, tenté-je de le rassurer.
  • Tu parles, soupire-t-il. Je me suis convaincu que je n'avais pas assez de connaissances et qu'il méritait quelqu'un de plus expérimenté. Mais au fond, j'ai surtout cherché toutes les excuses possibles pour me défiler.

Il passe la main dans ses cheveux et pousse un nouveau soupir.

  • C'était plus facile de déléguer ce genre de responsabilité... au cas où quelque chose arriverait. Sauf qu'au final...

Il s'arrête net, son souffle devenant plus court.

  • Au final, l'opération s'est encore mal déroulée... et c'est comme si j'avais assisté à la mort de ma mère une seconde fois.

Il baisse les yeux, cherchant à se dissimuler.

  • Le jour où j'ai appris le décès de Monsieur Sylla, j'ai remis en question tout mon parcours. Je me suis demandé pourquoi je m'étais cassé la tête à faire autant d'années d'études, si au final j'étais incapable d'en affronter la réalité...
  • Chahine...
  • Peut-être qu'il s'agissait d'un signe pour tout plaquer, après tout...

Je m'apprête à répliquer, irritée par la négativité qui plane autour de lui, lorsque ce que je vois me suspend. Une larme, qui glisse lentement le long de sa joue. Il ne cherche ni à l'expliquer, ni à l'essuyer. Il reste simplement là, immobile, comme s'il était enfin prêt à l'accepter.

Je ravale alors mes mots, persuadée que mes tentatives de le raisonner ne serviront à rien. Parce qu'au fond, je sais qu'il ne croit pas réellement à ce qu'il dit. Il n'a pas besoin qu'on lui rappelle à quel point il est brillant, ou qu'il aurait tort d'abandonner la médecine. La seule chose dont il a besoin, là, tout de suite, c'est d'une présence bienveillante à ses côtés.

Les paroles qu'il prononce ensuite ne font que confirmer mes pensées.

  • Merci pour tout, Layla. Pour m'avoir écouté sans juger. Et pour ne pas m'avoir lâché... même quand je t'ai repoussé.

Je lui décoche un sourire chaleureux.

  • Je t'ai déjà dit que tu comptais beaucoup pour moi. Et que je voulais être là pour toi.

Je balance cette dernière remarque avec une légèreté déconcertante.

Chahine détourne alors immédiatement le regard, l'air soudain embarrassé.

  • Justement... en parlant de ça...

Mon cœur fait un raté.

Ça y est.

C’est le moment.

Celui où il va me rejeter. Ou pire, me dire qu’il n’est pas prêt car il ne veut pas me blesser.

  • Eh bien... en fait...

Je retiens ma respiration, incapable d'anticiper ma réaction. Est-ce que je vais pouvoir l'encaisser ? Ou bien m'effondrer ? Bon sang, j'avais complètement oublié de prendre en compte cette éventualité, trop occupée à me concentrer sur le fait de vouloir l'aider.

Le brun se tortille, ne sachant plus où se placer, ce qui accentue mon propre malaise. Il s'éclaircit ensuite doucement la gorge, comme s'il hésitait et cherchait un peu de courage au fond de lui. Pitié, abrège mes souffrances !

  • Je sais que je ne sais pas toujours le montrer, mais toi aussi... tu comptes pour moi.

Hein ?

  • Après la mort de ma mère, je ne suis plus jamais monté sur ce toit. C'est la première fois que j'ai eu envie de revenir depuis, et si j'ai trouvé le courage de le faire, c'est uniquement parce que tu étais là.

Chahine...

  • Et moi aussi, je veux être là pour toi... Pas seulement maintenant, mais pour la vie.
  • Pour... la vie ?

Il arrive finalement à soutenir mon regard et je remarque que son visage bronzé s'est coloré d'un rose discret.

  • Oui, pour la vie. Parce que je te veux, Layla. Ici-bas... et dans l'au-delà.

Il baisse les yeux un instant, gêné, avant de les relever avec une nouvelle détermination.

  • Ça peut paraître soudain, mais tant pis. Est-ce que tu accepterais... de m'épouser ?

Alors effectivement, je m'effondre.

Mais pas à cause des larmes de déception que je craignais. Mais sous un océan de joie.

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