Chapitre 25

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Layla

J'agite fébrilement mes jambes sous la table.

Après avoir réussi à convaincre ma mère de rencontrer Chahine, je lui ai proposé de se retrouver tous les trois dans un café. Je savais que même si elle avait accepté, elle restait réticente au fond d'elle. J'ai donc expliqué le contexte à Chahine – sans entrer dans les détails –, afin qu'il ne soit pas dérouté par l'attitude de cette dernière.

Cependant, comme je l'avais prévu, l'atmosphère reste plutôt tendue.

Nous avons chacun commandé nos boissons – deux expressos sans sucre pour eux, un thé à la rose pour moi –, et attendons patiemment le retour du serveur pour commencer. Ma mère tapote du bout des doigts sur la table, tandis que Chahine, assis juste en face, lisse sans cesse sa manche. Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il est nerveux, mais il semble tout de même assez déstabilisé.

Ce que je comprends parfaitement, au vu du silence étouffant.

Dieu merci, au bout de quelques secondes, le serveur réapparaît enfin avec le plateau. Il dépose les tasses devant nous avec un sourire mécanique, indifférent à la lourdeur qui plane à notre table. Je m'empresse de le remercier, tandis que ma mère porte déjà son expresso à ses lèvres.

Alors qu'elle goûte, elle fronce soudain les sourcils et peste à voix basse :

  • Ya latif... rmla !

Elle repose la tasse, persuadée que personne n'a saisi ses mots.

Mais Chahine la fixe d'un air curieux, et un léger ricanement s'échappe de ses lèvres.

  • Oh mince, marmonne ma mère, les joues rosies. Tu m'as entendu ?

Le brun hoche alors lentement la tête, avant d'ajouter :

  • Oui, j'ai entendu... Et je confirme, c'est terrible... ce café est rempli de grains.
  • Mais oui ! rétorque-t-elle. On dirait qu'ils ont laissé la moitié du moulin dedans !
  • Vraiment, surenchérit-il. Je pense qu'ils ont pressé les grains comme des bourrins.
  • Ou bien qu'ils n'ont pas laissé couler l'eau chaude assez longtemps. En Algérie par exemple, on prend vraiment le temps.

Chahine secoue la tête, amusé.

  • Oui, au Maroc aussi. Honnêtement, je ne pense pas que ce soit une question de pays. Même le café de notre université est meilleur que celui-là.

Je continue de les observer échanger, bouche-bée.

Je n'arrive pas à croire qu'ils soient réellement en train de trouver un terrain d'entente sur... un café.

  • Euh... ça va ? interviens-je. Je ne vous dérange pas ?

Ma mère me jette alors un regard noir.

  • Tu crois qu'on plaisante, Layla ? s'offense-t-elle. Goûte, c'est affreux !

Je lève une main en l'air pour refuser.

  • Non merci, j'ai déjà mon thé. Et il est dé-li-cieux.

Chahine esquisse alors un sourire mutin au coin.

  • Après, vu tes goûts, Layla, c'est pas étonnant.

J'écarquille les yeux, faisant mine d'être indignée.

  • Pardon ?! m'écrié-je. Ce café est super bien noté sur Instagram !
  • Toujours aussi naïve, benti... ajoute ma mère en secouant la tête.
  • Je ne suis pas naïve ! Vous êtes juste tous les deux super compliqués !

Sur cette remarque, Chahine éclate d’un rire à la fois franc et léger. Ma mère, malgré elle, laisse échapper un sourire sincère – le premier depuis le début de cette entrevue. Et même si je reste persuadée que c’est moi qui ai raison, et qu’ils sont juste naturellement aigris, je dois admettre que ça me fait plaisir de les voir ainsi.

Au fil des minutes, l'atmosphère se fait moins lourde. Les gestes nerveux s'apaisent, les sourires se dessinent plus facilement. Ma mère se surprend même à raconter une anedcote sur ses années de faculté à Constantine, et Chahine rebondit aussitôt, réellement intéressé.

  • Je ne savais pas que tu parlais darija, reprend ma mère, d'un ton plus sérieux.
  • Oui, acquiesce-t-il. Ma mère m'a appris la langue quand j'étais encore tout petit.

Un silence s'installe.

Ma mère s'éclaircit alors la gorge, hésitante, avant de poursuivre.

  • Layla m'a dit... à propos de son décès.

L'expression de Chahine s'assombrit légèrement.

  • Ça a dû être dur pour toi…

Il opine du chef, de façon posée.

Mais je remarque que son regard se montre plus attentif. Même s'il fait tout pour la masquer, je suis capable de déceler son hypervigilance à la mention de ce sujet.

  • Oui, finit-il par répliquer. Mais Qadar Allah, comme on dit.

Ma mère saisit immédiatement la limite.

Elle se contente de hocher doucement la tête et choisit de continuer de creuser plus subtilement.

  • J'imagine que... ça a dû te donner encore plus envie de fonder une famille, non ?

Il hausse alors les épaules, d'un air nonchalant.

  • Pas spécialement. Je vis seul depuis plus de cinq ans, maintenant. À force, on s’habitue.

Ma mère entrouvre la bouche, prête à répliquer, mais il enchaîne, calmement.

— Pour être honnête, je n’aurais jamais pensé à me marier… avant de rencontrer Layla.

Le rouge me monte aux joues.

Je ne m'attendais pas à ce qu'il se montre aussi transparent.

  • Ah oui ? questionne ma mère en levant un sourcil. Et pourquoi elle ?

Elle se redresse alors sur sa chaise avant de croiser les bras sur sa poitrine.

  • Tu es beau garçon, si je peux me permettre. En plus d'être intelligent. Je suis certaine que ce ne sont pas les filles qui manquent, autour de toi.

Pour être tout à fait franche, elle n'a pas tort. J’avais déjà remarqué les regards curieux de la gent féminine envers Chahine. Si je sais qu’il ne joue pas de son succès, il est normal pour ma mère qui ne le connaît pas de vouloir s’assurer de son sérieux.

  • Layla est... différente.

Il se pince l'arête du nez, comme pour chercher les bons mots.

  • Elle peut sembler vulnérable, au premier abord. Mais en réalité, elle est incroyablement forte. Elle encaisse plus qu’elle ne devrait… et malgré ça, elle garde toujours la tête haute.

Il marque une courte pause, avant d'ajouter.

  • À la seconde où j’ai commencé à la côtoyer, je me suis mis à l’admirer. Son comportement est tellement bon qu'il me pousse sans cesse à m'améliorer...

Ses yeux glissent soudainement vers moi.

  • Et je crois que c'est ça, le plus important, dans une relation. S'élever mutuellement pour rechercher la satisfaction d'Allah.

Je détourne le regard, incapable de contenir toutes les émotions qui fusent en moi. Je suis très reconnaissante de la présence de ma mère à cet instant précis, parce que sinon... Dieu seul sait ce que je serais capable de faire après une telle déclaration.

  • Tu parles bien, finit par balancer cette dernière. Je te dois au moins ça. Mais les belles paroles ne valent rien si elles ne sont pas suivies par des actions.

Elle plante alors ses prunelles dans les siennes.

  • Tu comptes faire comment... concrètement ? Après tout, vous êtes encore étudiants.

Chahine ne se laisse pas dérouté par la fermeté de ma mère.

Il soutient son regard, une expression confiante teintant son visage.

  • C'est un sujet qu'on a déjà abordé, avec Layla. J'ai déjà mon appartement, donc Layla pourra simplement emménager avec moi.

Il passe une main dans ses cheveux.

  • Je subviendrai évidemment à tous ses besoins et m'assurerai qu'elle ne manque jamais de rien.

En effet, j'avais proposé à Chahine de me dégoter un nouveau job étudiant pour l'aider financièrement. Mais il n'a rien voulu entendre. Pour lui, il était hors de question que je participe aux dépenses du foyer. Il tenait absolument à assurer son rôle islamique à ce sujet, quitte à effectuer davantage de gardes rémunérées pour y arriver, et je n'ai pas eu d'autre choix que de finir par accepter.

  • Layla n'aura pas à débourser quoi que ce soit. Elle pourra se concentrer sur ses études.
  • Et les enfants ?
  • Ce n'est pas un projet immédiat. On veut déjà avancer dans nos études et poser un cadre stable. Mais si Allah nous en accorde, j'en prendrai soin.

Ma mère esquisse un sourire discret.

  • C'est bien beau, tout ça... mais tu n'as pas peur de la double culture qu'ils auront ?

Je me pince la lèvre inférieure.

On arrive au sujet le plus sensible.

Celui qui va décider du tournant que prendra notre relation.

Je jette un coup d'œil en direction de Chahine, à la recherche du moindre signe d'hésitation. Mais à ma grande surprise, il ne cille pas, son expression restant complètement déterminée.

  • Non, je n'ai pas peur. Parce que quoiqu’on en dise, notre culture, c’est avant tout celle de la France. C’est ici qu’on vit, c’est ici qu’on investira et qu’on construira notre avenir.

Ma mère fronce le nez, mais avant qu'elle ne puisse objecter, Chahine anticipe sa réaction.

  • Bien sûr, ça ne veut pas dire qu’on effacera nos origines. Je compte bien transmettre mon héritage, et Layla fera de même avec le sien. D'ailleurs, la possibilité d'avoir une triple nationalité facilitera beaucoup le processus. Néanmoins, notre point d’ancrage sera commun.

Mon cœur bondit.

Ce n'est pas tellement la sincérité de ses mots qui me bouleverse, mais surtout la conviction avec laquelle il les prononce. Je sais qu'à cet instant précis, plus aucun argument de ma mère ne pourra l'ébranler.

Elle le fixe en silence longuement, si longuement que je finis même par me demander si elle n'a pas perdu la voix. Puis elle souffle finalement et se met à déclarer.

  • Tu parles comme un homme. Pas comme un garçon.

Cette dernière remarque touche Chahine, qui esquisse un sourire de fierté.

  • Bon, tu as répondu à mes questions mieux que je ne l'aurais imaginé. Alors je vais accepter de te laisser une chance. Mais sache que je ne le fais pas pour toi. Je le fais uniquement pour Layla.

Elle attrape son sac en cuir grenat.

  • J'ai des choses à faire, donc je vais à présent vous laisser...

Elle en sort alors son portefeuille, mais avant qu'elle n'ait le temps de l'ouvrir, Chahine l'arrête d'un geste tranquille.

  • Pas besoin. L'addition est déjà payée.
  • Quoi ? s'étonne ma mère. Mais on est arrivé en même temps. On a commandé ensemble.
  • J'ai discrètement glissé ma carte bancaire au serveur, quand il a déposé le plateau.

Ma mère reste interdite, son portefeuille encore entre ses doigts.

Je dois admettre que je suis tout autant interloquée. Peut-être même fascinée par sa créativité.

  • Tu es vraiment têtu, hein...

Elle se lève alors de sa chaise, et avant de tourner les talons, marmonne tout doucement.

  • Merci.

Un simple mot, presque anodin.

Mais je suis la mieux placée pour savoir à quel point il sort rarement de sa bouche.

C'est pour ça qu'il vaut, à mes yeux, toutes les déclarations du monde.

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