Chapitre 2 : L’écho d’un frisson
Le lendemain matin, je flottais. Comme une feuille oubliée dans un courant trop lent. Pas littéralement, bien sûr, mais quelque chose en moi n’était plus ancré. J’avançais dans la cour comme on glisse dans un rêve trop lumineux. Rien ne semblait m’atteindre vraiment. Ni les voix qui ricochaient sur les murs. Ni les regards qui passaient sur moi comme on feuillette un magazine sans le lire. Je sentais mes pas, je savais où j’allais, mais j’avais l’impression de ne pas vraiment être là.
Les couloirs étaient pleins, les casiers claquaient, les cris s’entremêlaient, mais tout ça me paraissait lointain, comme filtré par une vitre épaisse. Même Jade, avec son énergie habituelle, avait du mal à me ramener. Elle parlait vite, de tout, de rien. Un film. Un garçon. Une rumeur idiote sur une prof. Elle riait, elle râlait, elle mordait dans une pomme en m’éclaboussant de miettes de mots.
— Tu m’écoutes, au moins ? m’a-t-elle lancé, faussement vexée.
— Oui, oui, j’ai murmuré, un peu honteuse.
Mais en vrai, non. Je n’écoutais pas. J’étais ailleurs. Je ne savais pas où exactement, mais c’était un endroit flou, dans ma tête, entre deux pensées que je n’arrivais pas à rattraper.
J’avais mal dormi. Je crois que j’ai rêvé, mais je ne me souvenais plus de quoi. Juste une silhouette, ou peut-être un geste. Quelque chose d’indistinct, comme une chanson oubliée qu’on fredonne sans s’en rendre compte. Et depuis le réveil, j’avais ce frisson, ce courant d’air intérieur que rien n’apaisait. Pas vraiment de l’angoisse, pas non plus de la tristesse. Plutôt une sorte de creux. Une absence. Un vide qui ne faisait pas mal, mais qui occupait toute la place.
En classe, j’ai pris ma place habituelle, troisième rang côté mur. Le prof d’histoire a commencé à parler. Il a rempli le tableau de dates, de noms, de guerres. Les autres écoutaient, ou faisaient semblant. Moi, je regardais la fenêtre. Le ciel était gris, uni, sans relief. Un oiseau passait de temps en temps. Un arbre remuait à peine. J’avais du mal à me concentrer. Mes doigts tenaient le stylo, mais ma main restait immobile. Mes pensées aussi, en quelque sorte. Immobiles. Brouillées.
Je me sentais ralentie. Comme si le monde allait trop vite autour de moi. Ou que moi, j’allais trop lentement dedans. Un battement de cœur trop lent dans une horloge déréglée.
Je ne savais pas pourquoi ce matin me pesait plus qu’un autre. Rien n’avait changé. Tout était exactement pareil. Les murs, les voix, les visages. Mais moi, j’avais changé. Juste un peu. Juste assez pour que tout me semble un peu trop lointain.
À un moment, j’ai croisé mon reflet dans la vitre. Il m’a fait l’effet d’une étrangère. Une fille pâle, fatiguée, les épaules trop tendues, les yeux trop fixes. Je ne sais pas si c’était moi ou une version de moi que je ne voulais pas voir. Je l’ai regardée quelques secondes. Puis je suis revenue au tableau, comme si de rien n’était.
Mais ce frisson… il était encore là.
Je ne sais pas ce qui m’a poussée à m’éclipser entre deux cours. Un trop-plein de silence, peut-être. Ou l’inverse. J’ai marché sans vraiment réfléchir, le couloir désert à cette heure-là, puis j’ai poussé la porte des toilettes. Il n’y avait personne. Juste l’écho lointain d’une chasse d’eau, une mouche qui cognait doucement contre le néon.
Je suis allée jusqu’au lavabo du fond. J’ai ouvert le robinet, laissé couler l’eau quelques secondes. Puis j’ai penché la tête. Mes mains ont tremblé un peu. Pas de froid. Juste… un drôle de vertige. J’ai rassemblé de l’eau dans mes paumes et je l’ai pressée doucement contre mon visage.
Le choc de la fraîcheur m’a réveillée à peine. Ce n’était pas suffisant. Rien ne l’était.
Je me suis regardée dans le miroir. Mes joues mouillées. Mes yeux cernés. Et cette expression que je connaissais par cœur, mais que je refusais de nommer. Quelque chose entre l’épuisement et le chagrin contenu. Je me suis accrochée au bord du lavabo, comme si j’avais peur de tomber.
Je ne comprenais pas pourquoi je me sentais comme ça.
Ou plutôt… si. Je comprenais.
Mais je ne voulais pas me l’avouer. Pas maintenant. Pas ici.
Aujourd’hui, ça faisait quatre ans. Quatre ans que ma sœur n’était plus là. Fauchée par une voiture, à un passage piéton, un soir d’octobre où la lumière tombait trop vite. J’avais treize ans. Elle, quinze. Et tout s’était effondré d’un coup. Ma mère n’avait pas supporté. Elle avait dit qu’elle avait besoin de respirer ailleurs. De vivre. Moi, j’étais restée. Mon père aussi. Enfin… ce qu’il en restait.
Je n’en parlais jamais. À personne. Même à moi.
Mais il y a des dates qui s’impriment dans le corps, même quand la tête refuse. Des douleurs silencieuses. Des fantômes ponctuels. Ce matin, c’était elle. Sa présence manquante. Son rire que j’essayais de ne plus entendre. Son absence qui collait à mes côtes.
J’ai essuyé l’eau de mon visage, sans me sécher vraiment. J’ai soufflé doucement. J’ai essayé de remettre un peu d’ordre dans mon regard.
Puis je suis sortie.
Sans un mot.
Comme si de rien n’était.
Je suis retournée en cours comme on revient d’un endroit où l’on a failli pleurer. Pas de trace visible. Juste ce flottement dans la poitrine. Ce calme un peu trop lisse qui vient après avoir retenu quelque chose. Les voix dans le couloir étaient toujours là, les mêmes blagues, les mêmes petits drames quotidiens. Mais moi, je me sentais étrangère à tout ça. Comme si j’avais quitté la pièce pendant une seconde trop longue.
J’ai poussé la porte de la salle de français, en retard de deux ou trois minutes. Le prof ne m’a pas regardée. Il a juste noté quelque chose sur sa feuille. Peut-être mon nom. Peut-être rien. J’ai traversé la salle en silence, mes pas absorbés par la moquette usée. Et c’est là que je l’ai vu. J’ai eu un frisson. Mes jambes tremblait.
Il était assis au fond.
Une place qui n’attire jamais l’attention.
Mais lui, il était tout sauf invisible.
Il avait les cheveux sombres, tombant un peu devant le front, un visage fermé comme une porte qu’on ne frappe pas. Et cette veste noire, trop lourde pour la douceur du jour. Il ne bougeait presque pas. Il n’écrivait pas. Il ne parlait pas. Il regardait.
Mais pas comme les autres.
Son regard n’avait rien de distrait ou de curieux. Il était fixe. Concentré. Presque… lucide. Comme s’il voyait quelque chose que nous, on ne voyait pas. Quelque chose de plus profond que la scène. Un fil invisible. Un souffle dans l’ombre.
Je me suis installée à ma place, deux rangs devant lui. J’ai sorti mon cahier. J’ai ouvert mon stylo. Mais mes mains étaient froides. Je sentais encore l’eau sur ma peau. Et puis, j’ai tourné la tête. Juste un instant. Juste un réflexe.
Nos regards se sont croisés.
Une fois.
Je n’ai pas baissé les yeux. Lui non plus.
Il n’y avait rien de séducteur. Aucun sourire. Aucun jeu. Juste cette sensation étrange, presque électrique, qui a traversé l’espace entre nous. Comme un fil tendu d’un coup, sans bruit, sans avertissement. Je ne sais pas si quelqu’un d’autre l’a senti. Probablement pas. Les autres riaient, bavardaient, écrivaient. Mais moi, je sentais cette chose-là.
Là.
Présente.
Discrète.
Et troublante.
Quelques minutes plus tard, j’ai regardé de nouveau.
Il me regardait encore.
Pas fixement. Mais assez longtemps pour que je le sente.
Il avait un regard opaque. Comme une eau noire, profonde, sans fond. Pas agressif. Pas triste. Juste… illisible. Et pourtant, je crois qu’il m’avait vue. Pas vue comme on voit quelqu’un en face de soi. Vue à l’intérieur. À l’endroit où j’essaie toujours de me cacher.
Je n’ai rien dit.
À personne.
Pas même à moi.
Mais en sortant du cours, j’ai ralenti le pas, inconsciemment.
Juste pour entendre ses pas derrière moi.
Il n’a pas suivi.
Et pourtant, quelque chose en moi savait que ce moment-là, ce croisement-là, n’était pas anodin.
Comme un premier frisson avant l’orage.
Le cours suivant était consacré à la littérature et aujourd’hui on parler de Guy de Maupassant avec son œuvre le Horla. Je le savais d’avance. Ça faisait partie du programme. Mais je ne m’attendais pas à ce que les mots du professeur me traversent autant.
Il parlait de dualité. De cette chose qu’on croit extérieure, mais qui vit peut-être en nous. Du regard sur soi qui se dédouble. De la peur de devenir autre. D’un trouble qu’on n’identifie pas, mais qui serre la gorge à force de ne pas avoir de visage. Il citait Maupassant avec une lenteur presque clinique. Il faisait des pauses entre ses phrases. Et moi, pour une fois, j’écoutais.
Vraiment.
Pas par politesse.
Pas pour faire semblant.
Mais parce qu’il se passait quelque chose.
Les mots glissaient en moi comme des lames douces, ouvrant des endroits que j’évitais. Ils se frayaient un chemin dans un silence que je croyais maîtriser. Ils ne me heurtaient pas. Ils réveillaient.
Je sentais mon cœur battre plus fort, sans raison. Mon stylo entre les doigts, inutile. Mon cahier restait ouvert à la même page. Je faisais mine d’être attentive. Mais la vérité, c’est que j’étais ailleurs. Ou plutôt… dedans. Un dedans que je n’aimais pas visiter. Un endroit feutré, interdit, où tout vibrait un peu trop fort.
Et puis il y avait ce regard.
Toujours là.
Pas pesant.
Présent.
Je ne le voyais pas. Mais je le sentais. Dans ma nuque. Dans ma peau. Comme une chaleur immobile qui n’a pas besoin de bouger pour exister. Comme une présence qui n’attend rien, mais ne cède rien non plus.
Je n’osais pas me retourner. Je n’avais pas peur de lui. J’avais peur de ce que ça ferait, d’ancrer cette sensation dans le réel. Tant qu’il restait dans mon dos, je pouvais faire comme si ce n’était rien. Un fantasme. Une projection. Une impression.
Mais ce n’était pas rien.
Je le savais.
À un moment, le professeur posa une question. Je n’ai pas entendu laquelle. Mais il y eut un blanc, et son regard à lui — le prof, cette fois — croisa le mien. Il s’arrêta un instant.
— Lena ? Tu veux tenter une réponse ?
J’ai senti mes joues se réchauffer.
— Pardon, j’ai… j’ai pas entendu la question.
Il a esquissé un sourire indulgent, a relancé la discussion ailleurs. Mais moi, je suis restée figée. Parce que dans ce silence-là, entre les regards, quelque chose venait de se passer.
Un frisson m’a parcourue. Léger. Irrésistible.
Et une pensée étrange est née en moi. Une pensée que je ne voulais pas penser.
Et si ce que je fuyais… c’était ce que je désirais le plus ?
La journée s’est terminée dans un flou.
Je ne me souviens pas des derniers cours. Pas des devoirs. Pas des conversations.
Mon corps faisait ce qu’il devait. Marcher, s’asseoir, répondre.
Mais à l’intérieur, c’était le même grondement discret. Une tension sourde, plantée dans ma gorge comme une écharde invisible.
Quand la cloche a sonné, j’ai rangé mes affaires sans me presser. J’ai laissé les autres filer. Je ne voulais pas marcher en groupe. Ni parler. Ni rire.
Je voulais sortir seule.
Sortir de moi, si possible.
Il faisait encore clair dehors. Une lumière basse, presque dorée. Le genre de lumière qui rend les choses plus belles qu’elles ne le sont vraiment. Le genre de lumière qui ment un peu.
J’ai franchi le portail.
Et je l’ai vu.
Lui.
Adossé au mur, un peu en retrait. Immobile.
Il ne parlait pas à quelqu’un. Il ne faisait rien de spécial. Il était juste là, comme un point fixe dans un monde flou. Les mains dans les poches. Le dos droit. Les yeux posés quelque part — sur le ciel, sur les gens, je ne sais pas. Il avait ce calme étrange, presque dérangeant. Comme s’il ne cherchait rien. Comme s’il n’attendait personne.
Je suis passée devant lui.
Sans ralentir.
Sans le regarder directement.
Mais je l’ai entendu.
Sa voix.
Douce. Basse. Sûre.
— Joli silence.
Deux mots.
Je me suis arrêtée. Une seconde.
Pas plus. Mes jambes tremblait. Encore.
Il ne souriait pas. Il ne m’a pas regardée.
Il s’est juste redressé et a repris sa route. Tranquillement.
Comme s’il avait dit ce qu’il avait à dire.
Comme s’il n’attendait rien en retour.
Moi, je suis restée là.
Figée.
Deux mots. Deux syllabes.
Et c’est tout mon équilibre qui a vacillé.
Je ne sais pas pourquoi ça m’a fait ça.
Mais j’ai senti une chose bouger en moi. Une ligne intérieure se tordre.
Une faille discrète, mais nette.
Quelque chose venait d’entrer. Ou de sortir.
Je ne savais pas encore.
Je suis rentrée chez moi sans un bruit.
Le même chemin. Les mêmes rues.
Mais rien n’était pareil.
Chaque pas résonnait un peu plus fort.
Comme si mes jambes portaient un secret qu’elles n’avaient pas demandé.
Comme si ce simple murmure avait laissé derrière lui une fissure dans ma routine.
Et au fond de moi, très bas, très flou, une pensée murmurait à sa manière :
Et s’il venait d’ouvrir une porte que je ne pourrais plus refermer ?
Quand je suis arrivée à la maison, tout était comme d’habitude.
Le portail a grincé.
La voiture était là.
Le salon baignait dans cette lumière trop jaune des débuts de soirée.
Mon père était assis à la même place, dans son fauteuil, le journal à moitié ouvert sur les genoux. Il ne lisait pas. Il fixait un point devant lui. La télévision parlait toute seule en fond, un débat quelconque. Une météo qui annonçait de la pluie.
— Salut, a-t-il dit sans bouger.
— Salut.
— Ça a été, la journée ?
— Oui, ai-je répondu. Un peu fatiguante.
Il a hoché la tête, comme s’il comprenait ce genre de fatigue-là.
Un silence s’est installé. Pas lourd. Pas vide non plus. Le genre de silence auquel on s’habitue quand on vit à deux sans se dire grand-chose.
— Je crois que j’ai trouvé le cadeau parfait pour ton anniversaire, a-t-il lancé en se redressant un peu, le regard un peu fuyant.
Je l’ai regardé, surprise.
Il n’était pas du genre à préparer quoi que ce soit en avance. Pas par négligence. Juste parce qu’il avait du mal à sortir de l’instant présent. Mais là, il souriait doucement. Un sourire presque fier, presque inquiet aussi.
— Tu verras. Je pense que ça va te plaire. C’est... un peu différent.
Je n’ai pas su quoi répondre.
Alors j’ai dit :
— Merci.
On a mangé sans bruit. Des pâtes réchauffées. Un peu de pain. Il a bu de l’eau gazeuse. Moi, un fond de jus d’orange. Nos verres se touchaient parfois, sans faire exprès. Et dans ces petits bruits familiers, je sentais une chose étrange : la vie continuait.
Même quand elle vacillait.
Même quand quelque chose changeait.
Après le dîner, je suis montée dans ma chambre.
J’ai posé mon sac, me suis allongée sur le lit, les bras croisés sous ma tête.
Et son image est revenue.
Lui.
Celui du fond de la classe.
Celui du portail.
Je ne savais même pas son nom.
Et pourtant, il m’habitait déjà.
Pourquoi ?
Qu’avait-il fait, à part me regarder ? À part dire deux mots que personne d’autre n’aurait osé dire ?
Pourquoi est-ce que ça me travaillait autant ?
Je fixais le plafond. Mes pensées tournaient sans fin. Il n’avait rien de spécial. Et pourtant, il dégageait quelque chose.
Un calme inquiétant.
Un genre de vérité qu’on ne demande pas.
Qui est-il ?
Pourquoi m’intrigue-t-il autant ?
Je n’avais pas de réponse.
Mais je sentais que je ne pourrais plus faire comme s’il n’existait pas.
Je restai là longtemps, dans cette position flottante, à mi-chemin entre le sommeil et l’éveil, entre le connu et ce qui commence. Et dans le silence de ma chambre, il était là. Non pas son corps. Mais son regard. Sa voix. Son absence.
Joli silence.
Et moi, je n’étais plus tout à fait la même.
Et dans le silence, je n’entendais plus que lui.
Annotations