Chapitre 3 : L’écho d’une main tendu

12 minutes de lecture

Je crois que j’avais oublié que c’était aujourd’hui.

Ce n’est qu’en posant les pieds sur le sol froid de ma chambre que la date m’est revenue. Une impression flottante. Comme une idée qu’on n’a pas pensée depuis longtemps, mais qui surgit sans prévenir. Aujourd’hui, j’ai dix-huit ans.

Je n’attendais rien. Pas de message. Pas de gâteau. Pas de fanfare intérieure.

Je me suis levée comme d’habitude. Le lit froissé. Le silence du matin. Le bruit du robinet dans la cuisine. Mon père était déjà parti, ou bien encore endormi. Je n’ai pas vérifié. Ce n’est pas notre genre, les célébrations.

Dans la salle de bain, mon reflet m’a souhaité un bon anniversaire sans sourire. Même regard un peu trop cerné. Même peau trop pâle. J’ai glissé mes doigts sur la buée du miroir, comme pour effacer une version de moi qui n’existait plus.

Il n’y avait rien de triste, au fond. Juste une neutralité douce, comme celle de ces jours sans saison.

J’ai enfilé un jean propre, un pull un peu trop grand. J’ai attaché mes cheveux à la va-vite. Rien ne méritait d’être fêté. Rien ne devait déborder. Même pas moi.

Dans la cuisine, j’ai fait chauffer de l’eau. Le thé sentait un peu la cannelle, ça m’a surprise. J’ai attrapé deux tartines sans les griller. J’ai mangé lentement, les coudes posés sur la table, les yeux perdus dans le vide. Une sensation étrange me collait à la peau : ce jour aurait dû être différent. Mais il ne l’était pas. Il était comme les autres. Peut-être un peu plus creux.

Le ciel, par la fenêtre, semblait hésiter. Entre gris clair et lumière jaune. Un anniversaire tiède.

J’ai souri pour moi-même. Un de ces sourires invisibles qui ne touche même pas les yeux. J’étais née un mardi matin à 6h14, c’est ma mère qui me l’avait dit, une fois. Depuis, je me demande souvent ce que faisait le monde à cette heure-là. Aujourd’hui, à 6h14, je buvais du thé froid. Ça me semblait presque juste.

Quand je suis sortie, j’ai refermé le portail sans bruit. Il a quand même grincé. Une façon de me dire que j’existais. Que la journée commençait. Que quelque chose, quelque part, allait peut-être résonner.

Je n’avais pas encore vu Gaylord.

Je ne savais pas encore qu’il allait prendre plus de place qu’il n’en fallait.

La cour du lycée était déjà animée. Rires étirés, sacs jetés négligemment contre les murs, voix trop hautes pour l’heure. Moi, je traversais ce bruit comme on passe à travers un brouillard tiède.

— Lena ! cria Jade en me faisant sursauter.

Elle arriva en trottinant, un sachet à la main, déjà en train de sourire comme si elle portait une surprise en elle depuis trois jours.

— Joyeux anniversaire, me lança-t-elle en tendant le petit paquet froissé. J’ai pas fait de paquet cadeau. Mais c’est moi qui l’ai choisi. Donc c’est mieux.

J’ai souri. Un vrai. Léger, mais vrai.

— Merci.

Elle sautillait presque sur place, à me scruter comme si j’étais censée exploser de joie. À l’intérieur, ça ne pétillait pas vraiment, mais je sentais une chaleur discrète se poser sur moi. Comme une couverture douce, une main posée sur l’épaule.

Lila arriva juste après, plus discrète, plus posée.

— Joyeux anniversaire, murmura-t-elle en me tendant un carnet à la couverture tissée. Il est vide. C’est pour y mettre ce que tu veux, ou ce que tu ne veux dire à personne.

J’ai serré le carnet contre moi, comme si je le comprenais déjà. Lila n’offrait jamais rien au hasard.

— Vous êtes folles, ai-je soufflé, presque émue.

— On est surtout les seules à savoir que tu fais semblant d’oublier cette date chaque année, lança Jade en posant son bras sur mes épaules. Mais cette fois, on ne te laisse pas faire. Dix-huit ans, Lena. C’est pas rien.

Dix-huit ans.

Je l’ai laissé résonner en moi, sans trop y croire. Mon corps ne semblait pas différent. Mon esprit encore moins. Mais j’aimais l’idée que, pour elles, ça comptait. Même si j’avais l’impression de ne pas le mériter.

— T’as prévu quelque chose ? demanda Jade.

— Non, ai-je répondu.

— Ton père va te faire un gâteau ?

— Non plus.

— Tu veux qu’on fasse quelque chose après les cours ? Ciné ? Bouffe ? Braquage ?

J’ai ri.

— Je sais pas… peut-être.

Lila me lança un regard doux. Elle, elle voyait ce que je n’arrivais pas à dire. Que je n’étais pas prête à être fêtée. Mais que je ne voulais pas être seule non plus.

— On verra, souffla-t-elle.

Et moi, j’ai hoché la tête.

Le reste du monde continuait de bouger. Les groupes se formaient, les pas résonnaient. Et au fond, près du muret du bâtiment C, il était là. Gaylord.

Dos contre la pierre, sac noir posé à ses pieds, bras croisés.

Il ne regardait personne. Mais moi, je le regardais.

La cantine était trop pleine. Trop bruyante. Trop vivante pour un jour comme celui-là.

Je m’étais installée seule, dehors, dos contre le mur tiède d’un préfabriqué, un sandwich mou dans les mains et le soleil d’octobre qui glissait entre les nuages. Le genre de pause que j’aimais. Calme. Lente. Silencieuse.

Et puis il est arrivé.

Sans un mot. Sans hésiter.

Gaylord s’est assis à côté de moi, les jambes allongées devant lui, le dos droit contre le mur, les yeux fixés quelque part au loin. Pas sur moi. Pas sur le ciel. Juste… loin.

Je n’ai rien dit.

Lui non plus.

Le silence entre nous était dense. Mais pas pesant. Il avait une texture, une chaleur presque étrange. Comme un vêtement qu’on ne sait pas encore s’il est trop grand ou trop près du corps.

— Tu détestes ton anniversaire ? demanda-t-il après une minute. Pas vraiment une question. Plutôt une constatation.

J’ai tourné légèrement la tête vers lui.

— Je déteste ce que les autres en font. Ce qu’on attend que je ressente.

Il a esquissé un sourire. Très léger. Presque invisible.

— Moi, je l’ai fêté seul. Pendant trois ans. C’était plus simple. Moins décevant.

Il ne m’a pas regardée. Mais je l’écoutais. Et dans sa voix, il y avait quelque chose de vrai. Une cassure. Une vérité qu’on ne dit pas souvent à voix haute.

— Tu veux qu’on fasse comme si c’était juste un jour normal ? a-t-il ajouté.

J’ai acquiescé. Un petit mouvement de tête. Rien de théâtral. Mais il l’a vu.

— Parfait, alors. On parlera d’autre chose. De rien. Du vide.

Il a sorti un chewing-gum de sa poche et me l’a tendu.

— Cadeau, a-t-il dit.

J’ai ri, malgré moi.

Et c’est dans ce rire-là, ce petit relâchement improbable, que j’ai compris. Gaylord ne remplissait pas l’espace. Il le modelait. Il ne me forçait pas à parler. Il attendait que le silence dise quelque chose de moi.

On a parlé ensuite. De livres qu’on n’avait pas lus. De films qu’on prétendait avoir vus. De ces phrases entendues dans le bus et qu’on ne peut pas oublier. Rien d’important. Et pourtant, tout.

Quand la cloche a sonné, il s’est levé avant moi.

— T’as pas besoin de sourire, tu sais. Y’a des gens qui préfèrent les visages vrais.

Il a marché vers le bâtiment. Moi, je suis restée là encore un peu, le chewing-gum entre les doigts, la poitrine plus légère, et une pensée étrange accrochée à mes cils :

Je crois qu’il me voit sans que j’aie besoin d’exister.

La journée s’était étirée sans heurts, comme un fil tiré un peu trop doucement. Rien de spécial. Pas de drame. Pas de fête non plus. Juste des heures qui passaient, et moi au milieu, attentive à ce qui ne se disait pas.

Quand la dernière cloche a sonné, je n’ai pas tout de suite bougé. J’ai attendu que les couloirs se vident, que le bruit s’éloigne. Puis je suis sortie.

Gaylord m’attendait. Adossé au même mur que ce matin, un sac à moitié ouvert à ses pieds, les bras croisés, l’air un peu ailleurs. Comme s’il faisait partie du décor, mais pas du monde.

Il n’a pas souri quand il m’a vue. Il a juste hoché la tête, comme une évidence.

— T’as survécu, a-t-il dit doucement.

— À quoi ?

— À ce jour-là. Le fameux. Le trop plein.

J’ai haussé les épaules.

— J’ai surtout flotté.

Il s’est redressé, s’est approché de moi. Il n’était pas très grand. Pas très musclé. Mais il dégageait quelque chose de fixe, de ferme. Comme un point d’ancrage dans ma journée décalée.

— J’peux te raccompagner ?

J’ai hésité une demi-seconde. Puis j’ai dit oui. Sans réfléchir. Comme si mon corps avait répondu à ma place.

On a marché lentement. Les rues étaient calmes, baignées de cette lumière de fin d’après-midi qui rend les angles plus doux et les couleurs plus ternes. On parlait peu. Quelques phrases. Des silences. Rien qui pressait.

Puis, juste avant d’arriver à ma rue, il s’est arrêté.

Je me suis arrêtée aussi.

Il m’a regardée longtemps. Pas intensément. Juste… vraiment.

— Tu sais, Lena… t’as ce truc-là… ce genre de silence qui hurle plus fort que les autres.

Je ne savais pas quoi répondre. Il m’a semblé que mon cœur s’était déplacé, qu’il battait plus haut, dans ma gorge peut-être.

Et puis, d’un geste simple, comme si c’était naturel, il a glissé une main contre ma joue. Elle était tiède. Stable.

Et il m’a embrassée.

Pas un baiser volé. Ni trop lent, ni trop intense. Juste quelque chose de précis. Comme un mot qu’on aurait tu trop longtemps.

Mes jambes tremblaient de nouveau. Lui seul pouvait me faire sentir autre. Pas meilleure. Juste… éveillée.

J’ai fermé les yeux une seconde. Il ne m’a pas serrée. Il ne m’a pas retenue. Il a juste… été là.

Quand il s’est détaché, il m’a dit :

— Joyeux pas-anniversaire.

Et il est parti.

Je suis restée figée, la main sur ma joue, le cœur en désordre, les pensées emmêlées.

Et pourtant, quelque chose en moi était étrangement… calme.

Pas apaisé.

Juste… en train de s’éveiller.

C’était mon premier baiser.

Quand je suis rentrée, le ciel tirait vers l’orangé. Cette heure-là, entre chien et loup, je l’ai toujours trouvée un peu triste, un peu belle. Le genre de lumière qui hésite, qui ne sait pas si elle doit rester ou disparaître.

Le portail a grincé sous mes doigts. La voiture de mon père était là. La télé aussi, je l’ai entendue dès l’entrée. Une voix trop forte pour la taille du salon. Il faisait déjà presque nuit à l’intérieur.

— C’est toi ? a-t-il lancé depuis le canapé.

— Ouais, c’est moi.

Il ne s’est pas levé. Pas tout de suite. Mais j’ai entendu un froissement de tissu, un soupir long, puis des pas lents dans le couloir.

— Je me suis dit qu’on pourrait manger un peu plus tôt ce soir, dit-il.

— Ok.

Il avait cuisiné. Un plat simple. Des pâtes, encore. Mais avec une sauce cette fois, et un peu de fromage râpé dans un bol à part. Deux assiettes posées sur la table. Deux verres. Une bouteille d’eau.

Il ne parlait pas beaucoup. Mais je voyais qu’il avait essayé.

On a mangé en silence, comme souvent. Le cliquetis des couverts sur la porcelaine tenait lieu de conversation. Il m’a demandé vaguement comment s’était passée la journée. J’ai répondu vaguement aussi. Pas envie de parler de Gaylord. Ni de ce baiser. Encore moins de ce qu’il avait réveillé.

Et puis, à la fin du repas, alors que je débarrassais mon assiette, il a dit :

— Attends.

Je me suis figée, la main encore posée sur le bord de la table.

Il est allé dans l’entrée. Un bruit de clés. Un froissement de papier. Et il est revenu avec un grand sac, posé contre sa hanche comme un secret trop longtemps gardé.

— Je sais qu’on est pas doué pour discuter. Mais j’ai pas envie d’attendre qu’on apprenne à parler.

Il l’a déposé devant moi. J’ai hésité.

— C’est pour ton anniversaire, a-t-il ajouté.

J’ai plongé la main dans le sac. Du papier froissé. Et puis… je l’ai sentie.

La forme. Le bois. La légèreté. Le vernis.

Une guitare.

Une vraie. Pas un jouet. Une folk, aux lignes douces. Le bois clair, le manche sombre. Et les cordes tendues qui vibraient un peu sous mes doigts.

— Papa…

Il s’est gratté la nuque. Un tic qu’il avait quand il était mal à l’aise.

— Je me suis souvenu que tu fredonnais souvent quand t’étais petite. Et… t’avais dit, une fois, que t’aimerais apprendre. Je sais pas si c’est toujours le cas.

Je n’ai rien dit. J’ai serré l’instrument contre moi, doucement, comme une chose vivante. Mes doigts tremblaient un peu.

— Je l’aime, j’ai murmuré. Elle est parfaite.

Et puis, sans réfléchir, je me suis levée. J’ai fait le tour de la table. Et je l’ai enlacé.

Je ne faisais jamais ça.

Pas parce qu’il ne le méritait pas. Mais parce qu’on avait désappris. Le contact. Les gestes.

Il a hésité une seconde. Puis ses bras se sont refermés sur moi, maladroitement. Une accolade simple. Brève. Mais vraie.

— Merci, papa.

Il a souri. Un vrai sourire, un peu triste, un peu fier. Et il a juste dit :

— Bon anniversaire, ma grande.

Le reste de la soirée a été doux. J’ai gratté quelques cordes. Je n’y connaissais rien. Mais ça vibrait juste. Dans mes doigts. Dans mon ventre. Dans ma tête.

Et pour la première fois depuis longtemps, je me suis couchée avec le cœur un peu trop plein.

Pas de vide.

Pas de peur.

Juste cette drôle de sensation d’avoir été vue, un instant.

Par deux hommes très différents.

Et de ne plus trop savoir laquelle de moi était en train de naître.

Je suis montée me coucher un peu plus tôt que d’habitude.

Pas parce que j’étais fatiguée. Mais parce que je sentais que j’avais besoin de silence. D’un de ces silences qui n’étouffent pas, qui résonnent doucement, comme une pièce vide remplie d’un souvenir encore tiède.

La guitare était posée contre le mur, près de mon lit. J’y avais passé la main une dernière fois avant d’éteindre la lumière, comme on touche une preuve. Je ne savais pas encore jouer. Mais ce n’était pas ça, l’important. C’était l’idée. Le symbole. Le geste. Ce bout de monde qu’on me confiait, comme une clé pour quelque chose.

Je me suis allongée.

Mes bras derrière la tête.

Mes yeux fixés au plafond.

Et j’ai repensé à tout.

À la journée.

À l’étrangeté de l’air, ce matin-là.

À ma sœur, dont je n’avais parlé à personne, mais qui était restée tout le jour lovée sous ma peau.

À Gaylord. À son regard noir. À ce baiser un peu volé, un peu donné.

À mon père. À sa main qui tremblait presque en me tendant ce sac. À ce sourire maladroit qu’il avait gardé même quand je ne regardais plus.

C’était trop.

Trop de choses en une seule journée.

Trop de battements pour un seul cœur.

Et pourtant, je n’avais pas envie de pleurer.

Juste… de rester là. Immobile. Lente. Entre deux états.

Pas tout à fait heureuse. Pas vraiment triste.

Juste pleine.

Et ça, c’était nouveau.

Je pensais à Gaylord. À sa voix. À la façon dont il me regardait sans jamais avoir besoin de me parler longtemps. Il faisait partie de ces gens qui occupent l’espace avec une densité étrange. Pas violente. Pas douce non plus. Juste… irrévocable.

Il me troublait. Il me dérangeait. Il me captivait.

Je ne savais pas si c’était de l’amour. Pas encore. Peut-être.

Ou peut-être juste ce besoin d’exister à travers le regard de quelqu’un d’autre. Ce désir qu’on a parfois, quand on ne sait plus très bien qui on est, qu’un autre nous dise : je te vois.

J’ai fermé les yeux.

Ma chambre était sombre. Le monde semblait loin. Mon corps léger.

Et dans ce demi-sommeil qui précède les rêves, j’ai entendu, en moi, cette phrase que je n’avais pas prononcée à voix haute :

Je crois que j’ai peur d’aimer… si aimer, c’est disparaître.

Puis le silence m’a reprise.

Et le sommeil est venu.

Pas pour me fuir.

Mais pour me porter.

Annotations

Vous aimez lire Erwann Duvinage ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0