Chapitre 1 : L'écho d'un matin

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Je crois que j’ai toujours su me lever seule.

Pas parce que j’étais indépendante. Juste parce qu’il n’y avait personne pour me dire de le faire.

À dix-sept ans, on ne s’attend plus vraiment à entendre une voix douce le matin. Mais parfois, en ouvrant les yeux, j’espérais encore. Un bruit dans la cuisine. Un pas dans le couloir. Un geste pour moi. Une trace de présence, même discrète.

Mais il n’y avait que moi.

Comme d’habitude.

La lumière traversait ma fenêtre en biais, glissait sur les murs blancs que je n’ai jamais pris la peine de décorer. Rien qu’un lit, un bureau, une étagère bancale.

Le strict nécessaire.

Le réveil sonnait à 6h45. Une sonnerie mécanique, sèche. Je l’éteignais toujours avant qu’il ne termine sa première phrase.

Je restais couchée encore un peu. Pas pour dormir. Juste… pour ne pas être tout de suite dans ce monde-là.

Le plafond était un rectangle pâle. Mon drap froissé me recouvrait à peine.

J’écoutais. Les murs. Le silence.

Le tic discret de la vieille horloge dans le salon.

Parfois, j’espérais un bruit.

Un verre qu’on pose. Une porte qui grince.

Mais rien.

Je me levais sans bruit. C’est devenu un automatisme. J’ai appris à marcher sans faire craquer le parquet, à refermer la porte doucement, à ne pas déranger les fantômes.

Je vivais encore chez mes parents. Enfin… chez mon père. Ma mère est partie quand j’avais treize ans. Elle est partie "vivre". C’est ce qu’elle a dit. Je crois qu’elle ne savait plus comment respirer ici. Moi non plus, parfois. Mais je suis restée.

Comme une plante qui pousse entre deux dalles, sans lumière mais sans renoncer.

Mon père ? Il est là. Physiquement. Mais son regard est toujours ailleurs. Il travaille beaucoup. Il boit un peu. Il parle peu. Et quand il parle, c’est souvent pour dire qu’il est fatigué.

Je crois qu’il est triste. Mais pas du genre qui pleure. Du genre qui se referme, lentement, comme une porte qu’on n’ouvre plus.

Je descendais dans la cuisine sans allumer la lumière. Le jour commençait à filtrer à peine entre les persiennes. Une clarté bleutée, hésitante, qui ne réchauffait rien.

Les carreaux sous mes pieds étaient froids. Je posai les mains sur le plan de travail, quelques secondes, comme pour m’ancrer.

Puis je mis de l’eau à chauffer sans bruit. Le gaz alluma sa flamme dans un petit claquement sec.

Même ce son-là me paraissait trop fort.

Je ne mangeais presque rien.

Deux tartines.

Parfois, juste une.

Je ne les grillais pas. Le grille-pain était trop bruyant. Je les laissais tiédir un peu sur l’assiette, pendant que je fixais le mur en face.

Il était blanc, banal, mais j’aimais y voir les ombres passer doucement, comme des nuages qu’on n’a pas vus entrer.

Je posais mes doigts autour de la tasse chaude. C’était pour ça, surtout, que je buvais le thé : pour la chaleur. Pour sentir que j’étais encore là. Que mon corps existait.

Il n’y avait pas de radio. Pas de bruit de journal qu’on tourne. Pas de chaise qu’on tire. Rien.

Juste moi. Et le tic-tac invisible du matin qui ne s’excuse pas de passer. Je ne me sentais pas malheureuse.

Pas vraiment.

J’étais… en veille.

Je sortais de chez moi vers 7h30. Le portail grinçait un peu quand je le refermais. Je faisais attention à ne pas le claquer. On ne sait jamais… peut-être que le bruit réveillerait quelque chose qu’on croyait endormi. Et moi, je tenais à ce que mon père reste dans son monde. C’était plus simple comme ça.

Dehors, l’air avait cette odeur d’humidité tiède, entre la terre et l’asphalte. Le ciel hésitait encore, pas tout à fait jour, pas tout à fait nuit. J’avais ce réflexe étrange, presque mécanique : marcher sans me presser, mais sans flâner. Ni trop lente, ni trop vive. Juste ce qu’il faut pour qu’on ne me remarque pas. J’étais douée pour ça. Exister sans déranger. Passer entre les regards comme une buée sur une vitre.

Le lycée n’était pas loin. Vingt minutes à pied, dans une ville moyenne, ni jolie ni laide. Les rues n’étaient pas encore tout à fait réveillées, et moi non plus. Je marchais dans ce demi-sommeil, ce monde en pause, comme un battement trop faible pour troubler l’air. Et je crois que j’aimais ce moment. Ce flottement entre la maison et le reste. Ce sas où personne ne me demandait rien.

Il y avait toujours ce banc, à l’angle de la rue des Peupliers. Un banc en bois, un peu bancal, un peu fatigué. Les lattes usées, les boulons rouillés, le dossier qui grinçait si on s’y adossait trop fort. Je m’y asseyais parfois, quand j’étais en avance, juste pour regarder les gens passer. Je leur inventais des vies. La femme aux talons trop hauts devenait une espionne en fuite. Le garçon qui courait derrière son bus devenait un poète qui refusait de rater le grand amour. Même les chiens avaient leurs drames : l’un fuyait un foyer étouffant, l’autre revenait d’une mission secrète.

Moi, je n’étais rien de tout ça. J’étais une élève moyenne dans une classe normale. J’étais celle qui ne lève pas trop la main, qui rend ses devoirs à l’heure, qui sourit poliment quand on lui parle.

J’avais quelques copines. Pas d’amies. Je riais parfois, mais jamais très fort.

Je me méfiais du bruit. De la promiscuité. De l’attachement.

Et pourtant…

Il m’arrivait, le soir, de m’imaginer prise dans une histoire qui me dépasse. Un amour inattendu. Un appel au milieu de la nuit. Une fuite vers n’importe où.

Je crois que je rêvais d’être sauvée. Mais je n’osais pas dire de quoi.

J’arrivai au lycée avec cinq minutes d’avance. Les grilles étaient déjà ouvertes, et des grappes d’élèves s’étaient éparpillées un peu partout, adossés aux murs, assis sur les murets, en cercles bruyants ou en duos complices. Les voix étaient trop fortes, les rires un peu forcés. Le matin, tout sonnait un peu faux.

Je me glissai dans la cour comme une ombre dans un tableau. Pas de grand geste. Pas de salut à la volée. Juste ma silhouette qui se fondait dans le mouvement général.

— Lena ! cria une voix que je connaissais bien.

Je me retournai. C’était Jade. Cheveux auburn tirés en queue-de-cheval haute, veste en jean un peu trop grande pour elle, des yeux malicieux qui brillaient dès qu’elle flairait un secret. Elle marchait vite, comme si chaque pas devait valider sa place dans le monde.

— J’ai cru que t’étais malade, dit-elle en m’attrapant par le bras. T’as vu ta tête ?

— Merci, c’est gentil, répondis-je avec un demi-sourire.

— Nan mais genre… t’es jolie hein, mais t’as une tête de fille qui a mal dormi.

Elle me regardait avec son air mi-fondant mi-inquisiteur. Je haussai les épaules.

— Mauvaise nuit, c’est tout.

— Encore ?

Elle allait poser une autre question, mais quelqu’un nous rejoignit. Lila. Elle, c’était le calme incarné. Elle portait toujours des pulls trop doux, des couleurs neutres, des livres contre sa poitrine comme des remparts.

Lila me salua d’un sourire silencieux, puis me glissa un chocolat dans la main.

— Pour la journée, dit-elle simplement.

Je la remerciai. Avec elle, il n’y avait jamais de grands mots, mais des gestes qui comptent.

Jade, elle, continuait de parler, de raconter je ne sais plus quoi sur un garçon de terminale qui aurait soi-disant flashé sur elle. Moi, je regardais autour. Je n’étais pas seule, mais je ne me sentais pas entourée non plus. J’étais là, au milieu d’elles, mais un peu derrière la vitre.

Et je savais qu’elles ne s’en rendaient pas compte.

C’était ça, ma spécialité : être présente sans alourdir l’espace. Assez là pour qu’on se souvienne de moi si je ne viens pas, mais jamais assez pour qu’on me réclame.

La cloche sonna. Jade jura. Lila soupira. Moi, je suivis.

On entra dans le bâtiment A, escalier C, salle 207. Le prof de philo nous attendait déjà, mains dans les poches, lunettes sur le bout du nez. Je pris ma place, troisième rang côté fenêtre. Toujours la même.

Et pendant que le cours commençait, que les mots flottaient dans l’air — liberté, conscience, vérité —, je regardais dehors. Le ciel était clair, pâle. Une feuille tomba lentement d’un platane.

Je ne savais pas encore que tout allait bientôt basculer.

Pas encore.

Le cours s’était terminé. D’autres avaient suivi. Trop, pas assez. Je ne saurais dire. Il y avait des journées qui glissent sans laisser de trace. Comme un souffle tiède sur une vitre froide. On oublie les détails, mais on garde la buée.

Je rentrai à pied, comme tous les soirs. Un début de chemin avec Lila et Jade, comme une routine à trois dont je connaissais déjà les contours. On parlait des garçons du lycée, des ragots sur les autres filles, un peu de tout, un peu de rien. C’était fluide, simple, sans accrocs. Mais ça ne pénétrait jamais vraiment. Je hochais la tête, je riais quand il le fallait, mais je n’étais déjà plus tout à fait là.

Puis, au bout de quelques rues, on se sépara, comme toujours. Un au revoir lancé en souriant, un petit geste de la main. Et moi, je terminais seule.

La lumière avait changé. Elle était plus dorée, plus basse. Le soleil filtrait à travers les feuillages encore verts, projetant des ombres mouvantes sur le trottoir. J’aimais ce moment-là. Celui où la ville ralentissait, où les gens commençaient à baisser la voix, à rentrer chez eux. Les silhouettes croisées me semblaient familières, même si je ne les connaissais pas. Des inconnus fatigués, comme moi.

J’avais mis mes écouteurs sans les allumer. Juste pour qu’on ne m’adresse pas la parole. Le vent était doux. Mon sac pesait sur une épaule. Et mes pensées… elles faisaient leur ronde, comme chaque soir. À quoi je sers ? Pourquoi je suis là ? Est-ce que je vais finir par sentir autre chose qu’un entre-deux ?

Je crois qu’à dix-sept ans, personne ne sait vraiment qui il est.

Mais moi, je savais déjà que j’étais un peu trop absente à moi-même.

J’ouvris le portail de la maison sans bruit. Le grincement était devenu un repère, presque rassurant. La voiture de mon père était là. Un détail sans importance, mais qui suffisait à me tendre un peu plus.

Je posai mon sac dans l’entrée, retirai mes chaussures. J’entendis le son familier de la télévision. Une voix grave parlait de politique. Mon père regardait toujours les infos en fond, même s’il ne les écoutait plus vraiment.

Je passai devant le salon sans m’arrêter.

— T’es rentrée ? lança-t-il sans détourner les yeux.

— Oui.

— Ça a été, le lycée ?

— Comme d’habitude.

Un silence. Puis :

— Tu veux manger quelque chose ?

Je haussai les épaules. Mais il ne me voyait pas. Alors je répondis :

— Je vais me faire des pâtes.

— J’ai acheté du pain, au cas où.

— Merci.

On aurait pu croire à une conversation normale. C’en était peut-être une. Dans notre langue à nous. Faite de mots simples. De gestes à moitié faits. De tentatives sans cris.

Je mis de l’eau à bouillir. Je sortis une casserole. Mon père ne disait plus rien. Il s’était installé dans le canapé. Ses coudes posés sur ses genoux, la tête baissée. Comme s’il portait quelque chose de lourd. Ou de vide.

Je me demandais parfois à quoi il pensait.

Puis j’arrêtais. Parce que je savais que je ne le saurais jamais.

Le dîner fut silencieux. Deux assiettes, deux verres. Pas de vin. Il ne buvait jamais quand j’étais là. C’était sa façon à lui de dire qu’il faisait des efforts.

— T’as besoin de quelque chose ? demanda-t-il à un moment.

— Non.

— Tu sais que tu peux me parler, hein ? C’est bientôt ton anniversaire, j’aimerais te faire plaisir.

J’hochai la tête.

Mais je ne parlai pas.

Il n’insista pas. Il n’a jamais insisté.

C’était comme ça, chez nous.

Pas de cris. Pas de larmes.

Juste… des silences polis.

Et moi, au milieu.

À mi-chemin entre l’enfant que je n’étais plus, et la fille que je devenais.

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