Chapitre 4 : L’écho d'un silence partagé

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Le matin avait une couleur plus claire.

Pas seulement à cause du ciel, dégagé pour une fois, mais à cause de moi.

Je me sentais presque légère.

Presque.

J’avais enfilé un pull beige, celui qui gratte un peu mais que j’aime bien, et j’avais laissé mes cheveux détachés, chose rare. Je ne savais pas pourquoi, mais je voulais qu’ils bougent dans le vent. Je voulais qu’ils soient vus. Peut-être par lui.

En arrivant dans la cour, mes yeux ont balayé les groupes d’élèves déjà rassemblés, et je l’ai repéré tout de suite. Il était là, comme toujours, à l’écart, adossé au muret près du portail du bâtiment B. Les bras croisés, les yeux dans une direction vague. Il avait cette manière de se tenir comme s’il était seul au milieu de la foule — ou peut-être juste imperméable à tout ce qu’elle contenait.

Quand il m’a vue, il a esquissé un geste de la main. Pas un signe exagéré, pas un appel. Juste un petit mouvement discret, presque complice.

Mon cœur a battu un peu plus fort.

Je me suis approchée, les mains dans les poches, l’air de rien.

Je ne voulais pas qu’on lise sur mon visage.

Mais je sentais déjà mes joues s’échauffer doucement.

— Salut, a-t-il dit en me regardant sans sourire.

Mais ses yeux, eux, souriaient. À leur manière.

Je n’ai pas répondu. J’ai juste hoché la tête. Il s’est redressé, a glissé ses doigts dans la poche arrière de son pantalon, a sorti un petit papier qu’il a chiffonné aussitôt.

— Tu veux marcher ?

— Ouais.

On a traversé la cour côte à côte, sans se toucher. Juste deux silhouettes qui se déplacent dans la même direction. Le bruit autour semblait plus lointain. Les voix, les rires, les appels, tout ça s’effaçait un peu. Peut-être parce que je m’autorisais, enfin, à n’écouter que les pas de Gaylord à côté des miens.

À un moment, il s’est arrêté.

Je me suis tournée vers lui.

Et il m’a embrassée.

Pas comme la veille.

Ce n’était pas une surprise. Ce n’était pas une audace.

C’était simple. Évident.

Une évidence posée là, entre deux silences.

Sa main a effleuré ma joue. Ses lèvres avaient un goût tiède, familier. Mon ventre s’est noué, mais pas douloureusement. C’était une chaleur qui partait du fond et remontait doucement, comme une fièvre douce. Je n’ai pas fermé les yeux. J’ai voulu le voir de près. Comprendre ce qu’il regardait, ce qu’il pensait.

Puis il s’est reculé, sans un mot.

Mais dans ses yeux, il y avait toute la phrase qu’il n’avait pas dite.

J’ai souri. Vraiment. Pour la première fois de la journée.

Et peut-être pour la première fois depuis des mois, j’ai cru que quelque chose pouvait commencer.

Les heures suivantes ont filé comme du sable entre les doigts.

Rien ne pressait.

Et pourtant, chaque minute avec lui comptait plus que les autres.

On s’était retrouvés à la pause de midi, dans un coin de la cour peu fréquenté, là où l’ombre des arbres offrait un peu de calme. Il s’était assis sur le rebord d’un muret, moi sur l’herbe. Nos sacs posés à côté. Nos jambes presque touchantes. Mais jamais tout à fait.

Il me parlait comme s’il ne cherchait pas à séduire.

Comme s’il m’invitait simplement à respirer autrement.

— T’as déjà eu l’impression, commença-t-il, qu’on te regardait sans te voir ?

— Tout le temps.

— Moi, j’ai arrêté d’attendre qu’on me voie. Je préfère disparaître tout seul. Ça évite la déception.

Il disait ça sans amertume. Sans plainte. Comme une règle qu’on finit par accepter. Mais moi, je ne voulais pas qu’il disparaisse. Pas maintenant. Pas quand je venais à peine de le remarquer.

Je l’ai observé pendant qu’il parlait. Sa bouche qui articule à peine. Ses mains fines, nerveuses. Son regard qui se pose toujours à côté des choses. Comme s’il cherchait la vérité dans les angles morts.

Il m’a raconté son ancien lycée. Une ville grise, un appartement minuscule, une mère absente, un beau-père trop présent.

— J’ai pas fui, m’a-t-il dit. J’ai juste pris la tangente.

Je crois que c’est la phrase qui m’a le plus marquée. La tangente. Cette ligne qui ne touche jamais vraiment le cercle, mais qui suit son contour, assez proche pour s’y attacher sans s’y perdre.

Puis il m’a demandé :

— Tu veux voir où je vis maintenant ?

J’ai hésité. Une seconde.

Puis j’ai dit :

— Oui.

On est sortis du lycée par l’arrière. Il avait un trousseau de clés, une démarche tranquille, presque silencieuse. Il ne me tenait pas la main. Il ne me guidait pas. Il marchait, et moi je suivais. Mais sans qu’aucun de nous ait l’impression de fuir quoi que ce soit.

On a traversé quelques rues. Il a ouvert une porte. Escalier étroit, murs défraîchis, odeur de bois humide.

— C’est chez mon oncle, m’a-t-il dit. Il bosse à l’étranger. Je garde l’appart pour lui.

Une demi-vérité, sûrement. Mais je n’ai pas posé de questions.

La pièce principale était simple. Deux pièces, en fait. Un canapé-lit, des livres empilés au sol, quelques bougies posées ici et là. Pas de posters. Pas de télé. Une fenêtre ouverte sur une cour intérieure.

— C’est pas grand, mais j’ai la paix.

Il m’a tendu une canette de thé glacé.

— J’ai que ça.

— C’est parfait.

Il ma amener dans sa chambre, on s’est posé sur son lit.

On a parlé encore. Longtemps.

De ce qu’on n’avait jamais dit à personne.

De ce qu’on ne savait même pas encore sur soi.

Je ne sais plus comment c’est arrivé. Peut-être un silence un peu plus long que les autres. Un regard qui dure. Un frôlement de main, sans précipitation. Juste... quelque chose qui bascule, doucement.

On était allongés sur le lit, côte à côte, sans se toucher d’abord. Il faisait presque nuit. La lumière d’une bougie vacillait au coin de la pièce, projetant sur les murs des ombres trop grandes pour nous.

Puis il s’est tourné vers moi. J’ai senti son regard avant de le croiser.

Il s’est penché. Lentement.

Ses lèvres ont effleuré les miennes.

Un baiser timide. Puis un autre, plus long.

Et j’ai fermé les yeux.

Sa main s’est posée sur ma taille, légère. Comme une question qui n’attendait pas encore de réponse.

Puis il s’est glissé un peu au-dessus de moi, sans me presser. Son corps était chaud, calme, contenu. Je sentais son souffle contre ma joue. Ses baisers descendaient dans mon cou, s’y attardaient.

Ses doigts ont glissé sous mon haut. D’abord contre mon ventre. Puis plus haut. Jusqu’à ma poitrine.

Mon cœur s’accéléra.

Je n’ai rien dit tout de suite.

Je me suis laissée faire. Un instant.

Parce que c’était doux. Parce que j’avais envie. Parce que c’était lui.

Mais quelque chose en moi s’est tendu.

Un souffle retenu. Une zone d’ombre.

Un rappel.

J’ai posé ma main sur la sienne.

— Gaylord...

Il s’est arrêté. Il a relevé la tête.

Son regard était clair. Attentif. Pas inquiet. Pas frustré. Juste... là.

— Je suis pas prête, ai-je murmuré.

Je n’ai pas eu à me justifier. Il a juste hoché la tête, doucement. Et il s’est reculé un peu. Il a remis ma mèche derrière mon oreille.

Et on est restés là, quelques minutes. Sans parler. Juste à respirer ensemble.

Puis il s’est levé, m’a tendu la main.

— Je te raccompagne.

Je n’ai pas protesté.

Dehors, l’air était un peu plus frais. Le ciel était commencés à s’assombrir. On a marché jusqu’à la rue en se tenant la main.

Arrivés au coin du trottoir, je me suis arrêtée.

Je l’ai regardé. Il ne disait rien. Il n’attendait rien.

Alors je me suis penchée. Et je l’ai embrassé.

Un baiser simple. Lent.

Comme un au revoir. Ou un merci.

Puis j’ai reculé d’un pas.

— Bonne nuit.

Il a souri.

— Rentre bien.

Je suis repartie.

Mais une part de moi était restée là, dans cette chambre mal éclairée, entre une pile de livres, une bougie fatiguée, et un silence que j’avais enfin laissé approcher.

Quand je suis rentrée chez moi, quelque chose clochait.

D’habitude, la voiture de mon père était là, garée devant la maison, un peu de travers comme toujours. Le portail grinçait, la télé parlait toute seule, et la lumière de la cuisine filtrait sous la porte. Une routine discrète, banale… rassurante.

Mais ce soir-là, rien.

Pas de voiture.

Pas de lumière.

Pas de bruit.

Juste le vent tiède qui soulevait les feuilles du vieux platane en face.

Je suis restée figée quelques secondes devant la porte.

J’ai hésité à appeler. Puis je me suis dit qu’il avait peut-être eu une réunion. Qu’il était sorti. Ou qu’il s’était arrêté quelque part.

Rien d’alarmant. Pas encore.

Je suis entrée. L’air à l’intérieur avait une odeur étrange. Celle d’une maison vide depuis trop longtemps. J’ai posé mon sac. J’ai appelé :

— Papa ?

Pas de réponse.

J’ai regardé dans le salon. Télé éteinte. Plaid encore plié. Tout était à sa place. Mais figé.

La cuisine était froide. La bouilloire encore pleine d’eau. Aucune trace de mouvement depuis le matin.

Je n’ai pas paniqué. Pas tout de suite. J’ai juste ressenti une sorte de flottement. Comme une page qui ne se tourne pas. Un vide trop précis pour être anodin.

Et puis on a sonné à la porte.

Un coup sec. Puis un deuxième, plus doux. J’ai ouvert, sans vraiment réfléchir. Et là, je l’ai vue.

Une femme. Trente, quarante ans peut-être. Cheveux attachés, veste grise, un badge sur la poitrine. Son regard cherchait déjà le mien avec précaution. Une prudence polie, mais alerte.

— Bonjour, Lena ?

J’ai hoché la tête, muette.

— Je suis Madame Gravier. Je suis assistante sociale. Je travaille avec les services départementaux…

Je n’ai pas entendu la suite. Ou plutôt : je l’ai entendue sans l’écouter.

Il y a des mots qui gèlent l’air autour d’eux.

"Accident", "brutal", "mort sur le coup", "désolée", "aucune douleur", "nous allons prendre soin de vous"…

Je ne respirais plus. Je me suis reculée, lentement, sans comprendre. Comme si mon corps refusait de rester là où ces phrases existaient.

— Lena, écoutez-moi… vous ne pouvez pas rester seule ici ce soir. Votre père n’est plus là. Nous allons faire le nécessaire. Le temps de retrouver votre mère ou un membre de votre famille. Vous viendrez avec moi.

Je suis restée debout. Les bras ballants. Le regard fixe.

Plus rien n’avait de sens.

Pas ce vestibule.

Pas cette journée.

Pas mon âge.

Pas la guitare offerte.

Pas le repas de la veille.

Je n’ai pas pleuré.

Je crois que j’étais trop loin pour ça.

Je l’ai regardée. Cette femme. Elle attendait que je monte dans une voiture. Que je prenne un sac. Que je laisse derrière moi tout ce que je connaissais.

Elle ne me voulait pas de mal.

Mais elle m’arrachait à moi-même.

Alors j’ai dit :

— Je vais juste chercher mes affaires.

Et je suis montée dans ma chambre.

Je n’ai rien pris.

Ou presque rien.

Pas de valise. Pas de brosse à dents. Pas de carnet.

Juste ma guitare.

Posée contre le mur, comme une promesse silencieuse.

Je l’ai saisie.

Et j’ai ouvert la fenêtre.

Je suis sortie par la fenêtre. Comme une voleuse. Mais je ne volais rien. Je fuyais ce qu’on venait de m’enlever.

La nuit était tombée. Douce. Trop douce pour un soir pareil.

Je marchais vite. Sans savoir exactement où j’allais.

Mais mon corps le savait. Mes jambes, elles, savaient.

Je suis passée par des ruelles que je connaissais mal. J’ai gardé ma guitare serrée contre moi. Comme un cœur de rechange.

Les lampadaires jetaient leur lumière pâle sur l’asphalte. Le monde semblait à peine exister. Ou alors, il tournait trop vite sans moi. J’étais un battement à contretemps. Un cri enfermé dans une gorge trop pleine.

Quand je suis arrivée devant l’immeuble de Gaylord, je n’ai même pas réfléchi.

J’ai gravi les marches deux par deux.

Je ne me suis pas demandé s’il m’attendait.

Je ne me suis pas demandé s’il était là.

Je ne savais plus à quel étage il vivait. Mais je me souvenais. Comme un automatisme. Une porte au fond d’un couloir gris, avec une trace de main sur la peinture. C’était flou, mais mon corps se souvenait mieux que ma tête.

Je suis arrivée devant la porte.

Et j’ai frappé.

Une fois.

Puis une deuxième.

Et elle s’est ouverte.

Il était là.

Gaylord.

Débraillé. Torse nu. Une lumière chaude derrière lui.

Il m’a regardée. Une seconde. Deux.

Il a vu la guitare.

Mon visage.

— Mon père… je n’avais pas fini ma phrase.

Il a compris.

Il n’a rien dit.

Il m’a simplement ouvert plus grand.

Et moi, je suis entrée.

Je suis restée debout dans son entrée, le souffle court, les bras tendus vers ma guitare, comme si elle pouvait me protéger encore.

Et puis j’ai lâché.

La guitare. Le silence. L’effort.

Tout.

Je me suis effondrée dans ses bras.

Sans prévenir.

Sans retenue.

Il m’a rattrapée. Lentement. Avec force. Avec lenteur.

J’ai pleuré.

Pas des larmes discrètes.

Pas des soupirs.

Des sanglots profonds.

Des spasmes.

Des morceaux de moi qui sortaient enfin.

Il m’a tenue longtemps.

Sans bouger.

Il ne m’a pas dit que ça irait.

Il ne m’a pas demandé ce qui s’était passé.

Il était juste là.

Et dans la chaleur de ses bras, j’ai compris une chose terrible :

Je n’avais plus de maison.

Plus de père.

Plus d’enfance.

Il ne me restait que ça.

Son odeur.

Ses bras.

Et ma douleur.

Je ne sais pas combien de temps je suis restée là.

Mais quand il m’a soulevée légèrement pour me guider vers le canapé, il a murmuré :

— Tu peux rester autant que tu veux.

Autant que t’as besoin.

J’ai fermé les yeux.

Et dans l’obscur, j’ai senti que quelque chose venait de naître.

Ou de mourir.

Je ne savais plus.

Mais le silence, ce soir-là, avait une autre forme.

Il n’étouffait plus.

Il berçait.

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