Chapitre 5 : L’écho d’un rire retrouvé

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Le matin n’avait pas vraiment commencé.

Je n’avais pas dormi.

Ou alors si — mais d’un sommeil sans fin, sans rêve, sans contour. Le genre de sommeil qui ne repose pas. Qui recouvre.

Quand j’ai ouvert les yeux, le plafond n’était pas le mien.

La lumière non plus.

Elle filtrait à travers des volets bancals, en lignes tremblantes, et dessinait sur le mur des zébrures pâles qui n’avaient rien de familier. Le silence n’était pas le mien non plus. Il ne vibrait pas de la même façon. Il n’était pas menaçant. Juste… trop calme. Trop dense.

J’avais la guitare contre moi.

Toujours.

Comme si je l’avais tenue toute la nuit. Elle reposait sur mon ventre, son corps de bois posé contre le mien. Je ne savais plus si je l’avais prise par peur ou par réflexe. Mais elle était là. Elle seule.

Je n’avais pas pleuré depuis que j’étais arrivée.

Les larmes s’étaient arrêtées d’un coup, comme si quelque chose s’était figé à l’intérieur.

Je ne me sentais pas vide.

Je me sentais noyée.

Gaylord était là. Pas loin.

Je l’avais entendu bouger un peu, cette nuit. Ses pas, discrets. Le bruit d’un robinet. Le frôlement d’un drap. Mais il n’était pas venu. Il avait respecté mon absence, même quand elle remplissait la pièce.

Quand je me suis redressée, lentement, mon corps m’a semblé lourd.

Pas cassé.

Mais comme rempli d’un liquide tiède, trop dense pour circuler.

Il est entré quelques minutes plus tard.

Il n’a rien dit.

Il avait une tasse dans la main. Du thé ou du café, je ne sais pas. Il me l’a tendue.

Je l’ai prise. Mes doigts tremblaient.

Mais je l’ai prise.

— Tu peux rester. Le temps qu’il faut.

Sa voix était basse. Râpeuse du matin.

Il ne me regardait pas comme quelqu’un qui attend une réponse.

Il disait juste une vérité simple.

Je n’ai rien répondu.

Pas tout de suite.

Je buvais à petites gorgées. Ça brûlait un peu.

Mais ça me rappelait que j’étais vivante.

Encore.

Je me suis repliée contre le mur, la tasse entre mes mains, et j’ai soufflé doucement.

— Il n’y aura pas d’après.

C’est sorti comme ça.

Un murmure. Une pensée plus qu’une parole.

Gaylord ne m’a pas contredite.

Il s’est contenté de s’asseoir à côté de moi. Pas trop près.

Juste assez.

Et on est restés là.

Deux ombres côte à côte.

Un matin sans nom.

Une fille sans père.

Et un silence qui, pour la première fois, n’était pas vide…

Il était peuplé.


Les jours ont perdu leur nom.

Il n’y avait plus de lundi, de mercredi, de week-end.

Il n’y avait que des matins gris, des soirs silencieux, des heures entières passées dans un appartement trop calme où je flottais sans ancrage.

Je ne sortais presque plus. Je répondais à quelques messages de Jade, de Lila. Des messages pleins de "Tu me manques", de "Dis quelque chose", de "T’as disparu".

Je ne disparaissais pas.

Je me dissolvais.

Gaylord était là. Toujours. Il occupait tout l’espace, sans faire de bruit. Il ne me forçait jamais.

Mais tout tournait autour de lui.

Il s’asseyait près de moi quand je regardais le plafond. Il m’enroulait dans une couverture sans que je le demande. Il m’offrait du chocolat, du thé, des silences. Et parfois, il me regardait longuement, comme si mon absence lui convenait mieux que ma présence.

Il disait : — T’as pas besoin de parler. Reste juste là.

Et moi, je restais.

Au début, j’ai cru que c’était de la tendresse. Et peut-être que ça l’était. Mais ça ressemblait de plus en plus à un cocon étouffant, un lit de coton mouillé.

Il décidait quand on sortait, ce qu’on mangeait, à quoi on pensait.

Il disait : — Tu penses trop. Viens.

Et je venais.

Par fatigue, peut-être. Par besoin aussi.

Une nuit, il s’est glissé contre moi. Il ne m’a pas demandé. Mais il n’a rien volé non plus. Il s’est juste glissé, comme une évidence.

Sa main sur ma hanche.

Son souffle dans ma nuque.

Son corps tiède, dense, contre le mien.

Je n’ai pas bougé.

Pas refusé.

Je me suis laissée faire.

Pas par obligation.

Par absence de moi-même.

Il m’a embrassée, lentement. Sa bouche cherchait la mienne sans urgence. Ses mains ont glissé sous mon haut, encore. Et cette fois, je ne l’ai pas arrêté.

Ce n’était pas violent.

Pas pressé.

C’était… flou.

Je ne saurais pas dire si je le voulais. Mais je n’ai pas dit non. Et c’est comme ça que ça a commencé. Comme ça que ma première fois c’est déroulé.

Il me regardait souvent après. Comme pour vérifier si je regrettais. Mais je ne regrettais pas.

Je ne ressentais pas grand-chose. Juste un flottement étrange. Comme si mon corps n’était plus tout à fait à moi, mais qu’il n’était pas à lui non plus.

Il m’appelait "ma belle absente". Je croyais que c’était mignon. Je comprendrai plus tard ce que ça voulait vraiment dire.

Il me répétait : — T’as pas besoin du monde. T’as besoin d’un endroit où on te laisse tranquille. Moi, je suis ce lieu-là.

Et je l’ai cru.

Peu à peu, je ne parlais plus à personne. Je ne pensais plus à l’extérieur. Je vivais dans cette chambre, entre ses bras, ses silences, et le bruit de ma propre disparition.


Je ne savais même plus pourquoi j’étais sortie ce jour-là. Peut-être que Gaylord était absent, ou endormi. Peut-être que j’avais juste eu besoin de silence ailleurs. De marcher sans but. De faire croire à mon corps que je lui offrais une liberté. La ville me paraissait trop forte, trop rapide, trop pleine. Chaque bruit me traversait comme une note mal accordée. Alors je me suis réfugiée dans un petit café, au hasard. Des murs rouges, des plantes suspendues, des banquettes usées, l’odeur tiède du sucre et du café. J’ai commandé un thé. Et je me suis installée au fond, à l’abri du monde. Mon regard s’est perdu sur la vapeur qui montait de ma tasse. Une routine de disparition. Jusqu’à ce qu’elle entre.

Elle n’a pas simplement ouvert la porte : elle l’a traversée. Elle riait déjà en arrivant, accompagnée de trois personnes aussi bruyantes qu’elle. Mais elle, c’était autre chose. Une sorte de tempête joyeuse. Cheveux blonds attachés à la va-vite, veste en jean couverte de badges, short trop court pour octobre, voix claire, gestes larges, et surtout ce rire. Ce rire impossible à ignorer. Il remplissait la pièce, cognait contre les murs, rebondissait jusque dans ma tasse. Il y avait quelque chose de dérangeant dans cette joie, parce qu’elle ne demandait pas la permission d’exister.

Elle avait quitté ses amis et s’est installée à ma table juste en face de moi. Je n’étais pas sur son chemin, et pourtant je me sentais percutée. Elle ne m’a pas regardée tout de suite, mais son énergie débordait, frôlait ma bulle invisible, fissurait mon silence. J’ai voulu partir. Fuir cette lumière trop vive. Mais je suis restée. Immobile. Jusqu’au moment où, sans prévenir, elle a tourné la tête vers moi.

— Tu fais la gueule ou tu regardes les fantômes ?

Sa voix n’avait rien d’agressive. Juste directe, franche. J’ai cligné des yeux, prise de court.

— Je… non. Je regardais rien.

Elle a souri. Un vrai sourire. Entier, lumineux, presque affectueux.

— Je m’appelle Gaëlle, a-t-elle ajouté. Et toi, la fille de l’ombre ?

— Lena.

Elle a hoché la tête, contente.

— Enchantée, Lena-la-silencieuse. Tu veux un cookie ? On en a trop pris.

Sans attendre ma réponse, elle a fait glisser une assiette vers moi. J’ai hésité, puis j’ai tendu la main. Elle a ri de plus belle.

— Elle est vivante ! Ça va, j’ai eu peur.

Je n’ai pas su répondre. Mais au fond de moi, quelque chose avait bougé. Ce n’était pas du bonheur, pas encore. Plutôt un petit sursaut, un souvenir de lumière. Elle existait comme je n’avais jamais osé le faire. Et au lieu de me repousser, elle m’avait tendu un morceau de sucre, un rire, une main ouverte. C’était peut-être peu. Mais pour moi, c’était une secousse.


Je suis restée avec elle plus d’une heure. Je ne l’avais pas prévu. Elle parlait fort, riait sans retenue, interrompait ses propres phrases pour commenter la musique du café, les passants dehors, le comportement d’un type qu’elle trouvait “trop lent pour marcher en 2018”. Elle ne me demandait presque rien, mais elle me regardait comme si j’étais déjà dans son monde. Moi, je répondais par bribes. Une phrase, parfois deux. Mais elle semblait s’en contenter. À un moment, elle a dit : « T’as une voix douce, un peu voilée. C’est beau. On dirait une chanson triste. » J’ai rougi sans savoir pourquoi. Personne ne m’avait jamais dit ça.

On a parlé de livres, de films, de bouffe. De tout ce qui ne blesse pas. Elle m’a raconté une fois où elle s’était fait virer d’un fast-food pour avoir chanté trop fort. Une autre où elle s’était battue — pour rire, apparemment — avec son frère sur un parking. Tout était extrême avec elle. Exagéré. Vivant. Et moi, j’étais là, à moitié fondue dans la banquette, à l’écouter sans parvenir à détourner les yeux. C’était peut-être ça qui m’avait manqué : quelqu’un qui vit trop pour que je continue de m’éteindre en paix.

Avant de partir, elle m’a lancé : « On se recroisera, hein. Les fantômes, j’les repère toujours. Et toi, t’en es pas un. T’es juste en veille. » Elle a disparu dans la rue avec un grand geste de bras, un “ciao” jeté comme une étincelle. Moi, je suis restée là un moment. Le cookie entre les mains. Le cœur étrange. J’avais envie de pleurer sans tristesse. Juste parce que, pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un m’avait vue sans chercher à me réparer.


Quand je suis rentrée, il faisait déjà nuit. Les lampadaires jetaient leur lumière jaune sale sur les trottoirs humides. L’air sentait le béton tiède et la ville fatiguée. J’ai ouvert la porte avec ma clé, doucement, comme si j’entrais dans un lieu étranger. Gaylord était là, affalé sur le canapé, torse nu, les yeux rivés sur un vieux film en noir et blanc. Il ne m’a pas demandé où j’étais. Il n’a pas eu besoin. Il m’a juste regardée, une seconde, puis il a tapoté le coussin à côté de lui. J’ai hésité. Puis je me suis assise.

Il a passé son bras autour de mes épaules. J’ai senti son odeur — musc, tabac, un peu de sueur. Quelque chose de brut, de trop présent. Il a glissé ses doigts sur ma nuque. D’habitude, ce contact me rassurait. Ce soir-là, j’ai frissonné autrement. Pas de froid. De distance.

— T’étais où ? a-t-il fini par demander.

— Je suis sortie marcher. Fallait que je respire un peu.

Il a haussé les épaules, comme si ça lui allait. Il a mis pause au film, puis s’est penché vers moi. Un baiser. Plus possessif que tendre. Sa main sur ma cuisse. Son souffle un peu plus court. Je ne l’ai pas repoussé. Pas tout de suite. Parce que je le devais, parce que j’étais là. Parce que c’était “nous”. Parce qu’il avait été là quand j’ai tout perdu. Parce que c’était ça, aimer, non ? Être là. S’effacer un peu. Se laisser faire. Se fondre.

Mais au fond de moi, un rire résonnait encore. Le rire de Gaëlle. Trop fort, trop vivant, trop vrai.

Il m’a prise par la main, m’a tirée vers la chambre. Je l’ai suivi. Parce qu’il m’avait sauvée. Parce que j’étais à lui, quelque part. Et pourtant, en me couchant contre lui, une partie de moi restait ailleurs. Avec une fille que je connaissais à peine, mais dont la voix me semblait plus claire que la mienne. Il a fait l’amour. Moi, je me suis laissée faire. Corps absent. Cœur ailleurs.


La nuit était tombée depuis longtemps. Gaylord dormait à côté de moi, torse découvert, le souffle lent et profond. Moi, je fixais le plafond. Les ombres y dansaient doucement, comme des pensées trop légères pour s’écrire. Je n’avais pas sommeil. Mon corps était fatigué, mais pas mon esprit. Il tournait. Il cherchait. Il s’éparpillait.

Je repensais à la journée. À cette terrasse. À Gaëlle. À son rire. À cette façon qu’elle avait eue de me regarder sans me jauger. Juste... me voir. Il y avait dans ses gestes quelque chose de vrai. Une présence brute. Incontrôlable. Elle existait sans se demander si elle avait le droit.

Et moi, est-ce que j’existais encore ? Ou bien étais-je devenue l’ombre de ce que je croyais devoir être ?

Gaylord m’aimait peut-être. À sa manière. Ou peut-être qu’il avait seulement besoin de moi. Comme d’un ancrage. Mais moi… moi je me perdais doucement dans ses silences, dans ses gestes, dans ses absences. Il m’avait recueillie, oui. Mais est-ce que ça suffisait pour que je me taise autant ?

Je me tournai sur le côté. J’enfouis mon visage dans l’oreiller, mais je n’arrivais pas à respirer. Alors je me redressai, doucement. Je sortis du lit, enfile un pull. Je marchai jusqu’à la fenêtre pied nu. Je l’ouvris. L’air de la nuit me saisit. Une brise tiède. Une odeur de bitume et d’herbe mouillée.

Je m’appuyai sur le rebord, bras croisés. Les lumières de la ville vacillaient au loin. Rien ne dormait tout à fait, ici. Et dans cette respiration urbaine, je me sentais minuscule. Fragile. Presque transparente.

Et puis, j’ai entendu ce souvenir. Ce petit éclat. Ce rire. Celui de Gaëlle. Comme un clin d’œil du jour. Une secousse douce dans la nuit. Il n’y avait rien de concret. Mais je l’entendais encore. Il résonnait en moi. Comme un rappel.

Et j’ai murmuré, sans vraiment m’en rendre compte :

— Je ne veux pas disparaître.

Puis j’ai refermé la fenêtre. Et je suis retournée dans le lit. Pas pour dormir. Juste pour être là. Présente. Le cœur battant. Loin de moi. Et pourtant… un peu plus proche que la veille.

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