Chapitre 6 : L’écho d’un secret qu’on garde
Le jour s’était levé sans prévenir.
Pas de rayon de lumière spectaculaire, pas de chant d’oiseau héroïque. Juste une lumière terne qui passait à travers les volets mal ajustés, grignotant les murs en silence.
J’ouvris les yeux sur un plafond que je connaissais trop bien. Les traces d’humidité au coin. Le plafond jauni, un peu bas, un peu triste. Et l’odeur tiède de la pièce, mélange de draps froissés, de sueur ancienne et de tabac froid.
Gaylord dormait encore à côté. Son bras en travers de mes hanches. Sa respiration lourde. Ses cheveux en désordre. Il avait ce visage paisible du sommeil, celui qu’il ne portait jamais éveillé.
Je me tournai lentement, sans le réveiller. Mon corps grinçait de l’intérieur, comme si chaque articulation cherchait une bonne raison de se lever. Il n’y avait pas de vraie douleur. Juste une lassitude vieille de plusieurs jours.
Ou de plusieurs vies, peut-être.
Dans la salle de bain, je croisai mon reflet. Il ne me fit aucun effet. Ni surprise. Ni gêne. Ni colère.
Juste cette sensation floue de ne plus vraiment habiter cette silhouette.
Je m’habillai sans bruit. Un jean, un vieux sweat à moi — ou à lui, je ne savais plus. L’odeur de son armoire me collait à la peau. Mes cheveux étaient en désordre, je les attachai sans soin. Je ne voulais pas être jolie. Je voulais être invisible sans disparaître.
— Tu vas où ? murmura-t-il derrière moi quand je refermai la porte de la chambre.
Je me retournai. Il était assis, torse nu, les yeux mi-clos. Une cigarette déjà entre les doigts.
— Je sors juste un peu. Prendre l’air.
Il hocha la tête sans vraiment écouter. Il se rallongea.
— Ramène du lait si tu passes devant l’épicerie.
Je ne répondis pas.
J’avais besoin d’autre chose que du lait.
J’avais besoin de silence, mais d’un silence qui ne m’appartienne pas.
D’un silence qui ne soit pas le sien.
Je pris ma veste. Ma guitare resta là, posée contre le mur, témoin muet de mon absence à moi-même.
Puis je sortis.
Dehors, la lumière était fade. L’automne hésitait encore entre la douceur et la chute. J’avançai dans les rues sans but précis. Mais au fond de moi, je le savais : mes pas cherchaient une voix. Un rire.
Et peut-être… un prénom.
Je ne sais pas pourquoi mes pas m’y ont conduite.
Peut-être pour retrouver un peu de ce que j’avais ressenti.
Peut-être parce que je savais, au fond, ce que j’espérais.
Le café rouge n’avait pas changé. Toujours ce mur peint un peu écaillé à l’entrée, ces plantes suspendues qui penchaient sur les tables, ces banquettes élimées où les coudes cherchaient une place. L’odeur de sucre et de café noir flottait comme un vieux châle.
Il y avait du monde, mais pas trop. Une douce agitation. Une rumeur de vie supportable.
Je choisis la même place que la dernière fois. Coin banquette, dos au mur, vue sur l’entrée. Mon regard effleura chaque silhouette qui passait la porte, chaque rire, chaque voix. Je ne cherchais pas vraiment.
Mais j’attendais.
Je commandai un thé, encore. Camomille, cette fois. Quelque chose de doux. De presque enfantin.
Le serveur me reconnut peut-être — il sourit légèrement, sans commentaire.
Je restai là longtemps, à observer les autres vivre. Leur insouciance m’effrayait un peu. J’avais l’impression qu’ils savaient quelque chose que j’avais oublié. Comme s’ils avaient trouvé un mode d’emploi que je n’avais jamais lu.
Et puis elle est entrée.
Gaëlle.
Toujours cette démarche légèrement trop rapide. Cette énergie qui déborde, sans excuser sa présence. Cheveux relevés à moitié, boucle d’oreille en forme d’éclair, sac cabossé à l’épaule. Elle portait un t-shirt noir avec un slogan idiot que je ne réussis pas à lire entièrement.
Elle me vit. Son regard s’illumina d’une façon immédiate, franche, presque enfantine.
— Eh ben. J’pensais pas que les fantômes revenaient deux fois au même endroit.
Je souris. Malgré moi.
— Et moi, je croyais que les tempêtes ne prenaient jamais deux fois le même café.
Elle rit. Fort. Ce rire qui m’avait manqué plus que je ne l’aurais cru.
Elle ne demanda pas si elle pouvait s’asseoir. Elle le fit. Directement. Comme si c’était naturel. Comme si c’était nous.
Elle posa ses coudes sur la table, m’observa avec une intensité légère, mais lucide.
— T’as une tête à secrets. T’as envie d’en balancer un ou deux ?
Je secouai la tête doucement.
— Si je les dis, ils existeront vraiment.
Elle hocha la tête. Son regard ne me quittait pas.
— Et tu crois qu’en les taisant, ils meurent ?
Une pause.
— Ils pourrissent juste dans un coin. Ça sent rien au début. Et puis un jour, ça explose.
Je ne répondis pas.
Elle ajouta, plus doucement :
— Je sais, tu sais. Ce que c’est que de garder les choses en soi. De croire que si tu tiens bien les murs, rien va s’effondrer.
J’ai baissé les yeux. Mes doigts jouaient avec l’anse de la tasse, comme si elle allait m’offrir une issue. J’aurais pu parler. J’en avais envie, peut-être. Mais j’avais peur. De dire trop. De trahir Gaylord. De me trahir moi-même.
Gaëlle ne me brusqua pas. Elle recula un peu dans son siège, changea de ton.
— Alors vas-y. Dis rien. Mais sache que je suis là. Même si c’est pour juste t’entendre respirer à l’autre bout d’une table.
Et pour la première fois depuis longtemps, je me suis sentie autorisée à ne rien dire.
Je suis rentrée plus tard que d’habitude ce soir-là.
Pas parce que j’avais fait quelque chose d’extraordinaire. Juste parce que j’avais marché longtemps. Sans destination. J’avais laissé mes pieds décider à ma place. J’avais longé des murs inconnus, traversé des parcs vides, regardé les lampadaires projeter des halos flous sur des bancs désertés.
Ma tête bourdonnait. Pas de bruit, pas de cris. Juste… un bourdonnement. Comme un souvenir qui cogne doucement mais refuse d’émerger.
Quand je suis arrivée à l’appartement, la lumière était déjà allumée.
Gaylord était là, bien sûr. Il m’attendait, sans vraiment attendre. la fenêtre entrebâillée. Il ne m’a pas demandé où j’étais. Il m’a regardée deux secondes, puis il a dit :
— J’ai fait des pâtes.
Je suis entrée. J’ai enlevé mes chaussures. J’ai accroché mon manteau à la patère qui penchait un peu.
Je n’avais pas envie de parler.
Mais j’ai dit :
— Merci.
On a mangé en silence. Juste le bruit des fourchettes, de la sauce qui colle au fond de la casserole. Il me regardait parfois. Je détournais les yeux. Il ne posait pas de questions. Il n’en posait jamais vraiment. Il insinuait, devinait, remplissait les vides.
Ce soir-là, il a juste dit, en reposant son verre :
— T’as changé un truc. T’as un truc dans le regard. C’est à cause de moi ?
Je l’ai regardé. Vraiment regardé. Et pendant un instant, j’ai cru que j’allais répondre. Que j’allais dire : "Oui. C’est à cause de toi. De ce qu’on devient. De ce que je perds."
Mais les mots sont restés coincés. Juste là. Sous la langue.
Alors j’ai dit :
— Non. Rien de spécial.
Il a souri, satisfait. Comme si ça confirmait ce qu’il avait envie d’entendre.
On a terminé le repas. Il a proposé un film. J’ai refusé. Prétexté la fatigue. Et je suis allée me coucher avant lui.
Dans la chambre, j’ai laissé la porte entrouverte.
Ma guitare était là, posée contre le mur.
Je l’ai effleurée du bout des doigts, sans la prendre. J’ai ouvert la fenêtre. Il faisait frais. Un air humide. Un vent léger qui sentait les feuilles, la ville, l’hiver à venir.
Et là, sans prévenir, dans ce souffle de nuit, une pensée m’a traversée. Un murmure, un presque-rien. Une phrase trop pleine pour être dite :
Je crois que je commence à me perdre.
Mais je ne l’ai pas prononcée.
Je l’ai gardée pour moi. Bien au chaud. Là où personne ne pourrait la reprendre.
Puis je me suis allongée.
Et j’ai attendu que le sommeil vienne. S’il osait.
Deux jours plus tard, j’étais de retour au café rouge.
Pas par hasard. Pas vraiment par envie non plus. Plutôt par appel sourd. Comme si une part de moi espérait la revoir. Ou plutôt : avait besoin qu’elle soit là. Encore.
Il faisait plus froid que la dernière fois. J’avais mis un pull à col roulé, trop large. J’entrais tête baissée, les mains dans les poches, l’air de celle qui cherche un refuge plus qu’un café. La clochette de la porte tinta doucement.
Elle était là.
Assise au même endroit. Dos à la baie vitrée. Un carnet ouvert devant elle, un chocolat chaud déjà entamé, et cette manière d’occuper l’espace sans le demander. J’ai failli faire demi-tour. Mais elle a levé les yeux. Et souri.
— Lena-la-silencieuse, fit-elle d’une voix un peu trop forte pour un lieu aussi feutré.
Je souris. Faiblement.
— Salut.
— Reviens t’éclipser avec moi, alors. J’avais besoin de fantôme.
Je me suis assise en face d’elle. Elle referma doucement son carnet, sans pression.
— Ça va ? demanda-t-elle.
Question simple. Mais dans sa bouche, elle avait un poids étrange. Elle ne regardait pas mes habits. Ni mon teint. Elle regardait mes yeux. Et j’ai su qu’elle savait. Qu’elle voyait quelque chose.
Je haussai les épaules.
— Ça va.
Elle fronça à peine les sourcils.
— Tu mens souvent ? Ou juste quand tu respires ?
J’ai souri malgré moi.
— T’es toujours comme ça ?
— Comme quoi ?
— À dire les choses que les gens ne veulent pas entendre.
Elle haussa les épaules, appuya son menton contre sa paume.
— J’aime pas les jolis mensonges. Ils étouffent plus lentement, mais ils tuent aussi.
Je détournai les yeux. Le silence nous frôla. Pas pesant. Mais tendu. J’avais envie de lui dire. Tout. L’appartement, l’étouffement, les nuits floues, les bras qui tiennent trop fort. Mais je n’y arrivais pas. Les mots restaient coincés sous la langue. Comme s’ils me brûlaient avant de sortir.
— T’as quelqu’un ? demanda-t-elle soudain.
Je sursautai presque.
— Quoi ?
— Je sais pas. Y’a un truc dans ta posture. Comme si tu demandais pardon d’être là. Ça sent pas la solitude, ça. Ça sent… la peur de déranger.
Je baissai les yeux. Mes mains étaient croisées, crispées, sur mes genoux.
Elle ne bougea pas. Ne posa pas plus de questions.
Elle laissa juste cette phrase-là entre nous.
Comme un espace ouvert. Une invitation.
J’ai murmuré :
— Parfois… on s’efface sans s’en rendre compte.
— Et parfois, on nous efface doucement, répondit-elle.
Un frisson me parcourut.
Je ne répondis pas. Elle ne relança pas. Elle reprit une gorgée de son chocolat, puis désigna ma tasse du menton.
— T’as pas bu. Il est pas bon ?
— Je l’ai oublié, soufflai-je.
Elle sourit.
— Ou t’étais ailleurs.
Je hochai doucement la tête.
— Tu veux qu’on parle d’autre chose ? me demanda-t-elle.
— Oui. S’il te plaît.
Elle sourit, sans ironie, sans jugement.
Et elle parla du vent. Du dernier film qu’elle avait vu. D’un chat errant qui venait gratter à sa fenêtre tous les soirs à 23h. Elle me raconta tout ça comme on jette des pierres dans l’eau, pour briser la surface.
Et moi, j’écoutais. Le cœur battant. Le secret encore tapi dans ma gorge. Mais une fissure était là. Une faille dans le mur.
Et pour la première fois depuis longtemps, je me suis dit : Peut-être que je finirai par lui dire.
Mais pas aujourd’hui.
Quand je suis rentrée, l’air me sembla plus lourd.
Pas plus chaud. Plus dense. Comme si l’appartement s’était refermé sur lui-même pendant mon absence.
Gaylord était affalé sur le canapé, torse nu, les cheveux en bataille. Il regardait un écran sans vraiment le voir. Une série qu’il avait dû lancer en boucle. Ou juste du bruit pour couvrir l’absence.
Il ne me salua pas. Il leva à peine les yeux quand j’ôtai mes chaussures.
— T’étais où ? demanda-t-il, sans agressivité, mais sans chaleur non plus.
Je répondis doucement, en retirant mon manteau.
— En ville. Fallait que je sorte un peu.
Un silence.
Puis il haussa les épaules.
— Tu as pris le lait ?
Je ne dis rien. Je savais qu’il ne m’en voulait pas vraiment. Mais je sentais, derrière ses mots, une inquiétude déguisée en contrôle. Une forme de manque travestie en reproche.
Ma guitare était toujours contre le mur. Je crois que j’ai toujours aimé le son de la guitare. Même quand il n’était pas juste. Même quand les cordes grinçaient.
Je n’y avait pas touché depuis ce jour... et pourtant, je la regardais souvent, comme si elle me parlait d’un autre monde. Un monde qui aurait un rythme à lui.
Ce soir-là, j’ai osé.
Je l’ai prise, maladroitement. Je me suis assise sur le lit, le dos contre le mur, les jambes croisées.
Mes doigts ont effleuré les cordes. Le son était bancal. Un grincement doux.
Mais il y avait quelque chose de vivant là-dedans. Un souffle.
J’ai tenté un accord. Puis un autre. J’avais vu une vidéo une fois.
Je n’étais pas sûre de bien faire. Mes doigts glissaient mal. Je pinçais trop fort, ou pas assez. Mais j’aimais ça. J’aimais me tromper sans que personne ne le voie. J’aimais que ce soit pour moi.
Au bout de quelques minutes, une suite de notes un peu bancale a émergé. Rien de mélodieux. Mais c’était à moi. C’était sorti de moi.
Je me suis arrêtée. J’ai laissé vibrer le silence.
Et j’ai souri, juste un peu.
Peut-être que je finirais par apprendre.
Pas juste à jouer.
À respirer autrement.
Je posai ma guitare contre le mur, passai dans la cuisine, vers le frigo. Vide. Comme souvent. J’ouvris un tiroir. Je refermai. Juste pour occuper mes mains. Mon esprit.
Quand je revins dans le salon, Gaylord avait changé de position. Il me regardait, cette fois. Fixement.
— T’as croisé quelqu’un ?
Je sentis une tension nouvelle dans sa voix. Une pointe. Une lame.
Je me contentai de hausser les épaules.
— Personne d’important.
Il hocha la tête. Mais ses yeux s’étaient légèrement plissés. Il m’observait comme on surveille un fil prêt à céder.
Je m’installai au bout du canapé, à distance. Il vint poser sa tête sur mes genoux. Comme un chat fatigué. Il passa un bras autour de ma taille. Me colla contre lui.
Je restai immobile. Mon corps était là. Mais mon esprit… je ne savais plus.
Son souffle se fit plus lent. Il ferma les yeux. Moi, je fixais le plafond.
Je pensais à Gaëlle.
À son rire.
À cette liberté bruyante, pleine, incontrôlée.
Et ici, dans ce salon gris, ce contact me paraissait presque… intrusif.
Je passai une main dans les cheveux de Gaylord. Doucement. Il sourit à moitié, les yeux toujours fermés.
Je ne savais plus si j’étais ici par choix.
Ou parce que je ne savais plus comment partir.
Il déboutonna mon pantalon. Sa main a glissé, trop sûre d’elle, là où je ne voulais plus qu’on me cherche. Mon corps n’a pas réagi, mais mon esprit, lui, a levé la tête. Une image. Un rire. Gaëlle, libre. Et moi, enfermée là. Quelque chose a craqué.
Une voix muette en moi disait : Lève-toi.
Et pour la première fois, j’ai eu peur de ne plus savoir comment.
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