Chapitre 8 : L’écho d’un nom chuchoté
Le silence était trop dense. Trop calme. Trop épais pour être honnête. Il avait cette texture des heures où quelque chose se prépare. Pas dans les gestes, mais dans l’air. Dans le battement entre deux respirations.
J’étais assise au bord du lit, ma guitare calée contre ma jambe, mon sac prêt depuis des jours. Pas de valise. Rien qui pèse. Juste l’essentiel : un carnet, un sweat, deux t-shirts, une photo de mon père froissée dans une poche intérieure. Et la guitare. Elle, je ne pouvais pas la laisser.
Il faisait encore nuit, mais le ciel commençait à pâlir par endroits, comme s’il hésitait à s’éclaircir. Je n’avais pas dormi. Ou alors par fragments, entre deux sursauts, entre deux craquements de parquet dans le couloir.
Je me levai lentement. Un pas après l’autre. Je connaissais les endroits où le sol grince. Je les évitai comme on évite les souvenirs douloureux. La porte claqua légèrement quand je l’ouvris, malgré mes précautions. Je me figeai. Rien. Aucune voix. Aucun bruit. Gaylord n’était pas là. Ou pas encore réveillé. Il n’était pas venu me rejoindre dans le lit.
Le téléphone était dans ma poche. Éteint. Mais je savais ce que j’avais à faire.
J’avais envoyer un SMS la veille, ce message. Simple. Pas de détail. Juste une phrase :
« Si tu peux, viens à l’aube. J’attendrai au bout de la rue. »
Elle l’avait compris. Je le savais.
Quand j’ouvris la porte d’entrée, une bourrasque me gifla doucement. L’air était froid. Chargé de cette odeur de ville mouillée, de nuit encore présente. Je descendis les marches sans courir. Je ne pouvais pas courir. Je savais que si je courais, je paniquerais. Et si je paniquais, je n’irais pas au bout.
Et puis… elle était là.
Dos à moi. Assise sur le trottoir, les bras autour des genoux, la tête renversée vers le ciel. Gaëlle. Comme si elle avait toujours été là. Comme si elle m’attendait depuis toujours.
Je ne dis rien. Elle non plus. Elle tourna simplement la tête. Me vit. Se leva.
Elle ouvrit les bras. Je m’y jetai.
Pas comme une héroïne dans un film. Pas dans une explosion de larmes. Mais dans ce mouvement simple, animal, d’une fille qui sait que, cette fois, elle ne doit plus reculer.
— T’as ta guitare ? murmura-t-elle dans mes cheveux.
— Toujours.
— Alors on y va.
Pas de questions. Pas de pourquoi. Pas de “t’es sûre”. Juste ce “on” qui me sauva plus que tout.
La gare était presque vide. Une lumière blafarde filtrait par les hautes vitres sales. Les néons clignotaient par endroits, fatigués. Il faisait froid. Trop froid pour ce mois. Ou alors, c’était mon corps qui ne savait plus réguler. Je serrais la guitare contre moi comme une âme qu’on chéri. Gaëlle marchait à côté, mains dans les poches, sac en bandoulière mal fermé, éternelle nonchalance au bord du front.
Elle avait acheté deux billets en ligne, à son nom. Le train partait dans douze minutes. Un TER lent, presque désuet. Direction Paris. Direction ailleurs.
On s’installa dans un wagon presque vide. Deux places côte à côte. Fenêtre rayée par les anciens trajets. Sièges fatigués. Le genre d’endroit qui n’existe que dans les départs.
Je posai mon sac à mes pieds. Ma guitare sur mes genoux. Et je m’enfonçai dans le siège. Gaëlle s’étira, soupira, sortit un vieux paquet de bonbons de sa veste. Elle m’en proposa un. Je refusai d’un hochement de tête.
Le train démarra. Doucement. En grinçant comme s’il n’était pas sûr de devoir nous emmener.
Je fixais le paysage. Les entrepôts. Les maisons. Les voitures figées. Tout semblait immobile, sauf nous. Je sentais dans mon ventre une tension étrange : un mélange d’effroi et de soulagement. Je m’étais enfuie. Vraiment. Et j’étais encore entière.
Gaëlle ne disait rien. Elle avait enfoncé ses écouteurs dans ses oreilles, une seule oreille libre, comme toujours. Elle battait la mesure avec son pied. Un rythme interne qu’elle ne forçait jamais sur les autres.
Je respirai. Pour de vrai. Pour la première fois depuis longtemps. L’air avait une autre saveur. Moins acide. Plus vaste.
Je tournai la tête vers elle. Elle me regarda en coin. Un sourire discret.
— Bien ? souffla-t-elle.
Je ne répondis pas tout de suite. Je hochai simplement la tête. Et elle n’insista pas. Elle s’enfonça à nouveau dans son siège, referma les yeux, et souffla :
— T’as le droit de te taire. Le monde continuera de tourner.
Cette phrase résonna en moi. Longtemps. Plus que je ne l’aurais cru.
Je sortis mon carnet. Le vieux, abîmé. Celui que Lila m’avait offert. Je l’ouvris à une page blanche. Et je traçai un seul mot.
« Merci. »
Puis je refermai le carnet. Et je laissai mon front se poser contre la vitre. Le paysage filait à toute allure. Derrière moi, la peur. Devant, je ne savais pas. Mais j’étais en mouvement. C’était suffisant.
Libre mais encore enfermée.
Le train s’était arrêté sans fracas. Juste un soupir mécanique, un frein discret, comme s’il respectait notre silence. La gare Montparnasse était grise, immense, vivante. Trop vivante. Je m’accrochais à la guitare comme à un talisman. Mon sac en bandoulière me sciait l’épaule. Gaëlle marchait devant, d’un pas sûr, comme si elle avait grandi entre les quais et les escalators.
Le bruit me heurta. Les annonces. Les roues de valises. Les talons sur le béton. Les cris d’enfants. Je n’étais pas prête. Mais j’étais là.
— C’est par là, lança Gaëlle sans se retourner, le ton calme, comme une évidence partagée.
Je suivis. Sans réfléchir. Mes jambes avançaient pour moi.
On prit un métro. Ligne 13. Une rame bondée puis vide. Gaëlle m’indiquait chaque correspondance comme si c’était une légende urbaine. Je ne retenais rien. Seulement sa voix. Son assurance. Ce rythme qu’elle imposait sans jamais brusquer.
Puis on émergea. Une rue calme, presque résidentielle. Des immeubles en pierre claire, balcons en fer forgé, quelques arbres nus déjà. Il faisait gris clair. L’air avait cette odeur particulière des fins d’automne : un mélange de pluie séchée, de fumée et de linge propre.
— C’est là, dit-elle en désignant une porte noire, encastrée dans un bâtiment beige.
On monta trois étages. L’escalier grinçait sous nos pas. La lumière du palier était faiblarde, mais douce. Une petite fenêtre laissait passer un éclat de ciel laiteux.
Gaëlle sortit la clé de sa poche.
— Le proprio me l’a laissée ce matin. J’ai signé, j’ai versé, il a râlé. Tout est normal.
Elle ouvrit.
L’appartement était vide. Deux pièces. Un salon avec un parquet ancien, un peu rayé, un canapé-lit fatigué, une grande fenêtre qui donnait sur la rue. Cuisine ouverte, murs blancs, un peu sales. À gauche, deux portes : salle de bain minuscule, chambre double. La lumière entrait en oblique, dorée malgré le gris.
Je posai mon sac. Je ne bougeai plus.
Gaëlle tourna sur elle-même, bras écartés.
— Bon, c’est pas Versailles. Mais c’est à nous.
Je ne dis rien. Ma gorge était nouée.
— Tu prends le lit ou le canapé ? ajouta-t-elle avec un sourire.
Je la regardai. Et je compris. Ce n’était pas une blague. Pas une offre provisoire. C’était réel. C’était là.
Je répondis, à peine audible :
— Le lit.
— Bien joué. Moi j’aime dormir dans les coins.
Elle disparut dans la salle de bain, laissa couler un filet d’eau, ressortit, me lança une bouteille de jus de fruits tiède :
— Pas de frigo encore. Pas de table non plus. Mais demain, on improvise. Et toi, tu poses ta guitare, tu poses ton sac, et tu respires. C’est tout ce qu’on te demande ici.
Je m’exécutai. Je posai ma guitare dans un coin. Mon sac au sol. Je m’assis au bord du lit. Le matelas grinça. Je restai là, immobile, les mains posées sur les cuisses. Le silence de la pièce était différent. Il ne pesait pas. Il n’enfermait pas. Il attendait.
Gaëlle s’était allongée sur le canapé. Elle mâchonnait un vieux chewing-gum et faisait tourner une clé entre ses doigts.
— T’as le droit d’avoir peur, tu sais. Moi aussi, j’ai flippé la première nuit. J’me suis réveillée à trois heures du matin persuadée qu’un rat allait m’arracher les orteils.
J’esquissai un sourire. Fragile. Mais vrai.
— T’as survécu ?
— Ouais. Le rat aussi, je crois. On s’est fait un pacte. Il prend la cuisine, je garde le salon.
J’ai ri. Un vrai. Léger. Inattendu.
Elle ne répondit pas. Elle ferma les yeux. Croisa les bras sous sa tête. Et dans cette posture simple, elle me fit comprendre qu’on pouvait, peut-être, recommencer.
Je m’allongeai moi aussi, sans enlever mes chaussures. Je fixai le plafond. Un éclat de lumière glissait sur la peinture écaillée. Et dans ce silence, dans cette pièce partagée, j’ai senti autre chose que la peur.
J’ai senti l’espace.
La place.
Le possible.
Pas le bonheur encore. Mais une permission.
Celle d’être là.
La nuit était tombée sans faire de bruit. Ici, elle n’avait pas la même couleur. Elle ne s’étalait pas avec lourdeur, comme dans l’ancien appartement. Elle glissait doucement, par les vitres, sur le parquet, sur les meubles encore absents. Une nuit claire, presque bleue.
Gaëlle avait cuisiné des lasagnes. On avait mangé sur le sol, assises en tailleur, nos assiettes calées sur un vieux carton qui faisait office de table. Elle avait mis de la musique. Une chanson pop qui parlait d’un arbre qui refuse de mourir. Elle chantonnait faux. Ça me faisait du bien.
Quand je m’étais levée pour aller me brosser les dents, elle m’avait lancé :
— N’oublie pas de sourire dans le miroir, même si t’y crois pas encore. C’est comme les sorts dans Harry Potter, faut le faire pour de faux jusqu’à ce que ça marche.
J’avais souri. Pour elle. Pas dans le miroir. Pas encore.
Je m’étais glissée dans le lit. Les draps sentaient la lessive et un peu le carton. Gaëlle dormait déjà, roulée dans une couverture trop fine, un bras en travers du front. Elle respirait fort, mais pas bruyamment. Comme une respiration qui dit “je suis là, t’inquiète”.
Je restais les yeux ouverts. Le plafond me semblait plus haut qu’ailleurs. Ou alors c’était moi qui n’étais plus si basse.
Je passai une main sur le mur. Il était froid, mais il ne m’effrayait pas. Il ne gardait pas les cris. Il ne retenait pas les corps. Il était juste là. Neutre. Nouveau.
Ma guitare reposait au pied du lit. Sa silhouette noire contre le mur blanc. Je savais qu’un jour, je la reprendrai. Pas pour fuir. Pas pour survivre. Mais pour dire quelque chose. Pour moi. Pour ce qu’il resterait de moi après ça.
Je pris mon carnet. Je n’avais rien écrit depuis des semaines. Rien de vrai. Rien qui sorte autrement que par mes silences. Mais ce soir, les mots montaient. Lents. Inégaux. Mais là.
Je notai juste une phrase.
“Ici, je n’ai pas besoin de justifier mes silences.”
Puis je refermai le carnet.
Je me tournai sur le côté. Je sentais la chaleur du lit, la fatigue de mon corps, la légèreté étrange qui flotte quand le danger s’éloigne. Pas encore la paix. Mais une accalmie.
Je soufflai doucement. Comme pour dire merci à personne.
Et j’ai fermé les yeux.
Cette nuit-là, je ne fis pas de cauchemar.
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