Chapitre 9 : L’écho d’un murmure revenu

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Le matin était tombé sans bruit. Il avait glissé dans l’appartement comme un souffle discret, sans fracas ni fanfare, juste la clarté timide du jour qui cherche encore sa place. Une lueur pâle traversait les rideaux blancs, déposant sur les murs une sorte de calme jauni. Il n’y avait pas de bruits de voiture. Pas de cris. Juste le silence des heures lentes.

J’étais déjà debout. Je n’avais pas réellement dormi. Je m’étais réveillée plusieurs fois, sans réussir à replonger. Mon corps, fatigué, réclamait l’arrêt. Mais quelque chose en moi restait aux aguets. Comme si le silence lui-même pouvait à tout moment devenir un cri.

J’ai préparé du thé. En silence. Une tasse entre les mains, je me suis assise dans le salon encore sombre. Je n’ai pas allumé la lumière. J’ai juste laissé les choses exister comme elles venaient. Sur la table basse traînait un carnet à la couverture abîmée, celui que je n’osais plus ouvrir. Ce matin-là, pourtant, je l’ai effleuré du bout des doigts, comme on touche une clé ancienne.

Je l’ai ouvert.

Une page blanche. Puis une autre. J’ai relu quelques mots griffonnés, plus anciens. Des phrases sans fin, des tentatives, des silences notés entre les lignes. Et puis, doucement, j’ai écrit. Rien de grand. Juste une pensée.

« Je ne sais pas si je cicatrise ou si je m’endors. »

La phrase est restée là, seule. Je n’ai pas cherché à l’expliquer. Je l’ai laissée respirer sur le papier, comme on laisse une fenêtre entrouverte.

Puis j’ai pris ma guitare. Je ne voulais pas jouer. Juste la tenir. Ressentir le bois contre moi, le poids familier, la promesse d’un son qui pourrait revenir. Mes doigts ont glissé sur les cordes, sans chercher de mélodie. Un accord suspendu. Une note mal assurée. Et pourtant, il y avait là quelque chose qui existait. Quelque chose qui disait : je suis encore en vie.

Dans la pièce voisine, Gaëlle dormait encore. J’entendais sa respiration tranquille, profonde. Une présence douce, presque animale. Ce rythme lent me rassurait. Comme une preuve que le monde pouvait encore tourner sans me faire mal.

J’ai terminé ma tasse de thé. Refermé doucement le carnet. Reposé la guitare contre le mur.

Et, pendant quelques minutes encore, je n’ai rien fait. Rien d’autre qu’être là.


J'avais posé mon téléphone sur la table, face contre bois. Je faisais ça depuis quelques jours. Ne plus regarder. Ne plus attendre. Ne plus craindre. C’était devenu ma manière de poser une barrière. Entre moi et le monde. Entre moi et lui.

Mais ce matin-là, alors que je rangeais ma tasse dans l’évier, une vibration brève a retenti. Une pulsation unique. Et pourtant suffisante. Je me suis arrêtée, le cœur déjà en déséquilibre. Je savais. Avant même de regarder. Il y a des silences qui avertissent. Des absences si pleines qu’elles ne peuvent que revenir.

Je me suis approchée. J’ai retourné le téléphone. L’écran s’est allumé. Un nom. Une ligne. Et mon souffle s’est coupé. Gaylord. Pas de photo. Même plus de contact enregistré. Juste un numéro, et plusieurs messages :

« Tu es où ? »

« Reviens-moi ! »

« Stp Lena, je souffre sans toi. »

« Tu dors encore ? J’ai rêvé de toi. »

J’ai reculé d’un pas, comme si les mots pouvaient me heurter physiquement. C’était une brûlure familière, presque mécanique. Sa voix, je l’entendais encore, même dans le silence. Il ne disait rien de grave. Juste ce qu’il fallait pour réveiller l’ancienne faille.

Je me suis assise. Mon corps était là, mais mes pensées glissaient déjà vers l’arrière. Vers cette chambre grise, sa main sur mon genou, cette clé qu’il gardait dans sa poche même quand je lui disais de ne plus venir. Puis un autre message est arrivé : « Je suis à Paris. » Simple. Net. Tranchant.

Mes doigts se sont crispés. J’aurais pu le bloquer, le supprimer. Mais je ne l’ai pas fait. Pas encore. Ma respiration s’est accélérée. Mon cœur cognait. J’ai ouvert la fenêtre d’un geste trop brusque. L’air froid m’a claqué le visage, comme pour m’arracher à l’engourdissement. J’ai fermé les yeux. Une main sur la rambarde. Une pensée floue : Et s’il venait ? Et s’il savait ?

— Ça va ?

Je me suis retournée. Gaëlle était là, debout dans l’encadrement de la porte. Les cheveux en bataille, encore à moitié endormie, mais les yeux déjà vifs. J’ai rangé le téléphone dans ma poche.

— J’ai eu froid, ai-je murmuré.

Ce n’était pas faux. Mais ce n’était pas ça.

Elle ne m’a pas posé de question. Elle s’est juste approchée, avec cette manière qu’elle a de ne pas bousculer les silences.

— Tu veux que je te fasse un chocolat ? Ou t’as besoin de quelque chose de plus fort ?

Un sourire doux. Sans pression. J’ai hoché la tête. Je ne savais pas encore si j’allais parler. Mais je savais que je n’étais plus seule dans cette pièce.


La tasse était chaude entre mes mains. Chocolat en poudre, lait trop froid, un peu grumeleux — mais je m’en fichais. Je m’étais installée sur le canapé, les jambes repliées contre moi, emmitouflée dans un plaid fin que Gaëlle avait laissé là, négligemment, sur l’accoudoir. Elle s’était posée juste à côté, en tailleur, avec un coussin sur les genoux et son mug déjà à moitié vide.

La pièce sentait le sucre, le tissu lavé trop souvent, et cette fine poussière qu’on ne remarque qu’en fin de matinée. C’était un matin normal. Le genre qui ne sauve rien, mais qui ne détruit rien non plus.

On n’avait pas mis de musique tout de suite. Le silence suffisait. Puis elle avait attrapé son téléphone et lancé une playlist au hasard. Une chanson douce s’est installée dans l’air, des accords lents, des voix sans tension. Je ne la connaissais pas, mais chaque mot tombait juste, comme s’il avait été écrit pour ce moment.

Gaëlle ne disait rien. Elle regardait devant elle, les mains posées sur le coussin comme si elle berçait un animal endormi. De temps en temps, elle buvait une gorgée, puis reprenait sa pose. Présente. Stable.

Moi, je ne savais pas comment faire. Ni quoi faire. J’avais envie de parler. Ou de pleurer. Ou de disparaître. Mais rien ne venait. Juste ce corps fatigué, cette gorge trop sèche, et cette peur, là, qui vibrait doucement sous ma peau.

J’ai posé ma tasse sur la table basse, mes doigts encore accrochés à la anse. Puis, sans réfléchir, je me suis allongée. Doucement. Ma tête a trouvé sa place sur ses genoux. Et je n’ai plus bougé.

Un long silence.

Elle n’a pas sursauté. Elle n’a pas changé de posture. Elle est restée là, tranquille, à fixer un point invisible. Puis, lentement, ses doigts ont glissé dans mes cheveux. Pas un geste maternel. Pas un geste amoureux. Juste un geste humain.

Un frisson m’a traversée. Puis une larme. Je ne lui ai rien dit. J’ai juste fermé les yeux. La musique tournait encore, à peine audible. Le monde dehors continuait. Mais ici, dans cette bulle, rien ne pressait.

— Tu sais, a soufflé Gaëlle, t’es pas obligée de parler pour que je t’écoute.

Je n’ai pas répondu. Mais mes doigts se sont crispés légèrement sur le plaid. Une réaction infime. Un battement de quelque chose.

Et dans ce silence-là… il y avait déjà une réponse.


La nuit était tombée sans que je m’en rende compte. Pas comme une gifle, non. Plutôt comme une couverture qu’on tire lentement sur soi, pour se protéger de quelque chose sans trop savoir quoi. Le ciel s’était teinté de gris bleu, la lumière avait disparu doucement, remplacée par celle des lampes tièdes de l’appartement. Une lueur orangée baignait le salon, tamisée par l’abat-jour un peu bancal.

Gaëlle était assise par terre, adossée au canapé, un bol de nouilles instantanées dans les mains. Elle soufflait dessus comme si c’était un rituel sacré. Moi, j’étais restée dans le fauteuil, les jambes repliées sous moi, un plaid sur les épaules. Mon carnet posé sur les genoux. Fermé.

— C’est marrant, a dit Gaëlle en aspirant une nouille, t’as une tête de fille qui pense très fort à parler, mais qui refuse de s’écouter.

J’ai souri. À peine. Un sourire presque invisible. J’ai baissé les yeux vers mon carnet. Mes doigts effleuraient la couverture abîmée, machinalement.

— T’as peur que ça fasse mal, elle a repris. Mais tu sais quoi ? Le silence, ça coupe pas moins profond. Juste… plus lentement.

J’ai ouvert le carnet. Une page blanche. J’y ai tracé une ligne. Puis j’ai dessiné un petit carré vide. Je l’ai fixé un moment, sans savoir pourquoi.

— J’ai reçu un message de lui, ai-je murmuré.

Elle n’a pas bougé tout de suite. Elle a juste posé son bol, s’est essuyée la bouche du revers de la main. Puis son regard a glissé vers moi. Calme. Clair.

— Je m’en doutais.

— C’était rien… juste une phrase. Mais c’était sa voix dans ma tête.

— Et ça suffit à te vriller la poitrine, pas vrai ?

J’ai hoché la tête.

— T’as envie de répondre ?

Le silence a duré longtemps. Puis j’ai soufflé :

— Non. Mais j’ai envie qu’il se taise.

Elle a souri. Un sourire triste, un peu fléchi sur les bords.

— Alors t’as déjà fait la moitié du chemin.

J’ai refermé le carnet. Je ne pleurais pas. Je ne criais pas. Mais mon cœur cognait trop fort, trop vite. J’aurais voulu que ça sorte, que ça explose, que ça me traverse. Mais tout restait coincé, là, juste au bord.

— J’ai peur, ai-je murmuré.

Gaëlle s’est levée. Elle a traversé la pièce sans bruit et s’est assise au bord du fauteuil. Sa main est venue se poser sur mon genou. Ferme. Présente. Pas pour me tirer vers quoi que ce soit. Juste pour dire : je suis là.

— Avoir peur, c’est pas un problème, a-t-elle dit doucement. Rester seule avec, c’en est un.

J’ai posé ma main sur la sienne. Nos doigts se sont effleurés. Ce n’était pas spectaculaire. Pas un de ces gestes qu’on grave dans la mémoire. Mais c’était une main tendue. Et je l’ai acceptée.

Et ce soir-là… c’était assez.


La nuit n’a fait aucun bruit. Mais elle a pesé lourd. Je me suis endormie tard, le cœur trop rapide, la tête pleine de mots que je n’avais pas écrits. Des phrases coincées, tournées mille fois dans ma gorge sans jamais oser franchir mes lèvres. Et pourtant, à un moment – je ne sais même plus lequel – j’ai fini par sombrer.

Le rêve n’a pas commencé comme une peur. C’était une maison, d’abord. Étrangement familière, comme un souvenir réinventé. Des pièces en enfilade, sans logique. Des fenêtres murées. Des portes sans poignées. Je marchais pieds nus sur un carrelage froid. J’avais mon carnet à la main, mais toutes les pages étaient blanches. Refusant d’être noircies. Et puis il y avait ma guitare, posée là, au milieu du salon. Cassée. Cordes arrachées, manche fendu.

Et il y avait lui. Gaylord. Il ne disait rien. Il souriait. Un sourire creux, presque faux, comme une peinture mal faite. Il avançait, lentement. Pas pour me prendre. Pas pour faire peur. Mais pour occuper l’espace. Tout l’espace. Comme il l’a toujours fait.

Je reculais sans bouger. Le sol bougeait à ma place. Les murs se rapprochaient. La lumière disparaissait. Ma voix était coincée. Quelque part entre un cri et un murmure.

Et puis, quelque chose a changé. Une clarté. Une ouverture. Une main. Une silhouette. Gaëlle. Dans le rêve, elle n’avait pas de visage. Juste une lumière. Une énergie calme. Elle tendait la main. Et je la prenais.

Ce n’était pas une fuite. Ce n’était pas un triomphe non plus. C’était juste un passage. Un mouvement vers autre chose. La maison s’effaçait, pièce par pièce. Les murs s’écroulaient sans bruit. Gaylord s’évanouissait. Et il ne restait que nos deux mains, jointes dans le vide. Et un souffle.

Je me suis réveillée d’un coup. Pas de sursaut. Pas de hurlement. Juste ce battement rapide, trop fort pour mon propre corps. Le plafond était là, réel, imparfait. Et à travers la fenêtre, l’aube entrait doucement. Pâle.

Gaëlle dormait encore, roulée sous la couverture. Sa respiration posée remplissait l’espace. Elle était là. Présente.

Je me suis levée. J’ai marché doucement jusqu’à la cuisine. J’ai pris un verre. De l’eau froide. Le silence était là aussi. Mais ce silence-là… il ne faisait pas peur. Il respirait avec moi.

Je me suis assise dans le fauteuil, mon carnet sur les genoux. Et cette fois, j’ai écrit :

« Il n’est plus là. Pas vraiment. J’ai rêvé que je partais, et je suis encore en train de partir. »

Je me suis arrêtée un instant. Puis j’ai ajouté une dernière ligne :

« Elle m’a tendu la main. Et j’ai compris que je pouvais avancer, même sans comprendre comment. »


C’est dans l’après-midi que le téléphone a vibré. Deux fois. Un grondement léger sur le bois de la table. Mon cœur s’est serré, réflexe ancien. J’ai regardé l’écran. Un message. Un seul mot. Un nom.

Gaylord.

Je l’ai fixé quelques secondes, le souffle en suspens. Je n’ai pas ouvert. Pas tout de suite. Je suis restée là, immobile, les mains autour de ma tasse vide.

Puis, d’un geste lent, j’ai posé le doigt sur l’icône.

« Je veux juste te parler. T’as pas le droit de tout effacer. »

Pas d’insulte. Pas de cri. Mais je l’entendais dans ma tête, sa voix. Je la connaissais par cœur. Ce ton qui supplie et accuse dans la même phrase. Ce besoin qui dévore tout. Qui se fait passer pour de l’amour.

J’ai reposé le téléphone. Je suis allée ouvrir la fenêtre. Il faisait doux. Un vent tiède passait dans les feuillages des arbres en bas. Une odeur de pluie ancienne traînait encore.

J’ai pris une inspiration lente. Très lente.

Puis je me suis tournée vers le canapé. Gaëlle était là, un coussin posé sur les genoux, un livre ouvert mais à peine feuilleté. Elle m’a regardée. Aucune surprise dans ses yeux. Juste cette attention tranquille qui ne force jamais rien.

— Il a écrit, j’ai murmuré.

Elle a hoché la tête. Un geste simple.

— Tu veux lui répondre ?

J’ai hésité. Longtemps. Puis j’ai secoué la tête.

— Non. Pas aujourd’hui. Peut-être jamais.

Elle n’a rien dit. Elle a juste posé une main sur la mienne. Un contact léger. Une chaleur discrète. Pas de pression. Pas d’attente.

Et là, j’ai compris.

On peut être aimée sans être possédée. On peut respirer sans devoir se justifier. On peut choisir. Même dans le doute.

J’ai ouvert mon carnet. J’ai écrit :

« Cette fois, c’est moi qui décide du silence. »

Puis j’ai refermé le téléphone.

Et j’ai repris une gorgée de thé.

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