Chapitre 10 : L’écho d’un soupir volé

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Plusieurs semaines plus tard.

J’ai recommencé à écrire. Pas comme avant. Pas pour fuir. Pas pour crier dans le silence. Ce matin-là, j’ai simplement pris mon carnet, le vieux, celui avec les coins écornés et les pages tachées de thé, et j’ai noté ce que je voyais. Pas ce que je ressentais. Ce que je voyais. Le ciel gris au-dessus du balcon. Le métro qui grogne au loin. Le mur qui craquelle. Le rire de Gaëlle derrière une porte. Une poussière qui flotte en diagonale dans la lumière.

Je ne savais pas si c’était beau. Ni même si c’était utile. Mais c’était là. Et ça venait de moi. Une page, puis deux. Des mots simples. Sans métaphore. Sans phrases trop longues. Juste… des bouts de réel. Et ce réel-là, c’était le mien.

Je me suis relue. J’ai grimacé un peu. Mais je ne me suis pas effacée. Pas cette fois. J’ai refermé le carnet doucement, comme on referme une boîte à musique. Et pendant une seconde, une toute petite, j’ai pensé : peut-être que je suis encore là.

Gaëlle n’était pas levée. Je l’entendais remuer vaguement dans le lit. Une toux, un soupir, le bruit d’un drap qui se froisse. J’ai préparé du thé. La théière grinçait un peu quand je la posais sur le gaz. Je n’ai pas mis de musique. Le silence était assez doux pour ne pas être comblé.

Quand elle a fini par apparaître, en chaussettes trouées, les cheveux en bataille, elle s’est contentée de me lancer : — T’as une tête de fille qui a fait quelque chose de secret.

Je lui ai souri sans répondre. Elle n’a pas insisté. Elle a attrapé sa tasse et a grogné en la portant à ses lèvres brûlées. Puis elle a dit :

— Ce soir, on sort.

— Où ?

— Une boîte. L’Oxyde. Pas loin. T’inquiète, c’est pas un zoo. Y’a de la musique un peu pourrie et des gens bizarres. Ça va nous faire du bien.

J’ai baissé les yeux. Mon ventre s’est un peu serré.

— Je sais pas trop…

Elle a haussé les épaules, déjà tournée vers le placard.

— Tu viens pas pour danser. Tu viens pour exister un peu plus fort. Rien de plus.

Et c’est comme ça que, sans trop y croire, j’ai dit oui.


Le quartier autour de L’Oxyde avait l’air différent la nuit. Les néons clignotaient comme s’ils hésitaient à exister. On a longé un mur couvert de graffitis sans se parler. J’entendais mes propres pas résonner plus fort que d’habitude. Gaëlle avait cette démarche assurée, celle de ceux qui ont déjà traversé le chaos et en ont gardé du rythme.

Devant la boîte, un videur trop large nous a regardées comme deux passantes de plus. Pas un mot. Juste un signe de tête. À l’intérieur, la musique cognait déjà contre les murs. Une basse lourde, sans nuance. Le genre de son qui cherche plus à faire vibrer la cage thoracique qu’à dire quoi que ce soit.

Je suis restée un instant près de l’entrée. Les lumières tournaient. Bleues. Violettes. Trop rapides. Les gens dansaient sans pudeur, parfois sans grâce, mais toujours avec ce besoin animal de s’oublier. Gaëlle m’a attrapée par la main.

— Viens. On observe. Pas besoin d’agir tout de suite.

On s’est glissées dans un coin, à moitié calées sur une banquette défoncée. Elle m’a offert un verre que j’ai à peine touché. Je regardais autour. Les visages flous. Les corps trop proches. Les ombres qui bougeaient comme dans un rêve mal cadré.

Et puis je l’ai vu.

Un type, pas très grand, blond sale, les cheveux en désordre comme un chat bagarreur. Il portait un T-shirt noir avec une phrase absurde — quelque chose avec "spatiale" et "poussière d’étoiles". Il riait en agitant les bras, mimait un combat au sabre laser contre une fille aussi déjantée que lui. Elle riait, elle aussi, ses cheveux blonds ondulant sur ses épaules. Une robe trop légère pour la saison. Ils s’inventaient un monde à deux, au milieu de tous les autres. C’était… idiot. Touchant. Étrangement joyeux.

J’ai souri malgré moi. Un vrai sourire, pas forcé. Ces deux-là existaient sans chercher à plaire. Ils occupaient l’espace comme s’il leur appartenait. Et moi, dans mon coin, j’ai senti un petit éclat d’envie. Pas de la jalousie. Juste… une reconnaissance. Une promesse. Qu’un jour, peut-être, moi aussi je pourrais danser sans m’excuser.


Soudain, je ne sais pas pourquoi, c’est mon père qui m’est revenu. Son dos voûté devant l’évier. Ses silences d’après le travail. Ce pain qu’il ramenait, chaque soir, sans jamais demander si j’en voulais. Son regard un peu perdu, toujours ailleurs.

Une image s’est imposée. Lui, dans la cuisine, une lumière jaune au-dessus de la tête, ses épaules larges, trop larges pour ce genre de solitude. Et moi, à la porte, qui n’osais pas dire : "Reste avec moi un peu."

Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé là, maintenant, entre deux musiques trop fortes, entre une gorgée de cocktail et un sourire forcé. Mais c’est venu. Et ça a pincé. Une larme a roulé doucement. Une seule. Elle avait glissé sans prévenir, au bord de ma joue, entre deux sourires forcés et une gorgée tiède d’un cocktail que je n’aimais pas. Pas de panique. Pas de drame. Juste cette émotion sourde, en trop.

Je me suis frayé un chemin jusqu’aux toilettes, m’excusant à moitié auprès de personnes que je ne reverrais jamais. Une lumière blafarde éclairait le couloir. L’odeur du parfum, de l’alcool, d’un peu de pisse et de trop de mascara formait un nuage lourd. J’ai poussé la porte. Le miroir était fendu. L’évier fuyait. Un néon clignotait au-dessus.

J’ai posé les mains sur le lavabo. J’ai respiré. J’ai essayé de remettre mes cheveux en place, de masquer les traces de cette larme unique. Rien ne tenait. Rien ne camouflait. Alors j’ai juste soufflé sur mon reflet, comme pour l’effacer un peu.

— T’as pas à cacher que t’as pleuré.

La voix venait de ma droite. Calme. Un peu douce. Pas moqueuse.

Je me suis tournée. Une fille était là. Blonde. Élégante sans le vouloir. Elle s’essuyait les mains sur un essuie-tout douteux, mais sans se presser. Elle avait ce genre de regard bleu-vert qu’on n’oublie pas, même après une seule rencontre. Une cicatrice légère soulignait sa lèvre. Elle me regardait sans insistance. Mais sans détourner les yeux non plus.

— J’ai pas pleuré, ai-je répondu. Enfin… pas vraiment.

Elle a souri. Un sourire discret, mais franc.

— Je disais ça pour moi aussi. On est au moins deux à vouloir se recomposer la tête dans ce miroir dégueulasse.

J’ai hoché la tête. On s’est regardées quelques secondes. Rien de tendu. Juste deux inconnues, dans un endroit trop bruyant pour penser. Deux filles abîmées à leur manière, qui cherchaient juste à respirer entre deux battements de basse.

— Je m’appelle Zoé, a-t-elle dit.

Je n’ai pas répondu tout de suite. Puis j’ai soufflé :

— Lena.

Elle a incliné la tête, presque amusée.

— Enchantée, Lena-qui-pleure-pas-vraiment.

Puis elle s’est retournée vers la porte.

— Respire. Les toilettes sont moches, mais y’a pas mieux pour refaire surface.

Et elle est sortie. Juste comme ça. Sans rien attendre.

Je suis restée seule devant le miroir. J’ai essuyé le coin de mes yeux. Mon reflet me paraissait un peu plus net, sans que je sache pourquoi. Peut-être à cause de cette phrase. Peut-être à cause de ce regard. Peut-être parce qu’on m’avait vue — sans jugement, sans pitié. Juste vue.

Et j’ai souri. Pas pour la glace. Pour moi.

Je suis restée là encore un moment, seule dans les toilettes, à écouter les bruits étouffés du monde de l’autre côté de la porte. Les basses vibraient à peine, comme un battement de cœur qui hésite. J’aurais pu sortir tout de suite. Rejoindre Gaëlle. Replonger dans le bruit, les sourires, les verres levés. Mais je n’en avais pas envie. Pas encore.

Alors je suis restée, dos contre le mur froid, les yeux fermés. Je pensais à cette fille. À son regard clair. À sa voix douce et désinvolte à la fois. Zoé. Il y avait dans son ton quelque chose d’étrangement apaisant, comme si elle avait déjà tout vu, tout compris, et qu’elle n’en faisait pas un drame. Juste une constatation. Elle m’avait parlé comme on tend la main à quelqu’un sans vouloir l’attraper. Et c’était peut-être ça, le plus troublant.

Quand j’ai fini par sortir, je l’ai cherchée du regard. Sans vraiment le vouloir. Juste... une impulsion. Elle n’était plus là. Ou alors elle s’était fondu dans la foule. Je suis retournée vers le bar, vers Gaëlle, qui m’a souri avec ses yeux brillants d’alcool et de tendresse. Elle m’a tendu un verre, j’ai secoué la tête. Elle n’a pas insisté. Elle m’a juste glissé un "viens, on rentre", avec cette lucidité douce qu’elle a parfois quand tout le monde s’effondre autour.

On est sorties sans un mot. L’air de la nuit m’a giflée doucement. Pas assez pour faire mal. Juste assez pour me rappeler que j’existais encore. Que j’étais là, debout, après tout ça. Le silence de la rue m’a paru plus vrai que toutes les chansons du bar. J’ai regardé les lampadaires, les ombres sur les trottoirs, les fenêtres encore allumées dans les étages. Tout semblait suspendu, comme si la nuit m’offrait une pause avant de recommencer à battre.


La chambre était presque noire quand on est rentrées. Gaëlle avait trébuché dans le couloir, râlé contre ses lacets, puis s’était effondrée sur le canapé avec un soupir de victoire. Moi, j’avais marché plus lentement. Pas parce que j’étais fatiguée. Juste parce que je ne voulais pas briser ce calme-là.

J’ai enlevé mes chaussures sans bruit. Enfilé un sweat trop large. Je me suis glissée dans le lit avec cette sensation étrange : j’étais épuisée, mais pas vidée. J’avais l’impression d’avoir absorbé quelque chose ce soir. Pas la foule. Pas la musique. Pas même les rires de Gaëlle. Autre chose. Une note. Une image. Un morceau d’instant que je ne savais pas encore nommer.

Dans le noir, je revoyais tout par bribes. Les corps qui dansaient. Ce type qui faisait des vannes absurdes à une fille à moitié hilare — sa voix m’avait fait sourire, même de loin. Un peu trop fort, un peu trop libre. Un prénom avait peut-être été lancé dans la foule. Kyle, Mile, ou quelque chose comme ça. Elle, elle riait en renversant sa tête en arrière. Des inconnus. Des fantômes heureux.

Et puis, dans les toilettes, ce regard. Cette voix douce. Zoé. C’était son nom. Une apparition douce, brève, et pourtant… persistante. Elle m’avait vue. Juste le temps d’un reflet partagé. Et je m’étais sentie moins floue.

Allongée là, les bras repliés contre moi, j’ai soupiré. Un vrai soupir. De ceux qu’on relâche sans se surveiller. Mon corps me semblait à sa place. Mon cœur, encore fissuré, battait moins fort. Mes pensées tournaient, mais pas en boucle. Elles dessinaient quelque chose. Pas un avenir. Pas encore. Mais une direction.

J’ai pris mon carnet. À tâtons. J’ai gribouillé quelques mots dans le noir, à peine lisibles. Juste assez.

« Ce soir, je n’ai pas fui. »

Puis j’ai fermé les yeux. Gaëlle ronflait légèrement, à travers la cloison. Une présence. Une maison. Un lieu. J’étais encore loin d’être entière. Mais je n’étais plus seule. Et ça, c’était déjà le début de quelque chose.

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