Chapitre 11: L’écho d’un corps à réapprendre

9 minutes de lecture

Le drap glissait à peine sur ma peau. Une caresse sans intention. Juste le mouvement léger du tissu qui suit le poids d’un corps qui respire. Mon corps. Le mien.

Je suis restée là, allongée, sans bouger. Une lumière pâle s’infiltrait entre les lames du store. Ni chaude, ni froide. Juste suffisante pour que je voie les contours du plafond, la forme douce de la plante sur l’étagère, les plis froissés du drap au creux de mon ventre.

Je ne dormais plus, mais je ne voulais pas me lever. C’était un de ces matins où le monde n’a pas encore décidé d’être brutal. Où je pouvais respirer sans avoir à me convaincre que j’en avais le droit.

J’ai baissé les yeux vers mes jambes, étendues devant moi. Blanches, un peu maigres, encore marquées par des traces de sommeil et de vie. Je les ai observées comme on observe une chose qu’on connaît mal. Mes genoux, mes chevilles, la ligne douce de ma cuisse. Rien d’exceptionnel. Rien de laid.

Juste moi.

J’ai hésité, puis j’ai posé ma paume sur mon ventre. C’était tiède. Un peu mou. Vivant. J’ai glissé mes doigts lentement, du nombril jusqu’à la hanche. Pas pour me caresser. Pas pour me réconforter. Juste pour… habiter.

Je ne l’avais pas fait depuis longtemps. Me toucher sans peur. Sans jugement. Sans que ça m’évoque une autre main, un autre moment.

Mon souffle était régulier. Mais il y avait quelque chose de nouveau, là, dans le creux de la poitrine. Un pincement. Pas désagréable. Juste… étrange. Comme si mon corps me regardait aussi. Comme si on se jaugeait à nouveau, tous les deux, pour la première fois depuis des années.

Je me suis assise lentement, les pieds au sol, les coudes sur les genoux. Mes épaules se sont repliées. Et là, dans ce petit geste d’effacement que je faisais sans y penser, j’ai compris : je portais encore en moi cette peur invisible. Ce réflexe de me faire plus petite.

Mais je ne me suis pas levée tout de suite.

J’ai levé les yeux vers le miroir de la commode, juste en face. Pas celui de la salle de bain. Celui, un peu abîmé, dont le bois craque quand on l’ouvre. Mon reflet était flou. En partie coupé par le rebord. Mais je m’y suis accrochée. J’ai forcé mes yeux à regarder.

Pas pour me juger.

Juste pour être là.

Mon corps était là. Le même. Fatigué, mais droit. Plus présent que je ne l’aurais cru.

Et pour la première fois, je ne l’ai pas trouvé honteux.

Ni beau, ni laid.

Juste… possible.


Je suis restée un long moment devant l’armoire entrouverte.

Les cintres grinçaient un peu quand je les faisais glisser. Un T-shirt noir. Un pull trop large. Une robe d’été que je n’avais jamais osé porter dehors. Je ne savais pas vraiment ce que je cherchais. Peut-être un tissu qui ne colle pas à la peau. Ou un vêtement qui ne m’efface pas.

J’ai sorti un débardeur. Fin, un peu transparent. Pas vulgaire. Mais… audacieux pour moi. Je l’ai regardé comme on regarde une vérité qu’on n’est pas encore prêt à dire.

Puis un short en jean. Le genre qui laisse deviner la naissance des cuisses. Je l’ai posé sur le lit. Je n’ai pas bougé. Mon cœur battait un peu plus vite, sans raison évidente.

Je me suis dit : « Pourquoi pas ? »

J’ai retiré mon sweat. Lentement. Sans précipitation. Juste assez vite pour ne pas me laisser le temps d’hésiter. Mon torse s’est dévoilé dans le miroir, blanc, marqué par l’hiver, par les mois passés à me cacher. J’ai glissé le débardeur. Il collait un peu. Le tissu fin laissait voir mes épaules, mes clavicules, un bout de ventre.

Ce n’était pas indécent. C’était juste… moi. Visible.

Puis j’ai enfilé le short. Il me serrait un peu. Ou alors c’était moi qui n’étais pas encore habituée. Je me suis tournée devant le miroir. J’ai levé les bras. Baissé les yeux.

Et là, quelque chose s’est tendu. Ce n’était pas de la honte. Mais ce n’était pas encore de l’acceptation non plus. C’était ce flottement entre deux rives.

J’avais envie.

Mais je n’étais pas prête.

J’ai retiré le short. Reposé le débardeur. Enfilé à la place un jean souple et un sweat doux, celui qui me tombait juste au niveau des hanches. Mon corps a respiré mieux. Il a dit : « Merci d’avoir essayé. »

Je me suis regardée encore une fois dans le miroir. Il y avait un peu de tristesse dans mes yeux. Mais il y avait aussi… une douceur. Une sorte de tendresse.

Comme si j’avais fait un pas.

Un jour, peut-être, je ressortirai ce débardeur. Peut-être même que je danserai avec. Peut-être.

Mais pas aujourd’hui.

Aujourd’hui, c’était déjà beaucoup.


Le soleil était déjà haut dans le ciel.

Je suis sortie sans destination. J'avais enfilé un pull trop large, un jean serré, mes baskets usées. Rien d’original. Rien de provocant. Pourtant, dès la première marche dans l’escalier, j’ai senti que ce n’était pas tout à fait comme d’habitude.

Mon corps n’était pas lourd. Il n’était pas léger non plus. Il était… là. Présent. À sa manière. J’avais conscience de mes hanches, du tissu qui frottait contre ma peau, de mes bras qui se balançaient doucement. Ce n’était pas une gêne, mais une attention nouvelle. Comme si, après des mois de distance, je recommençais à l’habiter doucement.

La rue n’était pas particulièrement belle. Des voitures garées en ligne, quelques passants qui pressaient le pas, des arbres encore nus, les vitrines impersonnelles des petits commerces. Mais l’air était frais. Il me touchait le visage avec cette douceur vive qui réveille les pores. J’ai inspiré profondément. Pas pour me calmer. Juste pour sentir. Le froid sur mes joues. L’élastique de ma culotte contre mon ventre. Le tissu du jean qui serrait mes cuisses. Ma nuque dégagée. C’était nouveau. Pas confortable, mais vivant.

Un groupe de jeunes a ri un peu plus loin. J’ai baissé les yeux. Instinctivement. Puis je me suis redressée. J’ai continué d’avancer. Mon ombre s’étirait sur les trottoirs. Et dans cette ombre-là, j’ai cru voir une version de moi que je ne connaissais pas encore. Un corps qui ne cherchait pas à disparaître.

Je me suis arrêtée devant une vitrine. Une boutique de fringues. Pas chère. Rien de très stylé. Mais une robe courte m’a accrochée. Pas vulgaire. Juste… nue. Épaules dégagées. Tissu souple. Un peu trop pour moi. Ou pas encore pour moi. Mais je suis restée là, à l’observer. Et dans ma tête, quelque chose s’est dessiné. Je me suis imaginée marcher dans la rue, les bras nus, le tissu flottant autour des cuisses… Une image. Pas moi, pas vraiment. Ce serait ridicule, Gaëlle se moquerait. Mais une version de moi qui n’aurait plus honte.

Je ne suis pas entrée. J’ai poursuivi ma route. Mes pas m’ont menée vers un parc, un peu vide à cette heure. Des bancs humides. Des enfants lointains. J’ai marché lentement. Mon jean froissait à chaque pas. Mon pull glissait un peu sur l’épaule. J’ai aimé ce frottement-là. J’ai aimé sentir que mon corps n’était pas un intrus. Juste une maison ancienne qu’on commence à retaper, avec douceur.

Assise sur un banc, j’ai penché la tête en arrière. Le ciel était pâle. Quelques oiseaux passaient. J’ai passé une main sur ma nuque, comme pour vérifier qu’elle était bien à moi. Mes doigts ont remonté jusqu’à ma mâchoire, lentement. Ce n’était pas un geste coquet. C’était un geste d’exploration.

Et là, quelque chose a bougé en moi. Une mémoire. Pas une douleur. Une sensation. Ce que c’est de se faire toucher. De se faire regarder. De se faire désirer. Pas pour combler. Pas pour retenir. Mais pour exister. Mon ventre a réagi. Une chaleur diffuse. Une tension discrète. Je ne savais pas si j’aimais ça. Mais je ne l’ai pas rejetée.

J’ai fermé les yeux quelques secondes. L’air me passait sur les joues comme une main posée. Mon corps ne me semblait plus fermé. Il n’était pas ouvert non plus. Juste entre les deux. En attente. En éveil.

Puis j’ai repris le chemin du retour. Sans hâte. Sans peur. Avec ce pas un peu plus souple que d’habitude. Comme si mes jambes, elles aussi, avaient compris que quelque chose changeait.


L’appartement était silencieux quand je suis rentrée. Un silence doux, familier, presque épais. Le genre de silence qui n’étonne plus. Le soleil commençait à décliner derrière les immeubles, dessinant des lignes dorées sur les murs blancs du salon. Une lumière tiède, un peu triste, s’infiltrait par la fenêtre entrouverte. L’air sentait le renfermé, le thé froid et le pain du matin. J’ai refermé la porte sans bruit, comme si quelqu’un dormait. Mais il n’y avait que moi.

Gaëlle n’était pas là. Juste une note posée sur la table de la cuisine, griffonnée à la va-vite :

« Partie bosser un peu. Si t’as envie de silence, garde-le. Si t’as envie de bruit, y’a une playlist sur mon ordi. »

J’ai souri. J’ai laissé la note là, sans y toucher. Je n’avais envie ni de silence, ni de musique. J’avais envie de moi.

Je suis allée dans la salle de bain. Pas pour me laver. Pas pour me préparer. Juste… parce que mon corps me semblait sale d’avoir trop été nié. J’avais besoin de le rincer de tout ce qu’on lui avait enlevé. De le retrouver.

Je me suis déshabillée lentement. Pas devant le miroir. Dos tourné. Pas par honte. Par pudeur, peut-être. Par besoin de respecter ce moment-là. Mon pull a glissé au sol. Mon jean a suivi, dans un froissement doux. Mes sous-vêtements sont tombés un peu plus vite. La peau nue, j’ai frissonné. Pas de froid. D’un mélange étrange entre gêne et tendresse.

Sous la douche, j’ai attendu que l’eau chauffe. J’ai tendu la main, sentant la tiédeur monter, s’étirer. J’ai fermé la porte. Et puis j’y suis allée. Lentement. Pas dans un geste mécanique. Dans un geste de soin.

L’eau a coulé sur moi comme un fil vivant. D’abord le front. Puis les épaules. Puis le creux du dos. J’ai posé mes mains sur mon ventre. Il était là. Doux. Silencieux. Un peu vide, mais à moi. J’ai laissé l’eau couler sur mes seins, sur mes bras, entre mes cuisses. Je n’ai pas pressé. Je n’ai pas frotté. Je n’ai rien lavé pour effacer. J’ai lavé pour sentir.

Mes doigts ont suivi les lignes de mon corps comme on suit un sentier abandonné. J’ai redécouvert ma nuque, mes hanches, l’arrière de mes genoux. Des zones que j’avais oubliées. Je ne pensais pas à lui. Je ne pensais pas à avant. Je ne pensais même pas à Gaëlle. Juste à moi. À moi seule. Vivante. Entière. Et doucement, une chaleur discrète s’est installée dans ma poitrine. Ce n’était pas du désir. C’était de la reconnaissance.

J’ai penché la tête en arrière, les yeux fermés. L’eau ruisselait sur mon visage. Et dans ce moment-là, j’ai su. Je ne détestais plus ce corps. Je ne le fuyais plus. Il n’était pas parfait. Il ne serait jamais lisse comme dans les magazines. Mais il tenait debout. Il portait mes jours. Il avait traversé. Il n’avait rien lâché.

Quand j’ai éteint l’eau, je suis restée encore un peu, dans la vapeur. Je respirais fort. Je respirais libre.

Je me suis essuyée lentement. J’ai pris un t-shirt large, sans soutien-gorge. J’ai laissé mes jambes nues. Et j’ai fini par lever les yeux vers le miroir.

Il était embué. Mais pas tout à fait. Mon reflet se devinait, flou, hésitant, comme un fantôme qui reprend forme. Je me suis approchée. Un pas. Puis un autre. J’ai passé la main sur la surface. La buée s’est dissipée, lentement.

Et là, je me suis vue. Vraiment vue.

Pas jolie. Pas sexy. Pas “présentable”. Juste moi. Fatiguée. Nue. Mais entière. Une cicatrice à peine visible sur l’épaule. Une tache de naissance sur la hanche. Des cernes. Une bouche un peu sèche. Des yeux vivants.

Et j’ai murmuré. Pour moi seule :

— Je me trouve belle.

Ce n’était pas une phrase pour convaincre. Ni un cri. C’était un fait. Une vérité douce. Une graine plantée dans le silence.

Je me suis souri. Un vrai sourire, pas éclatant, mais entier. Puis j’ai quitté la salle de bain, le corps enveloppé, le cœur un peu plus vaste. Et ce soir-là, j’ai dormi sans me recroqueviller. Pas comme une fuite, pas comme une défense. Juste… étendue. Présente. Nue.

Je ne le savais pas encore, mais ce jour-là, quelque chose avait vraiment bougé. Un fil s’était tendu ailleurs. Un nœud s’était desserré sans bruit.

Ma tête respirait. Mon corps aussi.

Annotations

Vous aimez lire Erwann Duvinage ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0