Chapitre 12 : L’écho d’un regard intérieur
Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis la redécouverte de mon corps.
Je me suis réveillée sans alarme. Pas en sursaut. Pas avec cette sensation de manque ou de fuite. Juste… éveillée.
La lumière entrait doucement dans la chambre, filtrée par les rideaux à moitié tirés. Elle dessinait des formes pâles sur le mur, comme des promesses qu’on n’a pas besoin de comprendre. J’ai cligné des yeux. Mon bras s’était replié sous la couverture. Mon corps était lourd, mais tranquille. Et il ne me faisait pas peur.
Je me suis redressée lentement, en m’étirant. J’ai senti ma peau tirer légèrement au niveau des hanches, ma poitrine se soulever sous le t-shirt ample. Mon souffle était calme. Ma gorge un peu sèche. Mon cœur… paisible.
Je suis sortie du lit pieds nus, sans frissonner. Le sol était tiède. J’ai traversé la chambre en silence, et je me suis arrêtée devant le miroir.
J’étais en short. Un de ceux que je n’aurais jamais portés avant. Haut sur les cuisses.
Puis j’ai souri.
Dans la cuisine, Gaëlle était déjà debout, les cheveux détachés, un vieux t-shirt de groupe sur le dos, un mug de café à la main. Quand elle m’a vue, elle a souri de toutes ses dents, avec cette chaleur un peu moqueuse qui la rend irrésistible.
— Bon anniversaire, nudiste.
J’ai levé un sourcil.
— Je suis habillée.
— Ton short ne compte pas. C’est un bandeau de tissu, pas un vêtement.
Elle a déposé son mug sur la table, puis a disparu dans la chambre. Elle est revenue avec un paquet emballé à l’arrache dans du papier journal. Un ruban rose autour, noué comme une farce.
— C’est moche, mais le dedans est canon, elle a lancé.
J’ai hésité, puis j’ai tendu les mains.
Le papier s’est froissé vite. Et là, entre mes doigts, il y avait cette robe. Violette. Pailletée. Fluide. Une robe comme je n’en avais jamais portée. Comme je n’aurais jamais osé. Elle brillait doucement, sans crier, juste ce qu’il fallait pour qu’on ne voie qu’elle.
— Je me suis dit que t’étais prête. Et si t’es pas, c’est pas grave. Mais moi, je la vois déjà sur toi.
Je l’ai effleurée du bout des doigts. Le tissu était léger. Un peu frais. Il glissait entre les paumes comme une rivière.
— Elle est magnifique, j’ai murmuré.
— Je sais.
Je l’ai portée contre moi, sans l’enfiler. Juste pour sentir. Et quelque chose s’est passé. Un frisson. Un genre d’accord entre ce que je voulais devenir et ce que j’étais déjà.
— Ce soir, on retourne à L’Oxyde, a dit Gaëlle en reprenant son café. Et cette fois, tu ne regardes pas danser. Tu vis avec.
J’ai regardé la robe encore une fois.
Et j’ai dit :
— D’accord.
J’ai pris mon temps pour me préparer.
Pas pour camoufler. Pas pour séduire. Juste pour habiter ce moment.
La robe glissait sur ma peau comme un souffle chaud. Elle tombait juste au-dessus du genou, moulait légèrement ma taille sans jamais me serrer. Les paillettes accrochaient la lumière comme des étoiles discrètes. Mes bras étaient nus. Mon dos aussi, en partie. Et pour la première fois… je ne me suis pas sentie exposée. Je me suis sentie vivante.
J’ai mis un peu de mascara. Un soupçon de parfum. Mes cheveux ondulaient librement, sans artifice. J’étais moi. Un peu plus brillante. Mais moi, quand même.
Gaëlle est entrée dans la pièce sans frapper. Elle m’a regardée comme on regarde une amie tomber amoureuse d’elle-même pour la première fois.
— Wow.
Elle ne m’a pas dit que j’étais belle. Elle ne m’a pas complimentée comme on le fait dans les magazines ou entre copines qui veulent se rassurer. Elle m’a juste dit :
— Là, t’es toi.
Et j’ai senti une chaleur m’envahir. Pas de la gêne. De la gratitude.
On a marché dans la rue bras dessus bras dessous, ses bottines cloutées grincant légèrement, mes talons cognant sur le trottoir. On aurait pu croire deux filles en route pour une soirée ordinaire. Mais pour moi, c’était un départ.
Les néons de L’Oxyde apparaissaient déjà au bout de la rue. Ce clignotement maladroit qui semblait hésiter entre l’appel et le refus. J’ai senti un frisson remonter le long de ma colonne. Pas de peur. D’excitation.
Le videur nous a reconnues. Il a esquissé un sourire. Ou un rictus. Avec lui, on ne sait jamais.
Gaëlle a soufflé, complice :
— Deux revenantes. Mais cette fois, c’est pour l’atterrissage.
À l’intérieur, le monde était encore flou. Les basses tapaient doucement, comme un cœur impatient. Les lumières dessinaient des ombres mouvantes sur les murs. Des corps dansaient déjà, certains avec une intensité presque rageuse, d’autres dans une lenteur hypnotique.
Je suis restée près de l’entrée un instant.
Puis j’ai avancé.
Une main dans celle de Gaëlle, l’autre accrochée à mon propre souffle. Ma robe brillait un peu dans les lumières mouvantes. J’avais chaud. J’avais peur. J’étais fière.
— Viens, on boit un coup avant que tu te transformes en étoile filante, a lancé Gaëlle en m’attirant vers le bar.
Je n’ai pas résisté. Je n’en avais pas envie.
Le premier verre avait un goût sucré. Trop sucré. Gaëlle avait choisi un truc coloré, rose fluo, avec une tranche d’orange et une cerise. On aurait dit un cocktail pour enfants un peu déviants. J’ai ri en le goûtant. Un rire qui m’avait surprise moi-même. Léger. Non retenu.
— Tu vois, t’es déjà plus vivante, a lancé Gaëlle en levant son propre verre.
J’ai trinqué. Une gorgée. Puis une autre. Le liquide glissait dans ma gorge, chaud et doux. J’ai senti mes joues chauffer. Mon corps se détendre. Mon regard s’élargir. Tout devenait un peu plus flou. Un peu plus simple.
Un deuxième verre a suivi. Puis un troisième, plus court, plus sec. Une brûlure brève. Un frisson. J’ai grimacé. Gaëlle a applaudi.
— Bienvenue parmi les déglinguées fonctionnelles.
Et j’ai ri. Encore. Pour rien. Pour tout.
La musique est montée. Plus vite, plus fort. Une chanson électro-pop que je ne connaissais pas. Mais je l’ai laissée m’attraper. Me traverser. Mon pied a battu la mesure. Mes épaules ont commencé à bouger.
— Viens, a soufflé Gaëlle. Viens, c’est le moment.
Et j’y suis allée.
Pas dans une explosion. Pas dans une transe. Juste dans ce mouvement simple : laisser mon corps faire. Laisser mes bras, mes hanches, mes jambes s’accorder à la pulsation.
Je ne pensais plus à comment j’étais. Ni à qui me regardait. Je sentais le tissu de la robe glisser à chaque pas, le contact de l’air sur ma peau nue, la chaleur qui montait de mes cuisses. Je me sentais… réelle. Plus entière que je ne l’avais été depuis des années.
Gaëlle dansait à côté. Elle bougeait comme une guerrière de la joie. Elle faisait tourner ses cheveux comme des fouets lumineux. Elle hurlait les paroles, même quand elle ne les connaissait pas.
Et moi, j’étais là. Au centre de mon propre corps. Mon cœur battait fort. J’avais chaud. J’étais peut-être un peu ivre. Mais j’étais libre.
Libre, et belle. Même si personne ne me le disait. Même si je ne le disais pas. Je le sentais dans mes gestes, dans ma nuque tendue, dans mes bras levés.
Quelqu’un m’a frôlée. Un inconnu. Son regard s’est posé sur moi. Pas insistant. Juste surpris. Peut-être ému. Et j’ai souri. Pas pour lui. Pour moi.
J’ai dansé. Encore. Longtemps. Sans me fatiguer. Sans réfléchir. Avec cette certitude étrange : ce soir, j’étais revenue dans ma propre peau.
La musique cognait doucement contre mes tempes, comme une mer trop pleine. J’avais bu un peu trop vite, un peu trop pour oublier que je pensais encore trop. Mes joues étaient chaudes, mon corps léger. Je n’avais plus besoin de faire semblant : je flottais.
C’est là qu’il est apparu. Je ne l’avais pas remarqué tout de suite. Peut-être parce qu’il n’était pas bruyant, ni particulièrement beau. Mais il avait ce genre de sourire un peu trop sûr, celui des gens qui ont appris à lire les failles des autres.
— T’as l’air ailleurs, m’a-t-il soufflé en se penchant vers moi. Tu veux que je t’y rejoigne ?
J’ai ri. Un rire flou, sans conviction, mais pas désagréable. J’ai haussé les épaules. Il s’est rapproché. Il sentait l’alcool bon marché et un parfum qui m’a rappelé quelqu’un d’avant. Il a posé sa main sur ma taille. J’ai laissé faire. C’était facile. C’était simple. Et j’étais fatiguée de résister à tout.
Il m’a embrassée. Ses lèvres étaient chaudes. Pressées. J’ai répondu. Un peu. Pas vraiment. J’étais là sans l’être.
Et soudain, une voix a surgi derrière moi.
— Mais dis donc ! Je m’absente deux minutes et madame se prend pour la déesse de l’amour ?
J’ai à peine eu le temps de rouvrir les yeux que Gaëlle était là, un bras passé autour de mes épaules, l’autre repoussant doucement le garçon d’un rire moqueur.
— Allez Roméo, rentre à Vérone, elle est sous contrat émotionnel flou ce soir.
Le mec a levé les mains, un peu vexé, un peu amusé, puis il a disparu dans la foule.
Gaëlle s’est tournée vers moi avec ce regard mi-exaspéré mi-tendre qui n’appartenait qu’à elle.
— Tu me laisses cinq minutes et tu te transformes en idole grecque. Faut vraiment que je t’attache à la table ?
J’ai éclaté de rire. Pour de vrai, cette fois.
Je ne me souvenais pas vraiment du moment où on avait quitté la boîte.
Je sais juste que j’étais hilare, agrippée au bras de Gaëlle comme à une corde de survie flottant dans un océan de rires. Mes talons me faisaient mal — je les avais retirés depuis la sortie, et j’avançais pieds nus sur les pavés, mon sac pendant à moitié ouvert, la robe remontant un peu trop haut sur mes cuisses.
— J’suis un astéroïde, avais-je déclaré d’un ton très sérieux en pointant le ciel.
— Oui. Un astéroïde très violet, avait répondu Gaëlle en rattrapant mon sac qui voulait vivre sa vie tout seul.
On avait mis trois fois plus de temps que nécessaire pour rentrer. Je voulais m’arrêter à chaque lampadaire pour lui faire une déclaration d’amour. Je crois que j’ai même dit à un parcmètre que je le comprenais.
Gaëlle m’observait du coin de l’œil, faussement blasée, vraiment attendrie.
— T’es mignonne quand t’es torchée, avait-elle soufflé.
— C’est faux. J’suis… sublime, j’avais répondu avec l’accent d’une tragédienne.
En montant les escaliers, je me suis assise au milieu du palier.
— Je vais vivre ici maintenant.
— Allez, Monte, Socrate.
— Je suis Héraclite, Gaëlle. J’suis en train de devenir le fleuve.
Elle avait ri. Fort. Ce rire-là valait tout. J’avais ri aussi, un peu ivre, un peu en paix.
Une fois dans l’appartement, elle m’avait guidée jusqu’au lit, sans brusquer, sans juger. J’étais tombée en arrière, les bras en étoile.
— Tout tourne, ai-je murmuré.
— C’est normal, t’as bu l’équivalent d’un petit cratère lunaire.
Elle m’a retiré mes boucles d’oreilles, puis mes talons, avec des gestes presque tendres. Je me suis redressée, tant bien que mal, pour enlever la robe. Elle s’est tournée, pudique. J’ai souri dans le noir.
— J’suis belle, tu sais ?
— Je sais, Lena. Je le sais.
J’ai attrapé un t-shirt large, tiré d’un coin du lit. Je l’ai passé à l’envers. J’ai manqué de m’étrangler avec la manche. Gaëlle a explosé de rire en se retournant.
— C’est un crime contre la mode ce que tu viens de faire, tu sais ?
— J’suis au-dessus des lois vestimentaires, ai-je marmonné.
Je me suis allongée. La pièce tanguait un peu. Mon ventre était chaud. Mon cœur battait lentement, mais fort. J’ai tourné la tête. Gaëlle était assise au sol, dos contre le mur, les yeux sur moi.
— Merci, ai-je soufflé.
— Pour quoi ?
— De m’avoir ramenée. De m’avoir tenue. De m’avoir pas laissée me perdre.
Elle n’a rien dit tout de suite. Puis elle a murmuré :
— On se perd toutes. Le truc, c’est de pas rester seule dans la forêt.
J’ai souri. Mes paupières devenaient lourdes. Tout tournait doucement, comme une musique lointaine. Mon corps était épuisé, mais tranquille.
J’ai fermé les yeux. Et j’ai pensé, dans le flou.
J’ai vécu. Ce soir, j’ai vécu.
Et je me suis endormie, la tête un peu renversée, le cœur violet et brillant, comme un souvenir qu’on refuse d’oublier.
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