Chapitre 13 : L’écho de ce que je suis

7 minutes de lecture

Le matin s’est levé sans fracas.

Un de ces matins clairs, un peu froids, où le monde semble en équilibre. Pas encore bruyant. Pas encore trop plein. Juste… suspendu.

Je me suis réveillée sans réveil. La lumière passait à travers les rideaux tirés de travers. Une bande dorée sur le mur blanc. Mon corps était chaud sous la couette. Mon esprit calme. Je n’avais pas rêvé, ou si c’était le cas, je ne m’en souvenais pas. Et ça me convenait.

J’ai tendu le bras vers la table de chevet, attrapé mon téléphone. Par habitude. Sans urgence. L’écran s’est allumé. Quelques notifications banales. Une alerte météo. Un message de Gaëlle, parti trop tôt :

« J’ai volé le dernier croissant. Si tu veux me tuer, attends ce soir. »

Et puis… celui-là.

Un nom que je ne lisais plus depuis des semaines.

Gaylord.

Rien que le prénom. Sans émoticône. Sans photo. Juste ça.

Je suis restée figée. Un instant. Pas de panique. Juste un soupir. Mon cœur a battu un peu plus vite, mais pas trop. C’était étrange. Comme retrouver une pièce d’un vieux puzzle qu’on croyait avoir perdu. Mais qu’on n’a plus envie de compléter.

J’ai cliqué.

« Je veux juste te parler. Une dernière fois. »

C’était tout.

Pas de plainte. Pas de chantage. Pas de ‘tu me manques’ ou de poésie foireuse. Une phrase. Presque polie.

Je me suis redressée lentement dans le lit. Mon dos a craqué. Je me suis passée la main dans les cheveux. Et j’ai relu.

Je veux juste te parler.

Une dernière fois.

Je ne savais pas si je devais répondre. J’aurais pu supprimer. Bloquer. Rejeter cette possibilité. Mais je ne l’ai pas fait.

Parce que je n’avais plus peur.

Et que j’avais besoin de fermer la boucle. Vraiment. Pas dans un rêve. Pas dans une lettre jamais envoyée. En face.

Alors j’ai tapé, simplement :

« D’accord. Demain. Le Torréfié. 14h. »

Et j’ai appuyé sur envoyer.

L’instant d’après, je me suis levée. Mon reflet dans le miroir, un peu flou, un peu froissé. Mais debout.


Le lendemain, j’étais prête trop tôt.

J’avais passé une heure devant l’armoire, sans vraiment m’en rendre compte. Pas pour plaire. Pas pour séduire. Juste pour être exacte. Pour être à la bonne hauteur de moi-même.

J’avais choisi une robe simple, noire, sans fioritures. Une veste courte. Des bottines que j’aimais. Pas parce qu’elles allongeaient les jambes. Mais parce qu’elles faisaient un bruit clair sur le trottoir.

Quand je suis sortie, il faisait froid. Mais c’était un froid sec. Un froid qui réveille. J’ai remonté mon col, inspiré profondément. Paris sentait le pain grillé, les gaz d’échappement, les trottoirs humides. Et malgré tout ça… j’aimais ce mélange.

Je suis arrivée devant Le Torréfié à 13h50.

Je n’ai pas hésité à entrer.

L’endroit n’avait pas changé. Petites tables en bois brut, plantes qui pendent du plafond, murs en briques apparentes. Une lumière douce, presque jaune. Un fond sonore de jazz discret, assez pour couvrir les silences sans les forcer.

Je me suis assise à une table au fond. Dos au mur. Face à la porte.

J’ai commandé un thé. Vert. Infusé doucement. Il est arrivé fumant, dans une tasse couleur crème. J’ai remercié d’un sourire bref. Mes mains entouraient la porcelaine chaude. Mes yeux fixaient la porte.

Il est entré à 14h06.

Je l’ai vu tout de suite.

Lui aussi m’a vue.

Il a marqué un temps d’arrêt, comme s’il ne s’attendait pas à ce que je sois vraiment là.

Et moi, j’ai senti quelque chose se tendre dans ma poitrine. Pas une douleur. Pas une peur. Un reste. Un vestige de ce que j’avais été. Rien de plus.

Il s’est approché lentement. Un manteau beige, mal fermé. Une barbe de trois jours. Des yeux cernés. Pas de sourire.

Il s’est assis en face de moi. Sans demander.

— Salut, a-t-il dit.

J’ai hoché la tête.

— Salut.

Un silence. Dense. Mais pas étouffant. Juste… plein de ce qu’on n’a plus besoin de dire.

Le serveur est venu. Il a commandé un café. Noir. Sans sucre.

Je n’ai pas parlé.

J’attendais.

Il a pris une gorgée. Puis il m’a regardée. Vraiment regardée. Et j’ai soutenu son regard. Sans trembler.

— T’es… jolie, a-t-il fini par dire.

Je n’ai pas rougi. Je n’ai pas remercié. J’ai juste répondu, calmement :

— Je le sais.

Il a cligné des yeux. Une seconde. Juste assez pour que je voie la surprise. Comme s’il ne s’attendait pas à ça. À cette fille-là.

Moi non plus, je crois.

Il a posé sa tasse. Lentement.

Ses mains tremblaient à peine. Ou alors c’était moi qui les regardais trop fort.

— Je suis désolé, Lena.

J’ai inspiré doucement.

Pas parce que j’avais besoin d’air. Mais parce que je voulais lui laisser la place de parler, une dernière fois. Sans couper. Sans juger. Juste écouter.

— J’ai merdé. Je le sais. Et je t’en veux pas si t’as… fuis. T’as bien fait. Mais moi, j’ai changé.

Il s’est penché légèrement. Son coude frôlait la table. Sa voix s’était faite plus basse.

— Je pense encore à toi. Tout le temps. Chaque matin, chaque soir. J’ai fait le ménage dans ma tête, je jure. Je veux qu’on recommence. Différemment.

J’ai pris une gorgée de thé. Il avait refroidi.

— J’suis pas celui que t’as connu. Je te jure que je peux t’aimer comme t’en as besoin. Tu mérites pas d’être seule.

J’ai reposé ma tasse.

— Je suis pas seule, Gaylord.

Il a ouvert la bouche. Puis il l’a refermée.

— C’est pas… J’veux dire, je suis pas contre que t’aies des amis, bien sûr. Mais c’est pas pareil.

— Non, ça l’est pas. Et heureusement.

J’ai croisé mes jambes. Le bois du siège grinçait un peu. J’étais droite. Pas figée. Juste ancrée.

— Tu m’as aimée, peut-être. Je l’ai cru, en tout cas. Mais tu m’as tenue, surtout. Tu m’as pliée pour que je rentre dans ta peur. Et j’ai dit oui. Parce que j’avais pas encore appris à dire non.

Son regard s’est fendu d’un battement.

— Je te veux plus, Gaylord. Pas parce que je te hais. Pas même parce que j’ai peur. Mais parce que maintenant… je sais qui je suis sans toi.

Il a voulu parler. Je l’ai devancé, doucement, sans colère.

— C’est terminé. C’est pas une punition. C’est une délivrance. Pour moi, peut-être pour toi aussi. Je suis libre. Et je veux le rester.

Un silence s’est installé. Mais pas pesant. Plutôt comme un rideau qui tombe après une scène trop longue.

Je me suis levée.

Il n’a pas bougé.

J’ai contourné la table, me suis approchée. Et j’ai déposé un baiser sur sa joue.

— Merci d’être venu. Merci d’avoir parlé. Maintenant, je te dis au revoir.

Je n’ai pas attendu de réponse. Il n’y en aurait pas.


Quand je suis sortie du café, l’air était tiède. Ni lourd, ni frais. Un de ces après-midis suspendus où le ciel ne sait pas trop s’il veut pleuvoir ou éclater de lumière.

Je me suis arrêtée quelques secondes sur le trottoir.

Les bruits de la rue m’ont frôlée sans m’envahir. Les moteurs. Les pas. Les rires d’un groupe au loin. Des bribes de conversations que je n’entendais pas vraiment.

Tout était normal. Et c’est ça qui m’a fait du bien.

Je n’étais pas bouleversée. Pas écrasée.

Je n’étais pas soulagée non plus, pas au sens où on fuit un poids.

J’étais… calme.

J’ai marché. Lentement. Sans but précis.

Pas pour fuir. Pas pour réfléchir.

Juste pour avancer.

Mes talons claquaient doucement sur le trottoir.

Le tissu de mon pantalon glissait à chaque pas.

Ma peau respirait.

Et mes épaules… mes épaules ne tiraient plus vers le sol.

Je ne pensais pas à lui.

Je ne pensais pas à “avant”.

Je pensais à maintenant. À moi.

À tout ce que j’avais ramassé, recousu, réappris.

Mon corps, mes mots, mes silences.

J’ai traversé un passage piéton sans courir.

Je me suis arrêtée devant une vitrine où je n’ai pas regardé mon reflet.

Pas par peur.

Juste parce que je n’en avais pas besoin.

Je savais déjà ce que j’étais.

Libre.

Je suis passée devant un fleuriste. Une femme riait au téléphone, un bouquet dans les bras.

J’ai souri. Pas pour elle. Pas pour l’image.

Pour moi.

Parce que ça vibrait à l’intérieur.

Pas comme un feu d’artifice.

Plutôt comme une veilleuse chaude qu’on rallume dans une pièce restée sombre trop longtemps.

J’ai pensé à mon père.

À Gaëlle.

À moi.

Pas avec nostalgie. Pas avec drame.

Juste avec cette paix étrange qu’on ressent quand une phrase a été dite en entier.

Je n’étais plus une fille à sauver.

Je n’étais plus une ombre dans le lit d’un autre.

Je n’étais plus une peur qui marche.

J’étais…

Une fille qui s’était relevée.

Je me suis arrêtée sur un pont.

En dessous, la Seine.

Des reflets gris, des vagues courtes, quelques feuilles emportées.

J’ai posé les mains sur la rambarde.

Respiré à fond.

Et j’ai soufflé doucement.

— C’est fini.

Mais c’était plus qu’une fin.

C’était un début.

J’ai continué à marcher, la tête haute, le cœur vaste.

Et j’ai pensé :

C’est ça, être vivante.

Annotations

Vous aimez lire Erwann Duvinage ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0