De l'art de savoir s'entendre (1/2)

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Dans les profondeurs de l’espace, demeure le silence. Pas un son, pas une voix. Les immenses entités parcourant l’apparente infinité de l’océan étoilé, se meuvent sans bruit. Entre les anneaux d’une gazeuse obèse amourachée d’un nuage d’organismes gélatineux et leur sinistre destination, Jasper aimerait savourer au moins une fois avant de mourir, un échantillon de ce silence idyllique.

Aphone depuis la matinée, il trottine vers les quartiers du capitaine.

Une semaine qu’ils ont levé la voile. Seulement une semaine. Pourtant, elle a cumulé la somme d’anicroches qu’un bon mois d’exploration n’aurait que tout juste effleuré. Un astéroïde de cristal d’abord, une grappe de pirates éméchés ensuite, un trou blanc après et des avarices à n’en plus finir en raison de mains ignares baladées parmi les rouages.

À présent, les canons secouent le vaisseau pour repousser des corps flottants inconnus qu’évidemment, une grande dinde a cru bon d’attraper à main nue pour en palper la consistance. Depuis, cette Zylpha est effondrée sur une paillasse de l’infirmerie, les constricteurs à vau l’eau.

Mais ce n’est pas ce qui préoccupe le plus Jasper. Non, ce qui le tracasse avant tout et surtout, c’est la présence à chaque seconde plus proche du berceau de l’humanité. XGT-23789, autrefois surnommé “Terre”, est à moins de cinq années-lumière de leur position et qui sait quelle surprise cette saloperie peut leur réserver.

Débarrassée de son parasite, des recycleurs affirment qu’elle s’est refaite une beauté. Fort bien. Cependant, personne n’a jamais pu y demeurer plus de quelques jours sans disparaître de l’univers. La raison à ce jour est inconnue. D’ordinaire Jasper n’en a d’ailleurs rien à cirer, malheureusement, les choses sont bien différentes pour l’équipage.

Les fonds de cuve que le capitaine a cru bon d’embarquer ne resteront pas indifférents devant l’ancienne planète bleue. Les vétérans aussi. Il y a cette Myrtle, électricienne exceptionnelle qui a le chic pour fourrer son nez là où personne n’en veut voir les naseaux. Elle fait vraiment la paire avec Anorax, que beaucoup respecte pour ces années d’ancienneté.

Jasper n’en fait pas partie. La seule personne dont la vision lui procure un minimum d’estime est ce… Solo ou quelque soit son nom. Un homme sans-âge, au phrasé bizarre, que le capitaine a nommé cartographe personnel lors d'une obscure déclaration vespérale. Allez savoir d’ailleurs comment pareil individu réagira devant son globe de naissance. Si toutefois, il est né là-bas.

Après une violente embardée, Jasper gagne enfin la cabine du capitaine. Doucement, il toque à la porte.

- Capitaine ? Je dois vous parler, murmure-t-il.

Un grommellement à l’intérieur lui fournit l’invitation. Il entre.

Un capharnaüm. Le second en reste un moment scotché. Avec l’agitation, le mobilier est sens dessus dessous. Les étagères finement ouvragées, côtoyant des coffres grossièrement imprimés en carbone raffiné, gisent renversées sur la moquette bronzée. Le bureau d’ordinaire situé face à la baie vitrée, à gauche du sas a volé contre le lit queen-size sur lequel git le capitaine, à demi-enveloppé dans un édredon.

Un coup d’œil sur le panneau latéral et le second soupire. Encore une fois, Reyes a oublié d’activer le magnétisme des parois. Une chance qu’il n’est pas fini en sandwich entre plafond et sommier… Jasper veut tout sauf être nommé commandant intérimaire, pas plus qu’il n’esquisse l’image de Jefferson en tenue de commandeur. À la place, il se racle la gorge.

- Vous allez bien capitaine ?

- Peut mieux faire, grogne Reyes en se redressant, toute pudeur au broyeur. Vous voulez me dire quelque chose ?

- Moui… répond Jasper, prit soudain d’une étrange fascination pour une vis du panneau. C’est à propos de XGT-23789…

- Encore avec ça !

- Capitaine, vous devez comprendre que l’équipage va forcément vouloir y poser un pied à la seconde où ils l’apercevront…

- Ecoutez Jasper, je vous aime bien, beaucoup même, parfois je regrette même que nos cabines soient si éloignées… mais bref ! Cessez de vous tracasser pour si peu, j’ai déjà réglé le souci la nuit dernière. Faites-moi confiance.

- Vous faire confiance ? Je ne le peux tant…

Le regard de Reyes s’enflamme. D’un bond, il est sur pied, bide et garlouche copieusement de sortie. Jasper étouffe un cri râpeux.

- En voilà assez, maintenant ! Je suis votre capitaine et vous allez faire ce que je vous dis ! Maintenant dehors où vous aurez toutes les raisons d’obstruer votre bouche !

Jasper ne se le fait pas dire deux fois et bondit presque hors de la cabine, non sans avoir réactivé la commande magnétique. Le protocole avant tout, même la pudeur.

Fulminant et vacillant sous les coups de canon, toujours plus forts, il gagne le pont. En chemin, il claque une paire de cossards occupés à s’en griller une et quelques couples abrutis, galochant furieusement entre les canons à éther. Que fiche Jefferson ?

Il trouve sa réponse dès qu’une de ses bottes touche le pont, recouvert de gélatine olivâtre.

- Jasper ! Qu’est-ce que vous branliez parmi les manches !? Ça fait une heure que ces merdes flottantes nous attaquent ! Allez ! Sortez vos pétoires ! braille Jefferson.

Par cette douteuse appellation coprolithique, son collègue désigne à l’évidence, les milliers de ballons de baudruche gélifiés qui se faufilent à travers la membrane du champ de force et viennent se coller en piaillant sur tout ce qui traine. Les artilleurs et mousses en abattent par grappe de douze, dans un vacarme de tous les diables, recouvrant le sol de leurs fluides gélatineux, sans réussir à arrêter le flux constant.

Jasper baisse de justesse la tête lorsqu’une de ces créatures tente de s’agripper à son cuir chevelu. C’est là tout ce qu’il fait cependant. D’un haussement d’épaules, il se dirige vers la timonerie. Derrière lui, Jefferson jure par le Vide et les tous les dieux possibles.

Il entre sans frapper. Immédiatement, l’insupportable habanera vient violenter ses tympans. En comparaison, les tirs d’éther qui secouent la cabine sont presque une berceuse. Cela n’a pas l’air de déranger Solo, le nez plissé, plongé sur la table cartographique, et Nimrod, le navigateur. Ses lunettes de navigation sur les yeux, celui-ci sifflote même la mélodie, impassible à toute l’agitation qui remue l’équipage.

L’entrée du second, arrache Solo à ses travaux.

- Un problème ? demande-t-il

- Si l’on met de côté l’invasion de méduses volantes, les relents radioactifs de la ceinture gazeuse que nous venons de dépasser et votre détachement à tous les deux… oui, assène Jasper aussi fort que ses bronches l’autorisent. Vous ne pensez pas que votre carte peut attendre ?

- Pas pour le capitaine, répond simplement Solo d’un trait net sur le plan 3D.

- Et sans moi, on finit sur la planète rouge ou un astéroïde, ajoute Nimrod, sans ôter ses lunettes. Mais c’est vous qui voyez, Jefferson.

- C’est Jasper crét…

Sa voix se brise avant d’avoir pu terminer sa phrase et le second frappe l’air de frustration. Solo le laisse faire. Les seconds aux nerfs à vifs, il en a déjà goûté. Consciencieusement, il affine la représentation de son ancien système solaire.

Ainsi donc l’humanité a abandonné la Terre. Eh bien… Lui qui, une poignée de mois plus tôt, selon son échelle temporelle, s’éloignait à peine du rivage norvégien… Il a finalement réussi à aller plus loin qu’aucun autre avant lui. Excepté que ces “autres” n’existent plus.

Il est arraché à ses pensées lorsque le deuxième second, fait presque sauter les gonds.

- Qu’est-ce que vous foutez tous ici, chiures de brontéroc !? Dehors ! On est envahis !

- On est occupés, marmonne Nimrod d’un geste vague. Demandez à Charibert.

- Il y est déjà ! Il n’y a que vous, vous et vous qui copulez en cachette ! énumère Jefferson, regard et doigt menaçant.

- Eh bien, allez vous plaindre au capitaine, rétorque Solo. Et vous serez prier de fermer la porte en sortant, merci.

- Je rêve ?! Viens par là, toi !

Jefferson se jette sur Solo. Son lourd corps passe par dessus table et tente d’agripper de ses mains larges comme des battoirs la gorge du cartographe, qui ne l’entend pas de cette oreille. Les deux hommes roulent sur le sol, mêlée gigotante de bugnes en tout genre, sous le regard las de Jasper.

Solo se relève en premier et d’un coup de botte, envoie bouler Jefferson contre la table. Le second grogne, mais se relève, poings levés.

- Toi mon bronto, tu vas regretter ça, dit-il en attrapant le premier objet qui passe - un vilain presse-papier à l’effigie d’un pharaon, apprécié du capitaine - et l’envoie sur Solo.

Celui-ci saute de côté et cueille le second d’un coup de pied dans le bide. Derrière eux, Nimrod reçoit le buste en plein goulot. Plié en deux, infichu de se concentrer sur la barre, il pousse les manettes d’un seul coup.

Le Layor crève la masse gelatineuse à Mach 25 et, faute d’alerte circonstanciée, tout le monde part à la renverse.

Les deux J et Solo s’écrasent sur Nimrod, vont se compresser sur la paroi blindée transparente, couvrant la poupe. Le reste de l’équipage connait un travers similaire, sinon plus dramatique. Quand un mur a la chance d’accueillir certains soûlards, un ventilo ou un générateur en charcute d’autres. Le capitaine lui-même, tout juste vêtu et occupé à peigner sa barbe, est envoyé valdinguer contre le mur de sa cabine, manquant une fois encore de finir en goulasch. Sa langue vient coller sa glotte, le privant du loisir de blasphémer contre le Tout-Puissant.

À moitié sonné Nimrod est d’abord incapable de réagir. Il sort de sa torpeur lorsqu’une grappe d’astéroïdes fauche le mat et déchire la voile ! Le navire entier va partir en morceaux s’il ne bouge pas ses miches !

Le navigateur louche, cligne des yeux et passé un enchainement de mimiques invraisemblables, déclenche le processus d’arrêt d’urgence, à un peu moins de vingt millions de kilomètres de la Terre

- Désolé, tousse-t-il en s’effondrant mollement sur le sol, entre Jefferson et Solo.

Les deux hommes fulminent. Si leurs jambes endolories pouvaient les soutenir, là, tout de suite, le navigateur passerait par-dessus le bastingage. Faute de mieux, Jasper, toujours présent, tabasse copieusement la nuque des trois autres, avant de se relever, chancelant.

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