Une histoire de probabilités quantiques

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Le vaisseau est secoué d’une nouvelle explosion. Tout ce qui reste de l’équipage s’affaire aux quatre coins ravagés du navire. Les pirates qui, jusqu’alors, se sont montrés mesurés dans leur attaque, sont parvenus à franchir le bouclier et se déversent sur le pont, où Jefferson et Solo, arraché à sa cartographie d’un tir perdu, mènent la défense.

Les lames d’énergie s’entrebloquent, font ricocher les tirs tantôt de mitrailles, tantôt d’éther, souvent hasardeux, tandis qu’acier, gelé olive et boiserie moisie volent à tout bout de champs. Dans ce pandémonium bigarré, c’est à peine si chacun parvient à identifier son propre camp, jouant du grappin au hasard, frappant équitablement tout ce qui ressemble à de la canaille et du gredin, s’agrippant aux nippes de cette faune de l’espace au moindre dérapage sidéral.

Car le Layor se meut toujours. Plutôt vacille sous les brusques accélérations des réacteurs auxiliaires pour racler les carrosseries adverses. Nimrod, en esthète, a revissé ses lunettes de pilotage fêlées pour procéder au belliqueux souhait d’un certain second : charger les lourdes corvettes ennemies et tant pis si cela doit sonner le glas de la leur.

- Tiens ! s’exclame-t-il d’un dérapage malhabile contre la dunette d’un trois-mâts.

Le métal racle, crisse silencieusement dans l’espace, alors que les deux vaisseaux tremblent et crépitent au choc des boucliers.

Plus bas, beaucoup plus bas, dans une échauguette richement décorée, dominant la salle des machines en ébullition, le capitaine Reyes tente de se racheter une contenance. Pour lui, cela se traduit par un service de thé d’un autre âge et un flegme pseudo-britannique, où les caresses de sa barbe, tout juste brossée, coïtent avec une sollicitude à mille lieux des préoccupations des quatre autres individus présents.

Debout, adossé contre l’immonde papier peint fleuri, derrière le capitaine, Jasper fixe le trio venu d’ailleurs. Le plus massif du lot, lui rend son regard. En plus de son imposant bras mécanique, parcouru de rouages autonomes, il y a quelque chose de singulier chez cet homme. Jasper n’arrive pas à mettre le doigt dessus, mais un truc dans son faciès n’est pas net. Trop jeune pour être scarifié ainsi de la joue droite. Trop gracieux pour surmonter un corps aussi massif. À croire que sa tête s’est retrouvée greffée sur son corps après la naissance…

- Je vous sers une tasse de thé ? propose Reyes avec bonhommie.

- Volontiers, répond la seule femme présente en attrapant une tasse.

Celle-là aussi est un mystère aux yeux de Jasper. De fait, les trois le sont ; mais deux tout particulièrement éclatent les potards de la méfiance. À la fois svelte et robuste, la jeune femme partage la même force tranquille que le cyborg assis à côté d’elle, occupé à sucrer son thé vert. Quelque chose dans ses gestes fluides et décidés, dégage une puissance particulièrement troublante, que même la présence des pistolets chatouillant les phalanges du second, n’arrive tout à fait à tranquilliser.

- Vous êtes pas au milieu d’une attaque ?

Une sonorité grave, légèrement grenue, chargée d’humeur dès ses premières tirades, la voix du troisième type s’harmonise à merveille avec sa dégaine surannée. Une longue blouse, sans doute autrefois blanche, dissimulant partiellement un long fute sombre et tâché, descendant jusqu’aux semelles d’une paire d’écrase-merdes anormalement épaisse ; pour un corps tout sec et un regard vénère, encadré de cheveux filasses. Comme agacée, une de ses longues mains desséchées tapote un curieux brassard foncé parcouru de loupiotes agitées.

- Si, mais n’y faites pas attention, mon équipage s’en occupe très bien, susurre Reyes.

Délicatement, le capitaine porte la tasse brûlante à ses lèvres et manque de s’ébouillanter lors d’une nouvelle embardée. En face, l’autre renifle, suffisant.

- Vous avez l’air d’être dans une merde noire surtout. La chouette, allez les aider à régler tout ce bordel ! J’ai tout sauf envie de finir dans l’espace ou me faire cramer les fesses.

Le cyborg fait la moue. Il repose la tasse en douceur det marche vers la porte. Jasper s’interpose, armes bien en évidence.

- On ne bouge plus, mon grand. Tant que le capitaine n’a pas dit de…

- Je n’ai pas le temps, le coupe l’autre d'une voix fluette.

D’un revers mécanique, il l’envoie percuter le mur proche et franchit le seuil. Jambes par dessus les épaules, Jasper attrape la crosse de ses armes, avant d’être décollé du sol, comme un vulgaire chiffon. Ses yeux surpris rencontrent ceux noisette de la jeune femme, qui d’une main, l’a soulevé par l’arrière de sa veste.

- Qu’est-ce que… lâchez-moi ! souffle Jasper, la voix toujours enrouée.

- D’accord.

Et Jasper retourne s’écraser sur le sol cendré en imitation lambris. Une botte se presse sur sa nuque, l’immobilisant au sol, gigotant. Assis derrière le bureau, Reyes touille son thé, essayant vaille que vaille d’ignorer le regard noir que lui dédicace son interlocuteur.

- Est-ce que nous pourrions nous calmer quelques secondes ? demande-t-il poliment. Libérez mon second, il sera sage.

- Ce n’est pas ce que votre dandy a montré, marmonne l’autre. Enfin, s’il est bien dressé… laisse-le se relever.

La pression disparait et avec mille précautions, Jasper se relève, toisant la jeune femme, déjà retournée poser sa croupe sur l’effroyable canapé victorien à carreaux. Sans pression, elle sirote son thé, laissant son voisin prendre les rênes de la conversation.

- Bien, maintenant que tout le monde est calmé, vous allez commencer par me dire ce que c’est cette poubelle volante et m’expliquer qui vous êtes. Et grouillez-vous, votre époque me donne déjà la nausée.

Tant de culot, manque de faire recracher l’infusion du capitaine qui papillote des paupières et s’en déracine des touffes de barbe.

- Attendez une petite minute… commence-t-il.

- Certainement pas. Répondez à ma question et magne !

- Non mais dites donc ! intervient Jasper. Changez de ton, vous êtes sur…

- Une poubelle volante, merci Bourville. Maintenant j’attends des réponses, vous en avez ou merde ?

À sa droite, la jeune femme glousse, ce qui manque de faire disjoncter Jasper. D’un geste d’apaisement cependant, son capitaine tempère ses ardeurs.

- Je me nomme Connor Reyes, capitaine du Layor. L’homme que vous venez de molester est l’un de mes seconds Jasper. À l’heure actuelle, Jefferson croise le fer sur le pont aux côtés de votre ami…

La capitaine ponctue sa tranquille allocution d’un blanc, comme dans l’expectative d’attendre un retour de politesse… qu’aucun des deux autres ne saisit.

- Vous ne savez plus parler ? dit le grincheux.

- S… Si, certes, soupire Reyes en sifflant une nouvelle gorgée, gêné. Euh… Nous nous sommes portés volontaire auprès de la Fédération de l’Harmonie Galactique, pour éradiquer le Chrancrium stellaire, au cœur de la nébuleuse de Laomédion, gangrenant la voie lactée depuis des décennies. Nous…

- Parfait.

- Que… non, pas vraiment… Je n’av…

- Silence. Il fait quoi exactement votre chancre de l’espace ?

- Ce n’est pas un…

- Oh, ne me prenez pas pour un singe, vieux mandrill ! Utilisez autant de mots latins que vous voulez, on parlera toujours d’un fongus de l’espace. Donc il fait quoi votre bordel pour mériter la visite de votre benne volante ? Il nécrose les planètes et des systèmes solaires ?

- Eh bien… oui, comment le sav…

- Évidemment ! s’emporte le bonhomme en se levant. Comme d’habitude un cintré a trifouillé du génome pour vous permettre de vous barrer de la Terre, puis sans doute tringler une ou deux étoiles, semer vos déchets dans l'espace, emmerder un truc qui n’aspirait à rien d’autre qu’à la paix et maintenant c'est toute la galaxie qui a les panards dans la fiente. 

- Je commence à penser que l’Histoire se répète tout le temps, soupire la jeune femme.

Enfin, lors que le capitaine contemple ses pompes, Jasper explose.

- Mais vous êtes qui, à la fin ?! Vous sortez d’où !?

Les deux visiteurs échangent un regard rapide. Le givré de la blouse pousse un soupir.

- Keaya, si tu veux bien, marmonne-t-il claquant la langue. Je ne vais pas gaspiller ma salive pour des andouilles qui ne nous méritent pas. Surtout moi.

La jeune femme hausse les épaules. De ses poches, elle tire un petit cube ébène qu’elle pose sur la table. D’une tape supplémentaire, le cube commence à vibrer avant de crachoter un filet de voix compressé :

Peuple primitif, bonjour. Je me nomme Eriko Sanchez, ancien consultant émérite pour l’Académie des Sciences à l’aube du XXIe siècle, avant d’entamer une carrière scientifique couronnée de succès sur la mécanique et l’astro-informatique quantique et devenir le plus grand chercheur des probabilités temporelles de mon époque…

Jasper et Reyes écarquillent les yeux à mesure que se déroule cette biographie, dénuée d’humilité, oubliant presque les secousses éthérées qui traversent le navire. Ils ignorent au mieux les élans emphatiques pour ne retenir qu’une chose : ces trois tordus sont des voyageurs temporels.

- Potentiels, imbécile ! s’enflamme le dénommé Sanchez, sitôt que l’appellation franchit les lèvres des deux hommes. Vous n’écoutez donc rien, en plus d’être mou de la nouille ? Fort de ma machine à superposition spatio-quantique, nous parcourons les avenirs qui pourraient, un jour peut-être, exister.

- “Pourraient exister”... souffle Jasper. Cela veut dire…

- Rien que vous ne pourrez comprendre. Vous êtes des zéros et je ne parle même pas des crados qui composent votre soi-disant équipage. Les probabilités pour qu’un jour l’humanité verse dans votre délire, s’élèvent à peine à 1% et ça, c’est quand vous rasez la Terre. Sinon, vous ne figurez même pas dans les lignes potentielles. Il m’a fallu à peine une seconde pour en comprendre la raison…

Reyes demeure cois. Choqué et inapte à toute théorie scientifique plus élaborée qu’une règle de trois, ses mandibules seules, s’agitent dans l’air de plus en plus chaud du vaisseau, incapables d’articuler le moindre son.

Sanchez ne s’en tracasse nullement. Il se lève et se dirige vers la porte, indiquant seulement à son accompagnatrice de visiter les locaux, histoire de ne pas avoir cramé d’énergie uniquement pour un concerto d’aboiements. Jasper ne les empêche pas, trop sonné pour bouger le petit doigt. Il demeure avec son capitaine, attendant la fin de la tempête.

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