Défaite d'un soir de fête.

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Ce soir-là, lorsque l’oncle Christian entra dans la salle du repas, vêtu d’un large costume vermeil à la fourrure laiteuse et d’une longue barbe blanche, les yeux du jeune William s’emplirent d’émerveillement. Souhaitant jouer au mieux son rôle, le vieil homme s’assit sur une chaise vacante, et invita le garçonnet à venir sur ses genoux. Celui-ci obéit, la tête remplie de questions :


« Dis, tes rennes ils sont là ?

- Non, il fait trop chaud pour eux ici. Ils sont restés à la maison.

- Mais je veux les voir… Dis, je pourrais les voir un jour ?

- Si tu viens me rendre visite, je serai ravi de te les présenter !

- Et la Mère Noël, dis, elle va bien ? »


À cette question, le sang du faux Père Noël ne fit qu’un tour. L’enfant, enchanté par la venue de son idole hivernale, ne ressentit pas le malaise qui pesa sur l’ensemble des invités. Alors qu’il attendait innocemment une réponse du vieil homme, la famille se contentait de retenir son souffle, en croisant discrètement les doigts. De son coté, l’oncle Christian se mordit la langue pour ne pas dire, face à son petit-neveu, que la Mère Noël était une garce qui était partie avec un autre homme. Tenant à garder une certaine crédibilité, il inventa une réponse quelconque, disant qu’elle s’occupait des rennes et des lutins, au grand soulagement de l’ensemble des Artis.


La soirée continua, et les sujets s’enchaînèrent. Mais, alors que William parlait du jouet dernier cri dont il rêvait, une odeur de roussi emplit peu à peu la pièce. Soudain, l’enfant pâlit et tint ces simples propos :


« Père Noël, tu brûles. »


Ce dernier se leva d’un bond, propulsant son neveu au sol, et vit avec horreur son manteau noirci, grignoté par endroit par le feu de cheminée. Alors qu’une partie de la famille accourut pour voir si le garçonnet allait bien, l’autre essaya de contenir l’oncle Christian. Ce dernier, dans un accès de rage, venait d’exploser et déversait une marée d’insultes, choquant l’auditoire tout entier.


De cet incident, le jeune William n’en garda que quelques bribes et en tira deux conclusions. Premièrement, l’oncle Christian n’était qu’un empoté, responsable de sa cicatrice à la tempe. Deuxièmement le Père Noël n’existait pas. Depuis ce jour, et malgré le temps écoulé, William détestait Noël et sa magie éphémère.


Cette année ne fit, évidemment, pas exception. Du haut de ses vingt-huit ans, il se rendit, avec son éternel air dépité, dans la demeure familiale. Comme à l’accoutumée, il arrivait bien avant tout le monde et regardait les invités entrer un à un. D’abord Mamie Suzette, qui accourait avec une glacière remplie de mets, tout en pensant que ce n’était pas assez. Derrière elle, son mari, Papy Gérard et son sens de la répartie sans égale. Un quart d’heure plus tard arrivée tante Gwendoline, poussant non sans mal le fauteuil de l’oncle Christian. Les allers et venues s’enchaînaient, jusqu’à l’arrivée de Marc, accompagné de sa femme Élise à l’éternel ventre de grossesse.


La tradition voulait que le repas débute par un apéritif interminable où chacun allait de sa remarque sur l’autre. L’esprit de famille, chez les Artis, passait par le règlement de compte avec témoins :


« Franchement depuis qu’on a un môme on a plus de vie. »

« Toi, au moins, tu peux dire "on", ce n’est pas le cas de tout le monde… »

« Sinon, on en parle de ta prise de poids, cousine Charlène ? »

« Et toi Will, toujours pas de meuf ? T’as bien de la chance ! »

« C’est vrai ça Will ! Tu peux enchaîner les coups d’un soir, je t’envie ! »


Ledit Will avait droit aux mêmes remarques chaque année. Le mariage, sa descendance, une future femme, les enfants à venir… On lui reprochait l’absence de toutes ces choses, alors même qu’il en rêvait. Mais en voyant sa famille s’entre-déchirer, ses envies s’envolaient, ne laissant paraître que sa froideur habituelle. Dans les faits, il savait qu’il avait déjà eu des opportunités, sans jamais réussir à les concrétiser. À chaque fois, le même schéma se répétait. Une femme quelconque l’abordait, et lui ne voyait qu’une personne lambda qui lui causerait sans doute du tort, tôt ou tard. Cette femme pouvait se révéler être comme Élise, et passerait ses journées à se convaincre qu’elle aime son mari, dans le seul but d’offrir un logement stable à ses enfants. Ou encore devenir comme Suzette, dont les seules preuves d’amour consistaient à offrir de la nourriture. Voire être pire que ces deux-là réunies. Alors, pour éviter toutes querelles dans le futur, Will s’inventait des excuses et évitait toutes ses prétendantes. En plus d’avoir dévaster son amour pour Noël, sa famille lui avait aussi fait perdre son amour pour l’Amour.


Détruit de l’intérieur, le quasi-trentenaire décida que la torture avait assez duré. Après une énième remarque de l’oncle Christian, il s’écarta de la table. C’en était trop. Autant passé la soirée de Noël seul plutôt qu’avec des personnes aussi nocives. Récupérant son manteau, il partit en claquant la porte, alors que l’incompréhension régnait. Personne ne partit à sa poursuite. Peut-être était-ce parce qu’il était différent des autres ? Ou parce qu’il avait voulu gâcher la fête ? Ou encore parce qu’il n’y avait que très peu d’intérêt à le poursuivre sous la pluie, surtout que la dinde pourrait refroidir entre temps ? Qu’importe la raison, le constat restait le même. Will errait en solitaire, dans les rues du centre-ville.

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