Chapitre 5 Evie

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Quand je comprends que l’avalanche tant redoutée est en train de se produire, je ne peux m’empêcher de hurler. Ludovic est perdu, qu’ai-je fait ?

Impuissants, Marko, Aleksander et moi assistons à l’horrible spectacle de tonnes de neige qui dévalent la courte pente et ensevelissent l’hélico, puis atteignent Ludovic et les médicaments, qui disparaissent. Une vague de poudreuse s’empile devant nous, forme un mur mouvant et compact qui menace de nous emporter à notre tour. Je vois brièvement les pales de l’épave pulvérisée émerger puis être précipitées dans l’abîme. Tout se déroule en quelques secondes, puis le temps fait un arrêt sur image.

Le silence revient, envahi par l’écho du drame. Je me sens tétanisée, mais les amis de Ludovic sont plus prompts à réagir que moi. Marko se poste aussi près du bord du promontoire qu’il l’ose, après s’être encordé avec la sangle que j’ai arrimée en arrivant. Il guide Aleksander qui remet en marche le treuil doucement. Rien ne semble coincer le câble et après un instant d’angoisse où je jurerais que nous avons tous les trois pensé qu’il n’y avait plus rien au bout du filin, Ludovic apparaît enfin, la caisse dans son sillage. Heureusement que la couche de neige est si épaisse à cette époque qu’aucun rocher n’affleure la surface. Ludovic est inconscient quand Marko le récupère sur le sol ferme, mais il ne met pas longtemps à se réveiller. Je ressens un soulagement indescriptible. Bien sûr, si Ludovic était mort, je n’aurais pas eu assez de toute ma vie pour me le pardonner. Mais il y a plus. Il m’attire et me trouble davantage que je ne le voudrais.

Aleksander sort un thermos de café et fait une distribution générale, tandis que je vérifie le pouls des rescapés. Nous sommes tous les quatre derrière le pick up, glacés et éreintés par l’émotion. Je souris timidement à Ludovic pour lui signifier que je suis ravie qu’il soit encore parmi nous. Les hommes se mettent à discuter en géorgien, en m’ignorant. Je regarde plus attentivement les compagnons de Ludovic. Marko et Aleksander, qui m’ont chacun donné leurs prénoms quand je suis revenue avec le premier blessé, ont tous deux des pantalons de treillis et des anoraks beiges. Marko est un brun aux prunelles sombre, et Aleksander, légèrement moins grand, est châtain avec des yeux noisette. Les deux ont une musculature développée, de sportif accompli. Sans être beaux, tous deux ont du charme, surtout Marko, à mon avis. Puis Ludovic me traduit la conversation :

— Aleksander va nous suivre avec ma motoneige, puis Marko récupérera votre pick up, et nous irons jusqu’au dispensaire. Nous allons contacter le médecin avant de redescendre.

Je ne vois rien à redire à ce plan, j’acquiesce d’un signe de tête, trop épuisée pour parler. J’aurais préféré qu’on me laisse le choix de conduire ou pas mon véhicule, je ne suis pas une enfant. Néanmoins ? je suis encore sous le choc d’avoir manqué d’être la cause de la mort de Ludovic, et surtout je dois rester auprès des hommes inconscients à l’arrière du 4x4. Leurs pouls sont trop rapides, et ils sont en hypothermie. Les masques à oxygène vont abaisser leurs rythmes cardiaques. Ils n’ont pas l’air d’avoir subi un traumatisme grave, ils n’ont pas de lésion apparente. Cependant, il faut faire des radiographies pour en être certain. Le dispensaire est équipé d’un appareil portatif, comme celui qu’emploient les ambulanciers. Les blessés de l’hélico vont être ses premiers utilisateurs, à moins qu’Alan les fasse évacuer en urgence.

La pause ne dure que trois ou quatre minutes. Je grimpe à l’arrière du pick up, et refoule mon envie de rejoindre la cabine de quatre places abritées. J’admire la ténacité de Ludovic qui reprend le volant de son véhicule, moins de dix minutes après avoir subi un ensevelissement assorti d’une chute de plusieurs mètres. Après quelques respirations d’oxygène et un café, il refuse de déléguer ses responsabilités aux autres. Il n’est pas juste le plus bel homme que j’ai jamais rencontré, c’est aussi le plus têtu et le plus courageux.

Marko me laisse le thermos. À défaut de pouvoir me verser une tasse sur la route cahoteuse, je peux au moins m’en servir de chaufferette. Je le remercie. La descente commence, épouvantablement longue, car le pick up glisse dans les virages verglacés. Je m’accroche comme je peux, et vérifie régulièrement la respiration et le pouls des deux rescapés, qui n’ont pas repris connaissance.

Après une bonne heure, nous arrivons à l’endroit où les motoneiges des amis de Ludovic sont cachées dans un fossé. Les traces des deux scooters ont été effacées. Soit il a reneigé depuis ce matin, soit les hommes craignent les voleurs. Aleksander fixe les engins au Ford au moyen du treuil. Je note avec amusement que les trois véhicules sont blancs. J’ai terriblement froid, mais je refuse de gagner la chaleur de la cabine du Ford. Je vérifie les pulsations du cœur de mes patients toutes les cinq minutes. Alan doit avoir été averti par radio, je présume. Il va nous attendre et prendra le relais à notre arrivée. Pourvu que j’aie fait ce qu’il fallait pour sauver ces deux hommes ! Leur pouls est si faible.

Le pick up repart. Les blessés sont sous ma responsabilité d’infirmière, jusqu’à ce que je les remette à un médecin. À Alan, en l’occurrence.

Je suis moi-même dans un état de fatigue tel que j’ai l’impression que la fin du trajet se passe très vite. Nous arrivons à mon Ford Ranger, toujours en plein milieu de la piste. J’extirpe la clé de mon anorak et la livre à Marko, soulagée de ne pas avoir à reprendre le véhicule. Je n’aurais pas eu la force et la concentration nécessaire pour conduire l’heure et demie restante jusqu’à Ouchgouli. Heureusement, le retour est plus rapide que l’aller, où le scooter devait tracer un chemin dans la couche de neige poudreuse, et contourner les congères quand je ne pouvais pas les franchir.

Enfin le dispensaire est en vue, alors que mon attention faiblit de minute en minute. Je soupçonne que je suis moi-même en hypothermie, même si une couverture de survie enveloppe mes épaules et mon corps.

Alan est dehors, les traits de son visage sont fatigués et tendus. Il nous attend de pied ferme, mon amie Charlotte à ses côtés. Le pick up s’immobilise à côté de la porte d’entrée, Alan se rue sur le hayon pour l’ouvrir et monter sur le plateau. Il appelle Charlotte à la rescousse pour me faire sortir du véhicule. Dans sa voix, perce de l’angoisse alors qu’il me scrute, livide. Je dois me mettre au chaud très vite, sous peine d’attraper un rhume, c’est ça ? Charlotte m’enveloppe de ses bras et me porte presque pour m’emmener à l’intérieur, tandis qu’Alan s’attelle à descendre un premier brancard avec Ludovic. Elle me fait asseoir auprès de la cheminée et m’apporte un bol de soupe. C’est vrai que je n’ai rien mangé depuis hier soir ! Elle m’aide à avaler péniblement quelques cuillères brûlantes. J’ai envie de la repousser, car je voudrais dormir, mais elle insiste, jusqu’à ce que le bol soit vide. Puis elle me traîne à la salle de bain et ouvre le robinet d’eau chaude à fond, règle la température et me déshabille sans que mes protestations n’y changent grand-chose. La douche me fait du bien, mes membres engourdis se réveillent.

Aïe, c’est douloureux !

Elle laisse l’eau couler sur moi plusieurs minutes, jusqu’à ce que ma peau soit très rouge, puis me sort de là et me sèche avec une immense serviette tiède. Seigneur, que c’est bon ! Je vais mieux, je peux enfiler mon pyjama seule. Je ne proteste pas quand Charlotte m’accompagne jusqu’à mon lit, dans lequel je sombre comme une bienheureuse. Je m’endors en revoyant la figure de Ludovic émerger de l’avalanche. J’ai eu si peur. Son beau visage était inanimé, sa tête reposant sur son épaule. J’ai cru qu’il était mort.

Lorsque je m’éveille, mon réveil indique dix-neuf heures, la nuit est de nouveau tombée. J’ai donc perdu plus de vingt heures. Charlotte n’est pas loin, elle vient à mon chevet quelques minutes plus tard.

— Que sont devenus le médecin et le pilote ? je croasse d’une petite voix que je ne reconnais pas.

— Ils sont à l’infirmerie. Le trajet jusqu’à la ville était difficile en raison de l’état des routes. Pas possible non plus de faire intervenir l’hélico de Koutaïssi, il était en opération. Randy, notre urgentiste, s’en sortira, Ricky c’est moins sûr.

Puis Charlotte râle.

— Et toi, comment as-tu pu partir en pleine nuit, toute seule ? Tu n’as pas conscience de l’angoisse que nous avons eue ?

Charlotte est bien en train de me gronder, cependant cela reste affectueux. Je me rends compte brusquement qu’ils ont dû être inquiets, ici, au dispensaire.

— Je suis désolée, je marmonne à voix basse. Je n’aurais pas dû me précipiter ainsi.

— Tu as eu beaucoup de chance de rencontrer Ludovic et ses amis. Sans eux, tu ne serais peut-être plus là. N’avais-tu pas pensé que c’est si froid quand on grimpe à cette altitude ? Non, je retire ce que je viens de dire. Bien sûr que tu en avais conscience ! Tu es juste une tête brûlée, Evie. Une tête brûlée têtue, en plus.

Je souris. C’est bon de la revoir, même si c’est pour me faire enguirlander. Je comprends qu’elle a raison, mais je sais aussi qu’elle va bientôt me déclarer que grâce à moi, ces hommes ont été sauvés.

— Enfin, je suis si heureuse de te retrouver ! Et grâce à toi, le toubib et le pilote sont vivants.

Et voilà. Je la connais par cœur ! D’abord l’engueulade, et puis les remerciements. Je me redresse dans mon lit pour passer mes bras autour du cou de mon amie, en me retenant pour ne pas laisser échapper mon rire. Inutile de la vexer.

Alan arrive à son tour, impatient d’avoir de mes nouvelles. Décidément, je suis l’héroïne du jour !

— Evie, tu nous as fait une peur folle, me dit-il sévèrement avec le léger accent américain qui lui donne son charme. J’aurais dû savoir que tu ne resterais pas tranquillement au dispensaire.

— Une peur bleue, corrige mécaniquement Charlotte.

— Okay, va pour une peur bleue, reprend Alan plus doucement. Je dois tout de même te remercier d’avoir sauvé Randy et le pilote.

— C’est Staveski qui a réalisé tout le boulot, je remarque. Et l’hélico est foutu.

— Ne t’inquiète pas, on verra plus tard les questions matérielles. L’essentiel est que vous vous en soyez tous sorti, me rassure Charlotte. Habille-toi, un repas t’attend pour te remettre sur pieds.

Je file sous la douche chaude chasser le sommeil et les courbatures, puis je me dirige vers notre petit salon où se trouve Charlotte, Alan, ainsi qu’Elisso, notre interprète, guide et chauffeur géorgien. Elisso, que je connais depuis peu, s’approche de moi et me donne une accolade, ce qui me surprend un peu, mais je la lui rends avec plaisir. Il est né et a grandi à Ouchgouli, ce qui en fait un montagnard. D’après mon expérience, la rudesse de la vie en altitude limite les débordements affectifs. Mais sans doute ai-je beaucoup de choses à apprendre sur ce pays.

Je ne suis là que depuis une semaine, mais je me sens bien ici.

Je détaille chacun d’entre eux, soulagée de les retrouver. Charlotte est une rouquine aux formes pleines et au regard vert lumineux, âgée de vingt-six ans, soit deux ans de plus que moi. C’est mon amie depuis que nous avons effectué notre école d’infirmières ensemble, à Lyon. Sœur aînée d’une grande fratrie, elle est habituée à gérer une équipe. C’est une organisatrice née, dont le sens pratique est précieux. Alan, son mari, a les cheveux noirs et des yeux bleus surmontés d’une épaisse barre de sourcils. Irlando-américain d’origine, il a rencontré Charlotte à Lyon, lorsqu’elle faisait ses études. Parfois un brin hautain et condescendant en raison de ses responsabilités, Charlotte se charge de le ramener sur terre. Il est passionné par ses recherches médicales.

Elisso est un petit brun à la peau mate. Il a vingt-huit ans, tout comme Alan. Il reste souvent parmi nous au dîner, pour partager du temps et passer la soirée. Il aime bavarder avec nous, pour discuter du travail ou mieux connaître nos pays respectifs, la France et les États-Unis. Puis il retourne chez lui, avec sa mère et sa jeune sœur. Ce sont elles qui préparent la plupart de nos repas, et ce soir elles nous ont gâtés. Au menu, du pain khachapuri, farci au fromage et à l’œuf, accompagne une entrée faite de boulettes d’épinards cuits parfumés aux épices, des pkhali. Et, en plat de résistance, la maman d’Elisso nous a cuisiné des Khinkali, les raviolis géorgiens fourrés à la viande. Charlotte a raison, c’est un dîner de ministre, avec le vin du cru, qui n’a rien à envier aux Français.

Nous levons nos verres, pour trinquer à mon rétablissement.

— Raconte-nous comment tu as rencontré ces hommes, me presse Charlotte, curieuse. Et comment vous avez sauvé Randy et le pilote ?

— Ludovic Staveski ne vous a rien dit ? je demande, étonnée.

— Laisse-la manger, tout de même, la sermonne gentiment son mari.

— Non, poursuit Charlotte sans tenir compte de l’interruption. Il a aidé Alan à descendre les brancards et à les conduire à l’infirmerie, puis il est reparti. Il avait l’air si fatigué que je n’ai pas insisté quand lui et son ami ont refusé de boire quelque chose.

— Je vous raconte tout dès que j’ai fini ces raviolis, je promets, affamée d’un seul coup.

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