Chapitre 1 Evie

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La neige bombarde ses flocons denses dans la nuit noire depuis une heure. Debout dans le cabinet de consultation, mes doigts se crispent sur ma tasse de chocolat. Je suis seule dans cette vieille ferme transformée en maison médicale, ce qui en soi ne me dérange pas. Mais j’attends l’arrivée d’un hélicoptère, avec à son bord le pilote, un médecin et une cargaison de médicaments. Or la fenêtre du petit bureau cossu ressemble au cockpit d’un vaisseau spatial qui traverserait l’hyperespace. Le vent se lève, il souffle en rafales de plus en plus violentes. Je n’ai aucune nouvelle de l’équipe ni de l’aéronef. Une sourde inquiétude s’insinue en moi.

Je m’appelle Evelyne Riviera, mais je préfère Evie. J’ai vingt-quatre ans depuis trois semaines, et je viens de finir mes études d’infirmière humanitaire. Cela fait huit jours que je suis arrivée m’installer à Ouchgouli, en Géorgie, un village situé à deux mille mètres d’altitude. J’ai rejoint l’équipe médicale d’Alan, le médecin-chef, et Charlotte, sa femme et infirmière, qui est aussi mon amie. Notre ONG « Terre et Humanité » a pour but de dispenser des soins à la population locale. Alan et Charlotte sont partis ce matin dans un hameau voisin pour assister à un accouchement difficile, avec Elisso, notre interprète.

J’ai choisi cette mission dans une région isolée de haute montagne, car je suis passionnée de sports extrêmes. Native de Val Thorens, une station française, je pratique le ski de randonnée et le parapente. J’aime gravir des sommets inaccessibles et décoller. C’est une sensation vertigineuse, une ivresse telle une drogue tant elle me permet d’oublier mon quotidien. S’élever dans les airs, c’est comme être un oiseau, s’affranchir des lois humaines.

Gagnée par l’angoisse, j’arpente le petit bureau qui tient lieu à la fois de bibliothèque et de salle de liaison radio. Je n’ignore pas qu’une tempête de neige peut être un piège mortel.

Enfin, l’hélico se signale. Malheureusement si la réception est mauvaise, je comprends de suite que quelque chose ne va pas. « Ici le Maelstrom 2.

Mayday, je répète. Mayday ».

Je cours vers le casque audio et bascule vers l’émission.

« Ici le dispensaire, je vous reçois. Que se passe-t-il ? À vous. »

« Nous sommes pris dans la tempête, l’un des deux moteurs vient d’exploser.

Ma visibilité est nulle. Voici nos coordonnées : 42.59.58 ; 43.06.42 je répète.

42.59.58 ; 43.06.42 ; Nous allons nous… » Un craquement interrompt l’appel radio.

Ils vont s’écraser !

Ma respiration s’accélère d’un coup, au diapason avec mon cœur. Il faut faire quelque chose ! Je pense de suite à prévenir Alan, le médecin-chef de la mission, pour l’informer que nous devons organiser les secours. Le téléphone sonne. Ça tombe à pic, c’est lui, enfin.

Ouf, merci ! Je décroche.

— Alan, le pilote a appelé à l’instant, il a lancé un SOS, lui dis-je sur un ton pressant, étant donné l’urgence de la situation. Ils sont pris dans la tempête et un des moteurs vient de les lâcher ! La communication a été coupée.

Alan sort un juron en anglais.

— A-t-il pu dire où il se trouve ?

Je rentre les coordonnées sur le GPS de la station radio. Le temps de respirer trois fois et je sais où ils sont.

— Au-dessus du mont Chkhara, de notre côté de la frontière.

Alan lâche un autre juron. Il y a de quoi, en face, c’est la Russie.

— Essaie de les contacter de nouveau !

Je reprends la radio et relance le Maelstrom 2.

— Maelstrom 2, ici le dispensaire. À vous.

Je réitère, mais nulle réponse ne me parvient. J’alerte Alan.

— Appelle la base militaire avant que le téléphone ne soit déconnecté, m’ordonne-t-il. Le Chkhara est trop près de la frontière, l’armée géorgienne ne peut pas intervenir sans avoir averti les Russes. Sans compter que la tempête va ralentir la localisation de l’hélico, voire la rendre impossible avant demain.

— Je préviens immédiatement la caserne.

— Charlotte et moi restons à Adishi, la piste est fermée, m’informe encore

Alan.

— Oui, bien sûr, je bredouille, mal à l’aise et en proie à un stress croissant.

La garnison la plus proche se trouve à Koutaïssi, à cent quatre-vingt-cinq kilomètres d’Ouchgouli, ce qui fait une distance bien plus grande à parcourir pour rejoindre le mont Chkhara. La voie aérienne est coupée par la tourmente, mais la route l’est tout autant. Le cumul de neige dans les montagnes du Caucase est tel que les véhicules ne circulent pas l’hiver. Effectivement, le vent semble redoubler d’efforts pour démolir le dispensaire. Si ça continue ainsi, le bâtiment aura disparu sous la poudreuse demain matin. Je compose le numéro de la caserne. Le téléphone fixe marche encore, c’est une chance, car ici, en pleine tempête, il n’y a pas de réseau pour mon superbe I Phone.

L’hélico s’est crashé, il ne peut pas en être autrement. Le temps presse. Je sais qu’il faut faire vite. Le mont Chkhara culmine à cinq mille mètres d’altitude. Si le pilote et son passager ont survécu, chaque minute compte. Malheureusement, le soldat de l’armée géorgienne qui me répond ne comprend pas l’anglais, et encore moins le français. De précieuses minutes sont encore perdues, jusqu’à ce qu’il trouve un interlocuteur anglophone. Le capitaine Yorgui m’écoute enfin, mais là, je me heurte à son refus catégorique de faire intervenir les secouristes cette nuit.

Alan avait raison, personne ne viendra avant demain en fin de matinée au plus tard, car la tempête rend la localisation de l’hélico difficile, même avec les coordonnées du dernier appel radio. Toute action serait dangereuse pour des motifs identiques. De plus, l’armée géorgienne ne peut s’approcher autant de la frontière sans avoir averti son homologue russe, afin d’éviter toute confusion sur leur opération. Le conflit de 2008 entre les deux pays est un sujet délicat ici. La coopération demeure fragile. La Géorgie a le soutien des États-Unis et de l’OTAN, mais de loin, tandis que la Russie tente de restaurer son influence perdue depuis l’issue de la guerre froide.

J’enrage de cet état de fait, j’engueule presque le capitaine Yorgui, puis le supplie, mais il reste insensible à mes arguments. Je raccroche, bouleversée. C’est comme si nous condamnions à mort ces deux hommes. Je décide de me lancer à leur rescousse. Je comprends que cette idée est complètement folle, que je risque d’y passer. Piloter le Ford Ranger sur neige et de nuit ne m’impressionne pas. J’ai déjà conduit dans des conditions similaires, même si la distance à parcourir était sans rapport avec ce que j’entreprends. Je sais que je vais perdre de vue la route à chaque instant, mais avec un projecteur puissant et un GPS ultra performant, je peux y arriver en roulant très doucement. Et puis, ce n’est pas comme si je n’avais pas une fâcheuse tendance à foncer vers les ennuis !

J’emporte tout ce à quoi je pense, couvertures de laine et de survie, trousse de secours et médicaments d’urgence, bouteilles et masques à oxygène, aliments déshydratés de l’armée et fruits secs, plus quelques litres d’eau et une pelle, au cas où. J’essaie de joindre Alan et Charlotte pour les prévenir, mais la communication est rompue à présent. Ce qui m’arrange, car je sais très bien qu’Alan m’interdirait de partir au secours des hommes de l’hélico, et me connaissant, je n’écouterais pas cet ordre. Je ne peux pas rester sans rien faire. J’aurais l’impression de les abandonner. Les ultimes paroles d’Eric avant de mourir résonnent en moi. Ne renonce jamais !

Je chasse cette pensée de mon esprit, ce n’est pas le moment de me laisser distraire. Je dépose un mot sur le bureau, vérifie une dernière fois que le dispensaire est bien fermé, et connecte le GPS du pick-up. J’installe les chaînes sur les roues et mets le véhicule en mode 4x4. Dès que je sors du village, la piste s’efface. J’avance à quinze kilomètres à l’heure avec le puissant projecteur branché sur le capot, en supplément des phares. Une haie de conifères borde le chemin pour gravir en pente douce le lit de la rivière Ingouri. Une fois le cours d’eau gelé traversé, je remonte sur le versant qui mène au mont Chkhara.

Les difficultés commencent dès que j’atteins la frontière naturelle séparant les 2200 mètres d’altitude de la haute montagne. Les sapins ne poussent plus ici et mon véhicule est soumis à des rafales terriblement violentes. Je dois redresser le volant en permanence, sans compter que mes essuie-glace tournent à plein régime pour balayer les paquets de neige qui s’abattent sur mon pare-brise. J’ai l’impression de barrer en pleine mer démontée, comme un capitaine de navire. Ma tension est à son comble, le Ford dérape constamment sur la route. C’est exténuant de se concentrer ainsi, mais je ne renoncerai pas.

Il n’est pas loin de vingt-trois heures, j’ai presque atteint le col. Il me reste un ou deux virages avant d’attaquer la très haute montagne, lorsque tout à coup une congère me bloque le passage. C’est un mur qui se dresse devant moi, une énorme quantité de neige accumulée m’interdit d’avancer. Je pensais que mettre des chaînes aux roues suffirait. J’arrête le pick-up et ouvre difficilement la portière repoussée par des rafales tourbillonnantes. Je prends immédiatement la gifle du vent glacé, les piqûres des flocons tirés comme des flèches sur mon visage. Je n’ai plus qu’à sortir la pelle du coffre et à dégager la route.

Je peine depuis un quart d’heure en ayant l’impression d’avoir commencé un travail inutile puisque le vent ramène toujours davantage de neige. Mon constat d’impuissance m’énerve encore plus. Ces hommes ont sûrement besoin de soins. J’essaie de les contacter une nouvelle fois avec la radio du Ford, en pure perte. Ils ont dû s’abîmer. Pourvu que ce soit accessible et que je parvienne à les atteindre. Je refuse de penser qu’ils puissent être morts ! Je me remets à pelleter et n’entends ni ne vois arriver une motoneige avant qu’elle se poste à ma hauteur.

Je manque hurler de frayeur.

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