Chapitre 4 Ludovic

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Marko fronce les sourcils. Il a calculé les mêmes risques que moi, nous n’avons pas besoin de nous parler pour évaluer la situation. L’hélico s’est posé en catastrophe, semble-t-il. Il paraît entier, mais l’avant disparaît sous la couche de neige. C’est surprenant que l’avalanche ne se soit pas encore produite. La succession de chutes de neige et de redoux forme des strates, ce qui rend chaque plaque indépendante de celle du dessous, un peu comme un millefeuille. Une fois la masse critique atteinte, le passage d’un animal, le vent, ou à fortiori l’atterrissage d’un hélicoptère, peuvent provoquer la débâcle.

J’accélère au maximum pour me garer devant ma motoneige. Evie a tout de même pensé à s’attacher avant d’entreprendre la traversée de la plaque instable. Elle a entouré une corde autour d’un rocher. En regardant de près, je m’aperçois qu’elle sait faire des nœuds marins. Celui-là ne bougera pas. Décidément, cette jeune femme est pleine de surprises ! Elle nous jette à peine un œil et reprend lentement sa progression. Nous sommes obligés d’attendre, impuissants, qu’Evie gagne l’hélico pour m’encorder à mon tour et la rejoindre.

Pendant que j’observe l’avancée prudente de ma petite voleuse, Marko contacte l’armée. Un canal spécial nous est dévolu, mais par précaution envers le risque d’espionnage russe, Marko utilise un canal public en clair. Cela aura l’avantage de nous faire passer pour des randonneurs auprès des Russes, et les prévenir de ne pas intervenir, car leur frontière est si proche que la confusion est possible.

Aleksander commence à débloquer le câble du treuil et à dérouler quelques mètres, auquel il arrime une corde. De l’autre côté, il accroche une civière de relevage cuillère, c’est-à-dire un brancard léger, démontable et pliable en deux parties. Ce matériel est adapté aux secours en montagne.

Evie arrive auprès de l’hélicoptère, et nous regarde. Heureusement, elle n’essaie pas de nous parler, elle a bien compris que cela pourrait déclencher l’avalanche. Elle s’approche de l’appareil jusqu’à pouvoir regarder dans la carlingue, puis se retourne vers nous. Elle hoche la tête. Probablement a-t-elle trouvé le pilote et le médecin. Elle s’engage précautionneusement à l’intérieur.

J’observe le manteau neigeux avec appréhension. Même si je la connais à peine et que je suis rodé aux événements dramatiques, je ne suis pas devenu insensible pour autant. Dans l’armée, nous risquons nos vies pour protéger celles des autres, mais je ne me sens pas immunisé contre l’horreur. Et puis, Evie m’intrigue. Cette jeune femme est là, en train de courir tous les risques pour sauver ces deux hommes, au lieu d’être tranquillement chez elle. À moins qu’elle ne soit l’amante de l’un de ces deux hommes ? Je frémis à cette pensée et la chasse aussitôt pour me concentrer sur le présent.

À mon tour j’enfile un harnais puis me relie au brancard par une dégaine d’escalade, c’est-à-dire deux mousquetons reliés par une sangle. J’emporte un harnais et une sangle supplémentaire pour ma petite voleuse. J’entame à mon tour la cinquantaine de mètres de traversée jusqu’à l’hélico.

Je progresse doucement, surveillé par mes hommes. J’atteins la carlingue couchée et à demi enterrée sous la neige quelques minutes après. Evie passe sa tête à travers l’ouverture. Elle a les traits tirés et fatigués, mais a l’air satisfaite. Je suis soulagé de la trouver saine et sauve, mais ne le lui montre pas. Ce n’est pas l’heure de régler des comptes, aussi je mets de côté ma colère pour me concentrer sur le moment présent. Elle m’annonce à voix basse :

— Ils sont vivants. Inconscients tous les deux, mais serrés l’un contre l’autre sous plusieurs couvertures de survie. Je ne sais pas s’ils sont blessés.

— Evie, je vais installer le premier sur ce brancard, et vous allez vous relier par cette dégaine pour suivre et maintenir le brancard à l’horizontale. Une avalanche peut se déclencher à tout moment, nous devons faire très doucement.

— Comment ferez-vous pour le deuxième ?

— Un de mes amis reviendra avec le treuil et le brancard.

Elle ne discute pas, ce qui est une bonne chose. Je décroche la civière de relevage puis tire la corde pour faire suivre le câble du treuil. Dès qu’il est à ma portée, je détache les deux parties du brancard, pendant qu’Evie s’équipe du harnais que je lui ai apporté, relié au treuil par une sangle. Dès qu’elle est sécurisée, je me dirige vers la carlingue. Mon poids fait osciller l’hélico et je prends mon temps pour me hisser à l’intérieur. Je vois les deux hommes au fond de l’épave, à côté de la grosse caisse de transport des médicaments. Je me tourne vers Evie qui me fait passer les deux parties du brancard. Je m’approche du premier homme et amène la première moitié de la civière de relevage à côté de ses épaules, puis la seconde moitié vers son bassin. Je fais glisser les aisselles de l’homme sur la première lame, puis soulève ses hanches pour faire de même avec la seconde moitié. Enfin, je boucle les lames sur les côtés et tire l’homme inanimé vers la porte de la carlingue. Evie m’aide en attrapant la civière, que nous sortons de l’hélico. Je la détache du treuil pour la repositionner à la suite du brancard.

Le retour d’Evie et du blessé vers le pick up prend une dizaine de très longues minutes. Evie s’arc-boute pour que le brancard ne dérive pas vers la falaise. Je n’aurais peut-être pas dû la laisser mener ce retour, mais au fond de moi je sais que nous n’avons pas le temps pour faire plusieurs passages. Le soleil monte toujours dans le ciel, rendant la plaque de neige de plus en plus instable. À tout moment le vent peut se lever et l’hélico se mettre à glisser vers le vide, sans compter l’avalanche qui peut se déclencher n’importe quand.

Marko et Aleksander saisissent le brancard dès qu’ils sont en mesure de le faire. Ils agissent rapidement avec efficacité pour faire monter l’homme inconscient sur son brancard à l’arrière du pick up. Evie se précipite vers la motoneige pour en sortir un sac de matériel de secours. Je la vois sortir un masque à oxygène. Mes hommes se désintéressent d’elle pour accrocher une autre civière de relevage au treuil. C’est Aleksander qui effectue la traversée cette fois. C’est le plus léger des deux hommes. Comme je l’ai fait, il tracte le brancard relié à une corde, qui servira à son tour à faire venir le câble du treuil jusqu’à nous. Je répète l’opération qui consiste à remonter doucement dans la carlingue et Aleksander me fait passer la civière. Comme précédemment je la glisse sous le deuxième homme, ce qui n’est pas chose aisée. Ce type est sûrement un rugbyman. Il pousse un gémissement, puis ouvre les yeux.

— Chut, je lui murmure pour le rassurer. Nous sommes en train de vous porter secours, vous serez bientôt sauvé, ne bougez surtout pas.

— Le pilote est vivant ? me demande-t-il, dans un souffle si bas que je distingue à peine ses paroles.

— Oui, je le rassure. Il est en train de recevoir les premiers soins. Maintenant, calmez-vous, je vais vous sortir de là, mais une avalanche peut nous emporter et il faut y aller doucement.

— D’accord, chevrote l’homme tout bas, avant de se taire et de refermer les yeux.

La seconde traversée est menée par Aleksander, car je me servirais de la corde arrimée par Evie. J’attends cependant que mon subordonné soit en sécurité pour commencer la traversée à mon tour. J’ai eu le temps d’observer l’appareil. De toute évidence le moteur gauche a été pulvérisé par un tir de missile, probablement le TOR-M2U, de conception russe. Cela ne m’étonne pas. La frontière russe est à moins de cent mètres à vol d’oiseau. Mais qu’est-ce que fichait l’hélico dans cette zone ? Il est loin du point d’atterrissage prévu sur Ouchgouli. Bien sûr, la tempête a pu le faire dévier de sa route, mais le Bell 412 est ultra sophistiqué, ses capteurs de positions sont parmi les plus performants au monde. Il faudra interroger le pilote pour comprendre ce qu’il s’est passé, s’il sort vivant de cet accident.

J’entends la neige craquer, mais ce n’est rien. Je reste immobile quelques minutes, afin de guetter les signes d’une avalanche qui ne vient pas. Rassuré, je reprends ma progression jusqu’à la route. Je quitte enfin la surface de neige instable sous mes pieds et atteins la piste. Aleksander m’aide à gravir les derniers mètres en tirant sur la corde qui sécurise mon harnais. Evie aide Marko à bâcher l’arrière du pick up, dans lequel tiennent les deux hommes sur leurs brancards. Ils sont à présent sanglés serrés pour ne pas bouger pendant leur transport, et ont chacun un masque à oxygène posé sur leurs visages. Ils sont empaquetés dans des couvertures de survie. Cette femme m’impressionne par son sang-froid et son sens de l’organisation. Elle aurait pu servir dans l’armée !

Evie se tourne vers moi et demande :

— Et les médicaments ?

J’hésite un instant tandis que Marko me devance :

— Vos médicaments sont perdus. La croûte neigeuse est instable, ce serait trop dangereux de retourner les chercher.

Il a raison et je le sais, mais le regard désolé d’Evie me frappe en plein cœur. Des familles entières dépendent de cet approvisionnement, je suppose. Ce que vient confirmer Evie qui répond, d’un ton très doux.

— Des vies humaines en dépendent, c’est pour cela que le pilote a pris le risque de venir par ce mauvais temps. Mais je comprends que la menace d’une avalanche est bien réelle.

Son ton désespéré me donne un regain de courage, je prends la décision de retourner à l’épave.

— Je vais y aller, dis-je en serrant les dents pour ne pas montrer ma tension.

Marko n’intervient jamais dans mes prises de décision en temps normal, mais là, il ne peut s’empêcher d’objecter :

— Es-tu sûr de ce que tu veux tenter ? Le névé est rendu encore plus instable par nos passages. Je suis sûr qu’il va céder. Écoute bien. On entend des craquements.

Chacun s’immobilise pour prêter l’oreille. Pas un bruit ne se fait entendre, seul le vent bruisse doucement. Au loin, le soleil s’élève de plus en plus.

— Je vais tenter le coup. L’hélico ne tiendra pas sur ce promontoire tout l’hiver.

Marko et Aleksander se renfrognent tous les deux, mais ne disent rien. Evie m’observe avec l’air de vouloir me dire quelque chose, puis se ravise, tandis que je fixe à nouveau le treuil sur une corde avec un mousqueton, puis enfile pour la deuxième fois mon harnais. Elle a l’air si petite et perdue, si fatiguée. J’ai envie de la serrer fort contre moi pour lui dire que tout ira bien. Mais je suis un guerrier. Les sentiments n’entrent pas en compte dans ma mission. Je fais le vide dans mon esprit, puis entame de nouveau la lente progression jusqu’à la coquille éventrée échouée sur le flanc de la montagne. Le soleil darde sur nous ses rayons dorés. La neige scintille autour de moi en m’éblouissant. Je suis attentif et concentré, à l’écoute du moindre changement sonore. Je sais que l’hélicoptère ne tardera pas à chuter au fond du ravin que jouxte le promontoire, et que les médicaments ne pourront pas être retrouvés avant le printemps prochain, pour peu qu’ils soient encore utilisables, et non pulvérisés par la chute.

Arrivé à proximité de l’appareil, j’attire une nouvelle fois le câble du treuil qui se déroule doucement dans un ronronnement familier. J’ai confiance dans le Ford F-150. Il peut porter et tracter des charges telles que l’hélicoptère lui-même, et ne serait-ce pas cette cargaison de médicaments si précieuse, c’est lui que j’arrimerais au treuil du véhicule.

Il ne me faut que quelques minutes pour pénétrer dans l’épave et attacher la caisse de médicaments, qui fait bien deux mètres cubes. À l’aide d’un autre mousqueton, je fixe mon harnais juste au-dessus, afin de ne pas me retrouver en dessous si je fais le grand saut. Puis je passe ma tête par l’ouverture de l’hélico et fais signe de mettre en route le treuil doucement. La cargaison bouge lentement jusque devant la sortie, située en biais par rapport au Ford. C’est là que les choses se corsent. La manœuvre au treuil est compliquée. Les hommes doivent donner du mou pour franchir l’obstacle, et remettre le treuil en marche à temps pour que le chargement ne dévale pas la pente. Marko et Aleksander sont rompus aux manœuvres de sauvetage, les médicaments descendent de l’appareil avec un minimum de secousse, c’est un exploit.

Le trajet du retour commence, à un rythme encore plus long que celui avec lequel nous avons tracté les blessés. La caisse laisse un lourd sillon sur son passage et le moteur du treuil a augmenté d’intensité sonore. Je ne suis plus qu’à dix mètres de l’arrivée, quand un grand craquement se fait entendre. Je sais instinctivement ce qui se passe. Un grand calme m’envahit. Je vais me faire ensevelir dans les trois secondes qui viennent et peut-être me fracasser contre les rochers en contrebas. Je me tourne vers le pic qui se dresse au-dessus de moi. Des tonnes de neige se détachent lentement de leur emplacement précaire sur les roches qui me dominent, puis accélèrent leur course vers moi. Je suis prêt. Mon métier n’est pas sans risque, je n’ai aucun regret.

J’entends le hurlement d’Evie avant de prendre une dernière grande respiration et d’être rejoint par la vague géante. Je perds conscience en étant englouti par l’avalanche.

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