Chapitre 16 Evie

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Dès que nous arrivons au dispensaire, j’aide Charlotte à sortir les plats de viande et de légumes du frigo et à les faire chauffer, tandis que les toubibs mettent la table. Ce soir ni Elisso ni sa sœur ne sont présents, ils préfèrent tenir compagnie à leur mère. L’ambiance est triste bien que cela soit la veille du réveillon, car la douleur des villageois pèse dans notre cœur à tous, ainsi que l’épouvantable menace d’un éventuel nouvel attentat. Cependant, Charlotte a l’air d’avoir d’autres préoccupations, dont elle me fait part alors que nous sommes toutes les deux dans la cuisine.

— Evie, j’ai eu une conversation avec Ludovic Staveski, commence -t-elle en remuant une cuillère en bois dans la marmite de légumes.

Je la regarde, interloquée. Quand cette conversation a-t-elle eu lieu ?

— Il m’a confié que tu surréagis à l’attentat en accomplissant des tâches de titan, comme dégager les éboulis de la vieille tour.

Je n’en reviens pas. Comment Staveski peut-il avoir le toupet de parler de cela à Charlotte ? Je me renfrogne, ce qu’elle détecte immédiatement.

— Je sais, il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Mais Ludovic dit que tu t’épuises. Si en effet ton nouveau passe-temps est d’évacuer des tonnes de roche, je suppose qu’il a raison de s’inquiéter.

— Staveski ferait mieux de trouver les terroristes au lieu d’essayer de gérer ma vie, tu ne crois pas ?

Je ne peux m’empêcher de répliquer sur un ton acerbe, et m’en veux aussitôt.

— Je ne comprends pas pourquoi ce qu’il pense te rend aussi hargneuse ! À moins que…

Elle s’interrompt brusquement, la cuillère en bois pleine de sauce dégouline sur le bord de la casserole. Elle me considère d’un air surpris et balance, sans pitié :

— Tu ne serais pas un peu amoureuse de lui ? Cela expliquerait pourquoi tu es en colère…

Sa repartie me laisse pantoise. Mes joues s’empourprent. Je me rends à l’évidence, elle m’a percé à jour. Mais je ne peux que nier, je ne veux pas de sa sollicitude. Je ne suis pas prête à admettre que Ludovic m’intéresse, bien malgré moi.

— Tu te trompes, il ne me plaît pas. Cet homme est arrogant, sa suffisance nous expose au pire danger, sinon il n’y aurait pas eu d’attentat. Je préfère ne rien avoir à faire avec lui.

Là, c’est Charlotte qui reste baba. Elle en est restée à l’épisode où Staveski m’a sauvé d’une balle en pleine tête, et m’a serré fort dans ses bras. Mais elle ignore toutes les fois où il est impoli et brutal avec moi. Ce type joue avec moi comme un chat avec une souris, elle ne peut pas le deviner. Je ne souhaite pas qu’elle se fasse du souci pour moi, elle en a bien assez avec la gestion du dispensaire, qu’elle a pris à son compte depuis le départ. J’essaie de la seconder au mieux sur les tâches du quotidien, même si ce n’est pas ce que je préfère.

Charlotte s’est aperçue de la sauce qui bave hors de la casserole et revêt une expression ennuyée. Je ris, et lui tends une éponge, pour clore cette conversation désastreuse. Elle l’attrape, et me rends mon sourire, mi-amusée mi-intriguée par ma réaction. À mon avis, le sujet n’est pas bouclé pour elle, il va falloir que je ruse pour éviter ses investigations quant à mon état amoureux. Je profite qu’elle est occupée au nettoyage de ce qu’elle peut atteindre de sauce, pour ouvrir le four et sortir la viande, que je m’empresse d’aller déposer dans le salon.

Alan et Randy ont mis les assiettes et les couverts, mais nous ont délégué le reste, c’est à dire amener de l’eau, du pain, des serviettes de table, et le repas. Je soupire en leur jetant en œil. Ils sont installés sur le canapé, plongés dans une conversation technique de médecin.

— Ça s’annonce mal, tu sais, dit Alan. Le bébé se présente par le siège, et s’il ne se retourne pas, nous allons devoir pratiquer une césarienne.

— Nous ne pouvons pas la déplacer, le trajet est trop long, nous pourrions perdre les deux. La seule solution est d’aller l’opérer chez elle, confirme Randy.

— Cela comporte des incertitudes, nous ne pouvons pas faire d’échographie ni installer de monitoring pour surveiller si tout se déroule normalement, s’inquiète Alan.

— C’est un risque à prendre, affirme Randy.

— De qui s’agit-il, je demande.

— De la fille de la ferme la plus au nord, me répond Alan. Elle a tout juste seize ans. Nous l’avons rencontré hier. Ses parents sont en colère parce qu’elle a dissimulé sa grossesse aussi longtemps qu’elle l’a pu.

— La gosse doit accoucher dans quelques jours, mais nous allons intervenir avant, ajoute Charlotte, qui installe quelques bougies sur les meubles afin de donner une ambiance de Noël.

— Si on oubliait le travail pour goûter les spécialités que nous a préparées la mère d’Elisso ? J’ai le ventre qui gargouille, se plaint Randy avec un entrain légèrement forcé.

— À table, ordonne Charlotte. Les plats vont refroidir si nous attendons.

J’aperçois un sourire sur le visage sérieux d’Alan. Il est temps pour nous de décompresser. Si c’est impossible d’omettre les événements récents, nous mangeons tout de même avec suffisamment d’appétit pour faire honneur à la cuisinière.

Nous sommes tous très fatigués et un peu déboussolés d’être loin de nos proches en cette veillée de Noël. Dès que le repas se termine, chacun s’isole pour appeler sa famille. D’ici à la France, il n’y a que deux heures de décalage, mes frères, leurs copines et mes parents sont en train de prendre l’apéro. C’est ma mère qui décroche. Sa joie de m’entendre se traduit par un : « Oh, ma chérie, tu as trouvé le temps de nous passer un coup de fil ! Taisez-vous, c’est Evie ! »

— Salut frangine, me salue Michel, le plus grand des deux.

— Bonjour à tous !

— Bonjour toute seule, plaisante mon petit frère.

— Comment tu vas ? crie mon père en pensant que la communication sera meilleure.

Je souris au téléphone, car j’ai mis le visio.

— Je vais bien, je réponds, car il n’est pas question de les inquiéter avec les événements ici. On a déjà dîné.

— C’est toi qui as fait le repas ? demande ma mère, moqueuse.

Je n’ai aucun talent culinaire, ce qu’elle sait parfaitement.

— Non, tu sais que si je cuisine, je serais de corvée tous les jours !

J’entends les rires de mes frères, ce qui me réchauffe le cœur tout en m’attristant d’être à grande distance d’eux pour la première fois de ma vie. Nous échangeons encore un petit moment dans la même veine, puis je raccroche, après leur avoir souhaité un joyeux Noël. Bien sûr, cela me fait de la peine d’être loin d’eux, mais c’est l’existence que je me suis choisie. Je vais voir mes coéquipiers pour leur dire bonne nuit, puis je m’éclipse sans plus attendre : Charlotte est également au téléphone, Alan et Randy sont dans le bureau en train de passer des appels dans le Montana. Avec le décalage horaire, c’est le matin aux États-Unis.

Pour ma part, je projette de finir de déblayer les décombres de la tour dès le lendemain. Je pense qu’elle a servi de dépôt de pierres, allez savoir pourquoi, mais que son escalier est intact. Je vérifierais cela. Puis je m’interroge longuement sur la prise de risque que j’envisage de faire, si je ne souhaite pas devenir dingue à rester cloîtrée entre les murs du dispensaire et les tournées fliquées par les gardes du corps. Demain est férié, Alan s’est arrangé pour que seuls les patients qui viennent sur place bénéficient de soin. Ce qui veut dire que je dispose de mon après-midi de libre. J’ai très envie d’utiliser mes skis de randonnée, n’en déplaise à un certain Staveski. Tout à coup, la solution jaillit dans mon esprit. Je vais essayer de m’intégrer à son équipe de reconnaissance.

Lundi matin, Randy me rejoint sur le chantier que je me suis attribué. Dès qu’il comprend que j’ai raison, et que l’escalier intérieur de la tour de guet est intact, il m’aide à sortir les blocs de pierre et porte les brouettes jusqu’au fond du jardin où je vide les cailloux. Je ne suis pas la seule à avoir besoin d’exercice ! Puis Elisso arrive, il enfile une paire de gants et se joint à nous.

À trois, tout va beaucoup plus vite !

— You're amazing ! Tu es… stupéfiant, s’étonne Randy en voyant Elisso soulever un énorme rocher.

— Il n’y a pas que les gros muscles qui comptent, ricane Elisso en le déposant dans la brouette. Les petits nerveux sont capables de bien plus !

— Ah oui ? rétorque Randy en riant. Je croyais que la force physique suffisait.

Toi, tu es bâti comme une brindille !

— C’est vrai, mais je me sers de ma tête !

Elisso s’empare d’un manche de pioche et le glisse sous un gros roc, ce qui déplace le bloc au pied de la brouette en le faisant rouler.

— Et moi de mes muscles, fanfaronne Randy en soulevant la pierre comme s’il attrapait une brique de lait, puis l’empile à son tour. Regarde ça !

— « La force sans intelligence s’effondre sous sa propre masse », cite Elisso.

— Quoi ? s’étonne Randy, qui n’a pas l’air vexé.

— C’est une citation du poète Horace, nous apprend Elisso, l’air malicieux.

— « Les grands hommes sont comme les rochers de la mer. Il ne peut s’y accrocher que des huîtres », se venge Randy en évoquant Honoré de Balzac dans Pensées, sujets, fragments.

Je souris aux vannes que se lancent les deux hommes. Un peu de légèreté est bienvenue.

— Oh, tu apprécies la littérature ! s’exclame Elisso avec un large sourire.

— Je suis loin de tout connaître, mais oui, j’aime l’art romantique du dixneuvième siècle, révèle Randy.

Il s’ensuit une conversation passionnée entre les deux hommes, qui m’oublient rapidement. Je les délaisse dès que l’ultime brouette est vide, pour m’aventurer sur les marches de la tour de guet. Je me hisse précautionneusement, m’attendant à chaque tournant à ne rencontrer que le vide. Pourtant j’avais raison. L’escalier est complet, il mène au sommet du donjon. J’achève de grimper les derniers degrés, et admire le panorama. Je jubile : je peux tout observer de là où je me trouve. Je repère la pente que je vais gravir à ski de randonnée cet après-midi, et même par où je vais m’enfuir sans que le garde me voie, au cas où Staveski refuserait de m’intégrer dans ses excursions de reconnaissance. L’adrénaline pulse en moi, excitée à l’idée d’aller me faire une balade dans la poudreuse. Je redescends pour aller préparer mon matériel, tandis que Randy et Elisso sont toujours plongés dans leur discussion. Ils ont vraiment l’air de bien s’entendre. Je referme la tour et déclare aux deux hommes :

— Merci pour votre aide, les gars, je file !

Ils me regardent, ébahis. Je ne peux m’empêcher de rire.

– Evie, attends ! m’interpelle Randy. Tu ne nous as même pas dit si le paysagevaut le coup d’œil, de là-haut !

– Va voir par toi-même, lui dis-je en lui jetant la clé, qu’il rattrapeadroitement.

Elisso observe Randy, appréciateur. Ces deux-là vont bien ensemble.

Une heure plus tard, Ludovic Staveski a l’air incrédule alors que je lui demande de me joindre à l’équipe de reconnaissance.

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