Chapitre 17 Evie

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Ludovic râle :

— Qui vous a dit que nous allions en reconnaissance de terrain ? Et puis je croyais que l’armée est inutile, vous avez changé d’avis ?

J’argumente sans répondre à ses questions même s’il devinera tôt ou tard que c’est Elisso qui m’a informé :

— Je veux mettre ma pratique du ski de randonnée au service du village. Et j’ai besoin de faire de l’exercice. Sans prendre de risque en partant seule.

Il me considère sévèrement tandis que je le fixe, calmement. Il m’évalue soigneusement, semble peser le pour et le contre de m’entraîner dans une aventure dangereuse et harassante. Je lis un soupçon de colère dans ses yeux bleus ciel délavés. Craint-il que je sois un poids mort ? Je l’entends presque réfléchir. Les villageois enrôlés n’ont pas l’habitude de circuler ainsi, et je ne serais manifestement pas la plus en difficulté. De plus, il va pouvoir me tenir à l’œil.

Il acquiesce finalement d’un bref signe de tête, à contrecœur, tandis que ses mâchoires se contractent. Il semble se demander s’il n’a pas commis une grande bêtise. Mais après tout, je suis adulte et responsable, la différence avec son armée improvisée étant que je suis la seule femme à participer.

Avant de nous entraîner dans l’exploration des secteurs qu’ils ont définis, Marko et Ludovic nous mettent dans l’ambiance. Ma présence déstabilise les, mais ce n’est évidemment pas l’unique raison. Le capitaine et son bras droit nous présentent les mines antipersonnelles, ou comment on peut cacher une grenade dont la goupille se retire lorsqu’on trébuche sur un fil dissimulé. Notre groupe de six volontaires sera encadré par Staveski et Aleksander. En effet, j’apprends qu’Aleksander est le démineur. C’est donc Marko qui restera au village. Puis Ludovic nous explique le principe du FFOMECBLOT ou l’art du camouflage. Chaque lettre correspond à une consigne : F pour Fond (ne pas se balader en tenue voyante, mais plutôt se confondre avec la nature), F pour fumée (un feu peut attirer par l’odeur de sa fumée, même s’il est dissimulé), O pour ombre (l’ombre projetée accentue la forme), M pour mouvement (un mouvement rapide peut attirer l’attention), E pour éclat (le métal peut briller, comme des lunettes), B pour bruit (ne pas se faire entendre, surtout ne pas parler), L pour lumière (surtout en pleine nuit, même la lueur d’une cigarette se voit à un kilomètre), O pour odeur (pisser peut laisser une odeur, se mettre du déodorant est interdit), T pour trace (ne rien laisser derrière soi).

Enfin, Aleksander nous distribue un Glock, après nous avoir montré comment le charger et ôter la sécurité. Je frissonne en prenant l’arme qui pèse lourd. J’espère vraiment ne pas avoir besoin de m’en servir. Si je suis ravie de participer à l’action de recherche des terroristes, je n’en suis pas moins consciente qu’on peut très bien les trouver. J’ai beau aimer les situations extrêmes, je n’en ai pas moins peur. Pourtant je me sens vivante comme jamais, et tous mes sens sont en alerte. Je mets de côté mon sentiment de détresse impuissante ressentie lors de l’attentat. L’adrénaline déferle en moi, rendant ma perception du monde aiguisée. Ma concentration est maximale. C’est cet état qui me plaît, comme un camé avec sa coke, mais chez moi c’est naturel.

Aleksander et Ludovic sont également équipés de fusil d’assauts, ainsi que de radio. Nous avons ordre de ne pas nous servir de nos armes, sauf nécessité absolue. Il y aura des cours de tirs ultérieurement. Les cinq volontaires de l’expédition sont représentatifs de la population du village. Il y a deux hommes d’une vingtaine d’années, un trentenaire, un quadra et un quinquagénaire. S’ils m’ont vu arriver parmi eux avec surprise, aucun ne proteste. Sans doute est-ce mon statut d’infirmière qui justifie de ma présence. L’un d’eux évite mon regard, mais les autres semblent m’accepter. De temps à autre, ils me jettent un œil, pour évaluer mes réactions. Toutes les explications se font en géorgien puis sont traduites en français par Ludovic. Aleksander s’adresse à moi en anglais, et nous mettons au point quelques mots clés afin d’être sûrs de nous comprendre.

Ludovic prend la tête de l’expédition dès que nous sommes tous équipés de treillis et blousons de camouflage blancs, ainsi que de paires de skis de randonnée. Le soleil fait scintiller la neige, le noir des rochers et le vert des sapins ressort de façon éclatante. Nous sommes donc visibles de loin, malgré nos tenues.

Ludovic progresse lentement et regarde chaque portion du paysage qui se dévoile avec ses jumelles, afin de détecter l’ennemi qui pourrait se dissimuler n’importe où. Nous avançons en file indienne sans un bruit, mais nous avons un binôme désigné. Chacun est responsable de son coéquipier et inversement. Nous avons tous conscience de pouvoir perdre la vie aujourd’hui, cela ne donne envie à personne d’enfreindre les consignes. Seul le chuintement des skis sur la neige rompt l’absence de son.

Les circonstances spéciales de cette rando n’incitent pas à la détente, mais je me sens rassurée par la présence de Ludovic et d’Aleksander. Je suis positionnée derrière Staveski et le suis comme son ombre, c’est ce qu’il m’a ordonné. Deux mètres de distance constants afin de lui prouver que je ne suis pas un boulet à traîner. Bien que perturbée et inquiète à l’idée de rencontrer des terroristes, je ne peux m’empêcher d’admirer sa silhouette de guerrier offerte à mes yeux. Je peux respirer son odeur, très légèrement épicée, à moins d’un mètre de lui, alors qu’il s’arrête pour observer la progression de notre groupe. La puissance de ses muscles bien dessinés joue avec le tissu de son treillis à chacun de ses pas. Ses épaules larges et son dos me semblent être un refuge protecteur. Je fantasme un instant sur ce que ça pourrait faire d’être blottie entre ses bras, de sentir sa peau contre la mienne. Puis je me traite d’idiote. Mon attirance pour lui n’est pas réciproque, il me l’a maintes fois prouvé. Je soupire intérieurement, ce mec ne m’est pas destiné. Je le chasse de mes pensées et me concentre sur le paysage, lui aussi beau à couper le souffle. Nous montons en direction du nord-est, dans le secteur où la trace des terroristes a été perdue la veille. Tant qu’à explorer chaque centimètre carré de terrain, autant commencer par la piste à peine refroidie laissée par les djihadistes. Régulièrement Ludovic se retourne pour voir comment avance sa troupe de volontaires. Tous suivent plus ou moins bien, même si le quatrième, celui qui refuse de me regarder en face, se fait distancer au fur et à mesure que la pente devient plus raide. Aleksander est derrière lui, il veille à ce que le groupe reste ensemble.

Nous atteignons enfin la forêt. Mais cela ne me rassure pas pour autant. N’importe qui peut se dissimuler derrière les troncs des sapins centenaires. Staveski ordonne une halte et observe partout autour de lui. On entend des oiseaux chanter, ce qui me semble être de bon augure. Je tâche d’imiter Ludovic en concentrant mon attention sur ce qui nous entoure, sans remarquer quoi que ce soit. Dès que le groupe est réuni, Ludovic nous indique que nous reprenons la marche. Il nous a montré quelques signes avant de partir, afin de communiquer sans avoir à parler. Sa main fait un geste qui fend l’air dans la direction voulue. Facile !

Le quatrième homme transpire et a le visage rouge. Celui-là n’a pas l’habitude d’effectuer des efforts physiques, ça s’entend à ses ahanements. Je me demande pourquoi il s’est enrôlé parmi nous, s’il ne peut pas suivre. Son surpoids est sûrement la cause de son essoufflement. D’ailleurs il profite peut-être de cette rando pour essayer de maigrir ! Je ricane intérieurement. Si l’un de ces hommes pensait me voir à la traîne, il doit être surpris. Un point pour le camp des femmes !

Le villageois épuisé a sorti sa gourde pour étancher sa soif. Aleksander l’autorise à se désaltérer avec une gorgée, puis l’arrête d’un geste bref. S’il boit trop, cela va lui couper le souffle et les jambes. Je retrouve Ludovic en quelques pas glissés gracieux, et remarque la lueur d’amusement dans ses yeux. Peut-être n’est-il pas de glace tout le temps, après tout.

La montée entre les sapins est sinueuse, encore plus harassante que le bas du versant dénudé. En effet, la croûte neigeuse est durcie par une succession de gelées. Nous rattrapons les traces des hommes lancés à la poursuite des djihadistes la veille. Toujours en silence et tout aussi lentement pour ne pas tomber dans un piège, nous nous hissons vers le sommet.

À l’endroit où la piste se perd, Ludovic et Aleksander nous placent en cercle et demandent notre vigilance, tandis qu’ils partent explorer en amont puis en aval. Au bout d’un quart d’heure, ils reviennent, car Ludovic a repéré une faille à quelques mètres de l’aplomb de la crête où nous nous trouvons, sur le versant opposé. Il décroche la sangle entourée à sa taille, et s’encorde. Il passe l’autre extrémité autour d’un arbre, et fait signe à trois hommes de la tenir solidement. Puis il descend dans le vide. Deux gars font toujours le guet. Aleksander surveille la progression, installé au-dessus de l’à-pic vertigineux qui dévale la montagne. Moins d’une minute plus tard, il siffle doucement, pour signaler qu’il a atteint son objectif. Aleksander chuchote :

— Dans une minute : un sifflet bref, tout va bien. Deux sifflets, on le remonte, trois sifflets, il y a quelque chose.

Que se passe-t-il si Ludovic tombe dans un piège ? Aleksander ne donne pas la réponse à ma question muette. La grotte est-elle habitée ? Y a-t-il un risque à aller l’explorer ?

Le sifflement bref se fait entendre, je relâche ma respiration que j’ai retenue sans y penser. Puis trois brefs s’enchaînent, ce qui nous apprend que Staveski a trouvé quelque chose, et mon cœur effectue de nouveau un bond. Aleksander s’encorde à son tour. Les gars exécutent plusieurs tours autour du sapin avec l’extrémité de celle de Staveski, puis réalisent un nœud. Ensuite, ils prennent celle d’Aleksander pour qu’il descende en rappel.

Quelques minutes angoissantes s’écoulent, puis un des deux hommes tire sur sa sangle pour qu’on le remonte, et Ludovic apparaît. Aleksander reprend pied. Il explique en chuchotant :

— Il y a des signes liés à leur passage. Ils ont dû quitter les lieux en parapente, ou alors ils ont effacé leurs empreintes dans la neige. Quoi qu’il en soit, ils sont organisés et dangereux. Nous allons continuer vers le nord.

Ludovic me traduit ses paroles. Son visage ne trahit aucune émotion, mais un frisson me parcourt à l’idée que nous pouvons tout aussi bien être épié, et être leur cible.

Enfin, nous sommes autorisés à étancher notre soif, et chacun débouche sa gourde pour boire quelques gorgées, nerveusement et en silence.

Nous longeons la crête en direction du nord, en suivant les sillons laissés par les skis de notre armée lors de ses explorations successives, jusqu’au point atteint par Marko et ses hommes la veille.

Bien que les djihadistes aient disparu, cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas présents. Je ne me sens absolument pas rassurée par cette absence manifeste. Au contraire, ma vigilance s’accroit encore, depuis que Ludovic et Aleksander ont constaté du passage dans la petite grotte.

Qui sont ces terroristes ? Je me questionne tout en veillant à faire le moins de bruit, à mettre mes skis dans ceux de Staveski, et en étant attentive à ce qui m’entoure. D’où viennent-ils ? Les possibilités sont multiples, ce qui rend la menace effrayante. Quand on ne sait pas à qui on a affaire, c’est difficile de se défendre. De toute évidence, ceux qui nous attaquent peuvent disparaître au sommet d’une montagne.

Nous parcourons la ligne de crête pendant une demi-heure, et Ludovic me désigne du doigt des empreintes d’animaux de temps à autre. Je reconnais des sabots de cerf, mais aussi, me semble-t-il, des pattes de loup ! Nous croisons également les petites griffes d’un lapin qui a progressé par bonds.

Puis Ludovic amorce le retour en direction du village. Il n’y a qu’un seul corridor, car la corniche est bordée par la falaise et nous avons longé une arête rocheuse à notre gauche qui forme comme un nez crochu, uniquement accessible par les chamois.

Le passage est tout d’abord évasé, puis il se resserre petit à petit. C’est un défilé encadré par deux parois sur lesquelles les sapins s’accrochent jusqu’à la moitié du dévers. Nous redoublons d’attention en avançant, car la déclinaison est raide. Ludovic amorce la pente en palier pour ne pas perdre notre groupe. Il s’agit de se placer à la perpendiculaire de la descente et de poser un ski après l’autre. Ludovic progresse de quelques mètres et me fait signe de le rejoindre. Puis vient le tour du troisième homme, et ainsi de suite. L’après-midi est déjà bien avancée, il est seize heures. Il reste deux heures avant la tombée de la nuit. Ludovic et Aleksander prodiguent tour à tour conseils et encouragements à chacun des gars, chez qui la fatigue se fait sentir. Et oui, le plus difficile n’est pas la montée, mais la descente, qui est bien plus périlleuse. Les jambes pas suffisamment entraînées flageolent, les muscles tremblent, et il faut surmonter la peur du vide pour oser se lancer. Heureusement, même le plus gros des villageois ne se plaint pas. Il avance plus lentement que les autres, mais ne relâche pas ses efforts. Tant mieux, car ce n’est pas le moment de faire un caprice !

Cette attention constante de Ludovic pour son groupe est probablement la cause de sa moindre vigilance. Soudain, un craquement énorme retentit, un sapin centenaire penche dans notre direction.

Surprise, je crie et me jette sur Ludovic pour essayer de nous pousser de la trajectoire de l’arbre qui s’effondre. Le son enfle, déchire l’air comme des coups de feu alors que les fibres se rompent. Ludovic réagit au quart de tour. Il déchausse ses skis et m’attrape dans ses bras pour me plaquer au sol tandis que le géant s’abat sur nous. Ses branches forment des lances acérées et des massues meurtrières qui occultent la lumière et nous emprisonnent dans leurs entrelacs. L’odeur de pin et de terre fraîche nous envahit pendant que la masse épineuse verte nous submerge. Coincée sous Ludovic, je ne vois pas arriver celle qui l’assomme, mais la pression de son corps s’accentue sur le mien et je perds conscience.

Je me réveille sur une civière portative, la nuit noire nous entoure. Le géorgien qui me remorque avise mon éveil et me rassure :

— Safe. Soon.

En effet, nous sommes en vue du dispensaire, où une fois de plus Charlotte et Alan m’attendent à l’extérieur avec un visage tendu et inquiet. J’ai suffisamment repris connaissance pour apercevoir que je ne suis pas la seule à être ramenée de cette façon. Les souvenirs me reviennent. Je me rappelle un claquement qui se fait entendre, puis la chute du roi des forêts tout droit sur Ludovic et moi, alors que des craquements assourdissants semblaient déchirer la trame de l’univers. Ludovic est-il mort ? Je me mets à crier, un son où perce mon angoisse et ma rage d’être au tapis.

Charlotte accourt et se baisse sur moi pour me prendre dans ses bras.

— Evie, ça va aller, on va t’examiner. Chut, ne t’inquiète pas.

Je croasse :

— Ludovic…

— He's alive. Il est vivant, me rassure Aleksander.

Je me laisse entraîner dans l’abandon aux soins de mon amie. Je pense brièvement qu’Alan va me passer un savon pendant que je l’aperçois avec Randy, qui porte la civière de Ludovic dans la salle de soin. Mon brancard prend le même chemin.

Il s’ensuit une série de scanners, d’IRM et de radio, au cours desquels je m’éveille pleinement, puis essaie de me relever, me fais enguirlander par Randy, puis obtiens satisfaction dès que les toubibs confirment que je n’ai rien. Cependant, je vais devoir rester en observation encore cette nuit. D’ailleurs, Charlotte me prépare un lit.

Ludovic a subi des examens identiques aux miens. Sauf qu’il n’a pas repris connaissance. Je fonce à son chevet. Alan est en train de lui effectuer une injection. Je lui demande :

— Est-ce qu’il va s’en tirer ?

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