Chapitre 32 Ludovic

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De grands coups frappés à la porte de la cabane me réveillent en sursaut, alors que l’aube pointe à peine. La seule personne capable d’éviter les fils de pêche tendus au sol et reliés aux jeux de boites de conserve est Marko, mais il ne tambourine jamais de cette façon pour se signaler. Je suis donc en alerte maximale et attrape mon glock avant de jeter un œil au miroir accroché au-dessus de l’entrée, qui projette l’image des arrivants par la fente minuscule en haut du battant. Merde ! Le reflet me renvoie une forme sombre, ce qui me fait comprendre que cette ruse est éventée de l’importun qui colle son visage à la rainure dans le bois. J’enfile un jean et décide d’ouvrir alors que les coups redoublent, bien que je sois à demi nu, et qu’Evie s’habille en hâte. Les seules autres personnes qui maîtrisent les pièges de la cabane ne peuvent être que mon grand-père ou mon oncle, ce que l’intrus confirme :

— Ludovic, c’est Roman Staveski. Tu es là ? crie en français une voix masculine que je ne connais pas.

Dès que j’enlève la barre de force, l’homme pousse la porte, entre sans faire attention au glock chargé que je pointe sur sa tête, suivi d’un deuxième type. Je baisse mon semi-automatique à l’instant où que je comprends qu’ils n’ont pas d’intention hostile, du moins pour le moment, et la coince dans mon jean. Evie me rejoint, l’air pâle, sans doute à cause de mon accueil armé. Je les dévisage sans rien dire, car ils ne sont pas les bienvenus. Les deux importuns ont soixante ans environ, et sont vêtus de manteaux de cuir doublés de fourrure. Une chapka leur ceint la tête, ils portent des pantalons chauds et des bottes qui leur permettent de circuler dans la neige poudreuse.

Roman Staveski est le frère ainé de mon père, que je rencontre pour la première fois de ma vie. Je devine que l’autre doit être Levan, le fils de Georgio.

— Qu’est-ce que tu fais là, je demande sèchement en géorgien, car je suis en colère qu’il débarque sans prévenir et qu’Evie assiste à cette rencontre.

— Tu parles notre langue, apprécie mon oncle en répliquant dans la même langue. Je te présente Levan, le fils de Georgio, notre cousin. Qui est ton amie ?

Je ne réponds pas et reste impassible, car je marque ainsi mon hostilité. Cependant, les traditions géorgiennes impliquent que je dois accorder l’hospitalité à ces hommes, et je décide de me montrer poli, dans le cas où leur présence aurait à voir avec la situation préoccupante des attaques terroristes. Je leur fais signe de s’installer, prie Evie de remplir la bouilloire d’eau et de raviver le feu du poêle afin de faire du café. Evie me regarde d’un air interrogateur, mais comme elle est intelligente, elle s’exécute sans faire d’histoire. Elle a aussi entendu que mon visiteur s’est présenté en temps que Roman Staveski et doit se douter qu’il s’agit de mon oncle devenu garde du corps à Tbilissi. De mon côté, j’amène deux chaises supplémentaires, et débarrasse les pièces de la radio toujours étalée sur la table.

Roman et Levan s’installent. Ils ôtent leurs manteaux et leurs chapkas. Je distingue un renflement discret sous leur veste de costume gris, qui m’informe qu’ils sont tous deux armés. Evie apporte la bouilloire que je vide au-dessus d’un filtre rempli de café, puis en sert une grande tasse à chacun d’entre nous.

— Je suis heureux de te rencontrer, me dit Roman en français, puis il se tourne vers Evie. Mademoiselle, je suis Roman Staveski, l’oncle de Ludovic, et voici Levan, le fils de Georgio.

— Ravie de faire votre connaissance, répond Evie avec un sourire poli. Je suis Evelyne Riviera, infirmière à Terre et Humanité.

— Une infirmière ici, à Ouchgouli, c’est une bénédiction pour le village, commente Roman avec emphase. Il traduit l’échange à Levan, qui hoche la tête pour approuver, avec un grand sourire et des yeux chaleureux.

Leurs regards sont bienveillants, ils paraissent être deux grands-pères inoffensifs, ça fait froid dans le dos lorsqu’on sait qu’ils ont intégré la mafia russe. Il n’y a en réalité rien d’innocent chez ces deux hommes. Quand on devient un Vor, c’est qu’on a prouvé qu’on est capable des pires crimes pour la pègre. La présence de ces deux-là m’inspire beaucoup de méfiance, même si tous deux font partie de ma famille à des degrés divers. Si mes renseignements sont corrects, c’est la première fois qu’ils reviennent à Ouchgouli depuis quarante ans. Je me demande ce qui les amène. De toute évidence, mon oncle a encore des liens avec le village, puisqu’il savait précisément que je loge ici en ce moment.

Evelyne sirote prudemment quelques gorgées de café chaud, puis se lève.

— Messieurs, je vous laisse entre vous. Je vous souhaite une bonne journée.

Elle se dirige vers son manteau pour le revêtir et je le reconduis dehors. Je l’enlace tendrement, l’embrasse passionnément et lui remets le glock que j’ai à la ceinture.

— Je préférerais te raccompagner chez toi. Prends ce pistolet, et fais attention à toi.

— Toi, fais gaffe à toi, me répond-telle, l’air soucieux. J’ai vu qu’ils sont armés, tu devrais garder ce flingue avec toi.

— Si Roman avait eu des intentions hostiles, il serait entré dans la cabane pendant que nous dormions. Je ne risque rien.

Evie me prouve encore une fois à quel point c’est une femme intelligente. Sans connaître mon oncle, elle pressent l’homme dangereux, et s’inquiète pour moi.

— OK, acquiesce-t-elle. On se voit ce soir, ou tu es de garde ?

— Je passerais au dispensaire un peu après minuit, je lui murmure tendrement, en restant volontairement vague, car je dois aussi m’assurer de la sécurité d’Ouchgouli. C’est le 31 décembre, et même si j’ai interdit la manifestation publique prévue à l’auberge, il n’y a pas de couvre-feu instauré qui empêcherait les villageois de circuler. Il est probable que chaque ferme allume un brasero devant chez elle, et que la population se déplace d’une maison à une autre afin de boire un verre et discuter avec leurs amis. C’est une tradition séculaire en Géorgie. Je peux prévenir un rassemblement, mais le passage de groupes d’individus devrait être gérable, car cela se fera à l’intérieur du hameau, entre les habitants. Enfin je l’espère.

Evie se hausse sur la pointe de ses pieds pour m’embrasser la joue et les lèvres une dernière fois, alors qu’elle a rangé le glock dans la poche de son blouson. Je la regarde s’éloigner, puis rentre rejoindre mon oncle et son garde du corps et bras droit. Même si je connais peu les habitudes des Vory v Zakone, je sais que leur venue ici n’est pas fortuite.

Les deux hommes boivent leur café sans rien dire, se contentant d’observer ce qui les entoure. Puis Roman énonce :

— Cet endroit est plein de souvenirs pour moi. Quand j’étais jeune, ton père et moi dormions sur la mezzanine, là-haut, dit-il en désignant la plate-forme recouverte de poussière qui occupe l’angle supérieur de la cabane.

On y accède par la trappe au-dessus de l’armoire, et j’y ai moi aussi couché quand j’étais adolescent et que je venais en vacances, mais je me garde de donner cette information inutile à mon oncle. Roman parle de nouveau en géorgien, ce qui me confirme que Levan est très proche de lui, je suppose.

— Tu ressembles beaucoup à ton père, tu sais ? remarque Roman.

Cela me flatte et me fait plaisir, mais je me méfie de lui comme d’un étranger, un étranger mafieux, qui plus est.

— Qu’est-ce qui t’amène ici ? je repose la question.

— Je suis venu prendre des nouvelles des gens du village. J’ai entendu parler de l’attentat. Je suis peut-être très occupé, mais je suis aussi soucieux de la situation. Je suis venu t’informer que je vais m’installer à l’auberge d’Ouchgouli quelque temps.

— Donc tu savais que j’habite là ? je demande, sans croire qu’il va me répondre.

— Ludovic, tu es mon neveu, et ma seule famille, car je ne me suis pas marié. La femme que j’aimais, Irina, a épousé un autre homme, elle ne voulait pas quitter Ouchgouli pour me suivre. Je n’ai jamais chéri personne à part elle. Alors je veille sur elle, de loin. Le maire est mon ami d’enfance, il me tient au courant des événements. J’envoie de l’argent pour aider les gens s’il y en a besoin. Aujourd’hui, je suis très inquiet, je ne comprends pas pourquoi un attentat a eu lieu dans un tout petit village en plein milieu du Caucase. Cela fait longtemps que les chemins de contrebande ne passent plus, contrairement à ce que Georgio croyait quand il a appelé Levan pour lui demander l’autorisation de te donner l’emplacement des grottes.

Cela fait beaucoup d’informations d’un coup, et j’avale quelques gorgées de café afin de me laisser le temps de digérer tout cela. Mon oncle semble me dire au moins une partie de la vérité, à savoir qu’il est inquiet. Il n’est vraisemblablement pas mêlé à ces attentats, bien que pour le moment je préfère réserver mon jugement définitif. Comme Roman ne peut s’installer ici puisque j’y vis, c’est logique qu’il aille à l’auberge, tenue par Irina, l’amour de sa jeunesse. Le gîte est aussi le quartier général de la garde et de la défense du village, mon oncle sera donc aux premières loges pour s’informer sur la situation et des mouvements de mon groupe armé. Son arrivée et celle de Levan bousculent la distribution des cartes, je vais devoir m’adapter. Je décide de jouer franc jeu dans une certaine mesure, mais je dois d’abord réfléchir.

— Je suppose que tu seras d’accord pour m’aider à localiser les cavernes ?

— Bien sûr, m’affirme-t-il. Les grottes et les lieux inhabités de la région. Tu dois questionner le but de ce terrorisme ici, et comment un groupe d’hommes peut survivre en plein hiver dans les montagnes du Caucase. La réponse à ces deux questions est la clé de tout.

Je soupire. Comme si cette évidence ne m’avait pas traversée. Roman est-il imbu de lui-même au point de me sous-estimer ? Enfin peut-être pourra-t-il nous aider, je ne dois rien négliger ni le sous-évaluer moi non plus.

Les deux mafieux se lèvent alors que le soleil est bien installé. Il est environ huit heures et demie et la journée promet d’être belle. Je leur donne rendez-vous en fin de matinée à l’auberge, parce qu’Aleksander et Marko seront présents. Je veux les présenter à mes hommes, il ne doit pas y avoir de confusion possible avec les terroristes. Ils repartent par le chemin piéton, ils ont dû laisser leur véhicule sur la route principale.

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