Chapitre 33 Ludovic

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Je respire profondément en les regardant s’éloigner, puis rentre chez moi. Ces derniers temps ont été éprouvants à tous les points de vue. Je n’ai pas pu empêcher l’attentat commis à l’auberge il y a dix jours, et Evie et moi avons failli mourir par le piège des terroristes. Evie hante mon quotidien de multiples manières : je crains sans cesse qu’elle ne se fourre dans les ennuis, elle absorbe mes pensées dès que j’ai un moment, et voilà qu’elle pénètre mon intimité de la façon la plus charmante qui soit. Je n’ai pas réussi à la faire fuir, bien au contraire. Hélas pour moi, je suis plus que ravi de la tournure des événements entre elle et moi. Par-dessus tout cela arrivent deux mafieux présumés, dont l’un est mon oncle. Je décide de téléphoner à l’État-major de l’OTAN, car j’ai une connaissance qui pourrait m’obtenir des renseignements très rapidement sur Roman Staveski et Levan Kapanadze. Mon contact me répond de suite, il me rappelle dès qu’il a quelque chose.

Si je réfléchis à cette visite surprise, qu’est-ce que cela m’apprend ? Mon oncle me prouve qu’il peut s’introduire chez moi quand il le souhaite, sans que je m’en rende compte. Il est armé et ne s’en cache pas, il montre donc ouvertement à quel point il est dangereux. Il m’informe qu’il a des liens étroits avec le maire du village, et qu’il a laissé l’amour de sa vie ici, il y a plus de quarante ans. Et encore, que les routes en provenance de Koutaïssi, bloquées par la neige, ne l’empêchent pas de venir à Ouchgouli. Si j’en crois ses dires, les contrebandiers n’utilisent plus les grottes pour entreposer des chargements illicites dans cette région de montagne. Cette dernière information ne me surprend pas, c’est le contraire qui m’aurait étonné. La géopolitique est maîtresse des chemins suivis par les bandits. Et aujourd’hui, qui peut avoir le besoin d’emprunter des sentiers qui passent à plus de trois mille mètres d’altitude pour franchir les frontières ? Il suffit d’acheter les douaniers.

Afin de faire le point tranquillement, je décroche l’échelle du mur pour négocier le ménage de la mezzanine. Rien de tel qu’un coup de propre pour réfléchir. J’ai horreur du désordre, comme tout militaire, mais j’ai aussi conscience de ne pas avoir eu envie de briquer l’étage, car je n’en voyais pas l’intérêt jusqu’à présent. Aujourd’hui Evie paraît vouloir essayer une relation avec moi, malgré les événements traumatisants des derniers jours. En grimpant à l’échelle, je constate que tout est recouvert d’une épaisse couche de saleté. J’en ai pour une heure à frotter tout ça. Je redescends m’équiper d’un balai et m’attelle à la tâche. Dès que le sol est débarrassé de sa poussière et le plafond de ses toiles d’araignées, je passe la serpillière. Il me faut bien changer l’eau trois fois avant d’être satisfait du résultat. Puis je vire les draps du lit deux places qui trône au milieu de la mansarde. Je les laverais plus tard, j’ai d’autres chats à fouetter. Pendant que j’astique ce qui sera le lieu où je vais débaucher mademoiselle Riviera, je raisonne.

Les terroristes qui ont attaqué Ouchgouli ne sortent pas de nulle part. Ils peuvent arriver d’Iran et d’Irak, et seraient le reste de l’armée en fuite de DAESH. Mais ils peuvent provenir d’ailleurs, car il y a des extrémistes partout dans ce coin de la planète. Les dernières décennies ont vu les révoltes d’islamistes radicaux, mais aussi de musulmans simplement excédés par les exactions russe. Les nations au nord du Caucase, y compris l’Abkhazie séparatiste, sont toutes de croyance mahométane. La Tchétchénie, le Daghestan, l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan sont soumis par les Russes. Au sud, la Turquie et l’Iran, ont une tolérance plus ou moins grande pour le radicalisme religieux. Plus à l’est, les talibans en Afghanistan, et au Pakistan abritent des terroristes. Par chance pour l’Occident, les extrémistes ne sont pas sur la même longueur d’onde entre eux, et ont des degrés divers dans leur radicalité. Il y a ceux qui ne souhaitent pas la guerre avec les étrangers, ceux qui exigent la guerre sainte, et ceux qui veulent faire le Jihad mais aussi exterminer tous les musulmans qui ne sont pas d’accord avec eux. Comme je n’en sais pas plus pour l’instant, je me prépare pour rejoindre le QG de la salle de l’auberge pour y retrouver mes lieutenants. Peut-être auront-ils du nouveau. Cet après-midi, un groupe doit explorer l’avant-dernier secteur du camembert fictif autour d’Ouchgouli. Ces secteurs sont tous dans un rayon à deux heures de marche du village. Je ne suis pas étonné que nous n’ayons rien découvert jusqu’à présent, sauf que pour des terroristes étrangers, ils semblent bien cachés. On dirait qu’ils connaissent la région comme leur poche, ils ont probablement un appui logistique sur place. Nous allons devoir organiser des fouilles chez la population si nous ne trouvons rien. Cela me déplaît profondément, mais je ne vais pas avoir le choix. En premier lieu, je vais tout de même assigner un homme aux basques de Roman, car je n’ai pas confiance dans l’explication qu’il donne à sa venue.

J’arrive à l’auberge vers dix heures trente. Je croise Irina, qui a l’air bouleversée, sans doute par le retour de son amour de jeunesse mafieux au pays. Il n’a pas dû la prévenir avant. Je lui demande de convoquer mon oncle seul, dans la chambre qui me sert de bureau lorsque je suis ici.

À mes yeux, il est un assassin bien qu’il soit de ma famille. Je connais son existence, mais sais peu de choses sur lui, à part qu’il est parti travailler à la capitale et a intégré la mafia. À partir de cette date, il est devenu un homme mort pour mon grand-père et mon père. Ce sujet était tabou, même après le décès de mon père. Quand j’y pense, les deux frères n’auraient pas pu être plus dissemblables. L’un a évolué comme criminel tandis que l’autre a épousé la loi.

Que se passe-t-il dans la tête d’un homme lorsqu’il décide de vouer sa vie à l’illégalité, à la brutalité, au meurtre ? Je suis de même un tueur. Au service de la paix. Cela fait-il de moi un être différent de ceux qui choisissent d’appartenir à la pègre ? D’ailleurs qu’est-ce que la mafia ? Des organismes criminels. Des sociétés dans la société. Il y a la mafia russe, l’albanaise, mais aussi l’italo-américaine, et la japonaise. Sans compter la triade chinoise, les cartels mexicains, et les groupes terroristes. Partout où il existe des voyous prêts à commettre les pires exactions, il y a une mafia pour les accueillir en leur sein. Elles ont en commun d’être administrées par des dirigeants extrêmement puissants, hiérarchisés quasi militairement. Le chef suprême a beaucoup de pouvoir et énormément d’influence. Il a des lieutenants, eux-mêmes à la tête de bandes qui rackettent, pillent, enlèvent des êtres humains, les tuent parfois, les vendent, commercialisent leurs organes, trafiquent de la drogue et des armes, blanchissent de l’argent, organisent les réseaux de prostitution et d’émigration. Chaque mafia est spécialisée dans une ou plusieurs branches. Rien ne leur échappe. Dès qu’il y a un bizness juteux à faire, elles sont là.

La mafia russe, les Vory v zakone, les voleurs dans la loi, est née dans les goulags de Staline en 1930. Aujourd’hui, les gamins des rues des années soixante-dix, dont fait partie le président russe, se sont mués en chefs d’entreprises respectés et puissants. Ces oligarques ont commencé en rançonnant les commerçants au nom de leur protection, ont éliminé les leaders des bandes rivales, et surtout ont su racheter les parts des sociétés russes lors de leur passage au capitalisme. Les plus malins sont devenus aussi les plus redoutables, de la façon la plus légale qu’il soit. Ils ont ensuite infiltré les lieux du pouvoir, finances, politiques, justices. Quels qu’ils soient, ils sont intouchables, sauf par le président russe lui-même.

Quelle place a Roman dans cette hiérarchie ? Car la mafia russe ne s’est pas contentée de rester sagement en Russie. Ses tentacules se sont installés partout en Europe où la mafia italienne et corse ne se trouve pas.

Dès qu’Irina frappe à ma porte pour me signaler que mon oncle est là, j’inspire un grand coup afin de garder mon calme. Malgré moi, je lui en veux de nous avoir abandonnés, d’avoir choisi une vie criminelle qui l’a éloigné de nous.

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