Chapitre 34 Ludovic

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Il entre. Nous nous faisons face silencieusement, je m’efface pour le laisser passer. Il m’observe et je le détaille de nouveau avec la même incrédulité qu’au lever. Son regard est mon reflet dans un miroir. Bleu, glacial, inexpressif, cruel. Trente années nous séparent, qui n’altèrent en rien notre ressemblance. Nous avons les yeux identiques, mais aussi le nez, le front, les pommettes hautes et saillantes, la même mâchoire. Il y a d’autres sujets à considérer que celui qui me taraude, mais je ne peux m’empêcher de lui poser cette question depuis que je l’ai vu ce matin.

— Pourquoi ?

Il me contourne, va s’asseoir dans le siège face à mon bureau, lequel sert d’habitude à Marko lorsqu’il me fait ses rapports. Je ne le quitte pas du regard, comme s’il s’agissait d’un cobra dressé devant moi. Ce qu’il est, après tout.

Mon interrogation ne le désarçonne pas, il doit s’y être préparé.

— Pourquoi suis-je parti d’ici, ou pourquoi suis-je revenu ? me demande-t-il d’une voix posée, d’un ton qui en dit long sur son habitude du commandement.

— Les deux, je grogne.

— Je vais commencer par le début. Pourquoi ne t’assoirais-tu pas ?

Je fais un signe négatif, croise mes bras dans un défi puéril, et reste à ma place. Cela l’oblige à tourner sa chaise vers moi.

— J’ai quitté le village quand j’avais vingt ans, car il n’y avait pas d’avenir pour moi à Ouchgouli. Je me suis d’abord rendu à Koutaïssi où j’ai trouvé un emploi comme vigile pour un concessionnaire de voitures. Cela ne payait pas vraiment, alors je me suis mis à parier de l’argent. C’était prohibé, à l’époque. Tout était interdit par le régime. Mais cela n’empêchait pas les gens de spéculer secrètement. J’ai fait connaissance du videur d’un tripot clandestin de luxe, qui m’a invité sur son lieu de travail. Le bar de la Chance. Ce que j’ai vu a modifié ma perspective de la vie. De grosses sommes étaient jetées cash sur les tables de black jack. L’équivalent de deux ou trois mois de mon salaire changeait de mains en quelques minutes. Il y avait des Russes, mais aussi des notables Géorgiens qui enchérissaient avec l’occupant. J’ai vite compris que les apparatchiks, les riches en URSS, payaient grassement pour les produits de standing de l’époque, acheminés en contrebande en Russie. Comme je n’avais pas assez de liquidité pour miser à leurs tables, j’ai quitté mon emploi pour me rendre à la capitale, à Tbilissi. Pourrais-tu m’apporter un verre d’eau, s’il te plaît ?

Je me dirige vers le buffet contre le mur afin de prendre une carafe et deux verres. Je sens que son histoire va être longue, aussi je nous sers, et m’asseois à ma place derrière le bureau, ce qui oblige Roman à exécuter un demi-tour avec son siège. Il me regarde et sourit en levant son verre.

— Gaumarjos, à ta santé. L’eau, ça fait rouiller le fer, mais ça renforce le guerrier, non ?

Il prend soin de lui. C’est vrai qu’il a l’air svelte sous son pull à col roulé. Le poids des ans ne paraît pas l’incommoder. Il a quelques rides à peine marquées autour de ses yeux et de sa bouche. C’est un ascète, probablement un sportif. Ce constat confirme que mon oncle est dangereux.

— Je suis donc parti à Tbilissi, reprends Roman avec un talent de conteur. Si j’offrais mes services de garde à celui qui saurait me payer convenablement, je pourrais à mon tour miser de l’argent sur les tables de jeu. J’espérais faire fortune.

Il avale une gorgée d’eau, l’air pensif.

  • J’ai trouvé un employeur quelques semaines plus tard, après avoir sillonné la ville pour repérer les quartiers mal famés, les bars clandestins, et ainsi entrer en contact avec le rabatteur qui m’a présenté mon futur patron.

Roman fait de nouveau une pause, contemple autour de lui et par la fenêtre, qui donne sur la cour de l’auberge. Puis il braque son regard dans le mien et déclare :

— Quelle que soit l’opinion que tu as de moi, nul homme sur cette terre n’est tout noir ou tout blanc. J’ai commis beaucoup de crimes. Je ne suis pas un saint. Mais je prends soin de ceux qui sont sous ma protection.

Je ne peux m’empêcher d’ironiser.

— Tu parles de la protection qui consiste à racketter les gens ?

— La loyauté mérite d’être récompensée, répond-il.

— Finis ton histoire, je jugerais après, je soupire, car ma patience est mise à l’épreuve.

Je souhaite le connaître tout en redoutant d’entendre ce qu’il va m’apprendre. Je dois m’obliger au calme pour ne pas sortir ce serpent de la pièce et le renvoyer d’où il vient. Je dois d’abord savoir s’il s’agit de mon ennemi ou pas.

— Le type qui m’a engagé était un caïd de la pègre géorgienne qui travaillait pour les Russes. Si j’étais d’accord pour exercer du racket, du chantage et des représailles musclées, j’étais son homme. Très vite, j’en suis venu à procéder à des enlèvements et à des meurtres commandités par des gens peu recommandables. J’ai rapidement excellé dans ces domaines. J’étais né pour cela. J'aimais terroriser des commerçants ou des industriels pour leur soutirer de l’argent en contrepartie de leur sécurité. Cela m’allait comme un gant.

Roman fait une pause, comme pour réfléchir. J'essaie de rester impassible tandis que le dégoût me gagne.

  • La ville est passée sous ma coupe en trois ans, poursuit-il. Puis je me suis affranchi du Géorgien pour traiter directement avec les Russes. Quand l’URSS s’est effondrée et que la Géorgie a regagné son indépendance, j’ai acquis des parts dans plusieurs entreprises. Je suis devenu un vor. J’ai acheté des actions dans une banque, des bijouteries et des boutiques d’antiquités, parce que je m’intéressais à l’art. Comme je ne voulais pas tout miser dans le même panier, je me suis aussi engagé dans les mines, car le marché de l’énergie allait s’envoler.

Roman boit une gorgée d’eau, tandis que je prends la mesure de sa puissance.

— N’as-tu aucun regret ? je demande, curieux de saisir son essence profonde.

— Aucun, affirme-t-il tranquillement.

— Tu me dis que tu reviens, car tu te soucies des habitants et d’Irina, mais est-ce bien la vérité ?

— Je n’ai aucun remords, car j’ai mené ma vie telle que je la rêvais, à l’abri du besoin. À quoi me serviraient le repentir ? J’ai pu aider le village à chaque fois que cela a été nécessaire. Comment crois-tu que les gens survivent ici, depuis l’indépendance ? L’URSS redistribuait des biens, mais ensuite le gouvernement a dû s’adapter aux règles du nouveau marché. Cela a pris du temps. Des milliers de personnes se sont retrouvées dans la misère. C’est pourquoi beaucoup de jeunes hommes ont intégré le grand banditisme. Ils n’avaient pas d’autre option. Tout comme les Russes. Chacun s’est débrouillé comme il l’a pu.

Son apostrophe m’apporte un éclairage neuf sur ses motivations. Pour échapper à la pauvreté, mon oncle s’est transformé en criminel. Il a décidé de payer le prix lié à son engagement et n’a jamais revu son père et son frère. Son choix était amoral, mais cela lui est indifférent. C’est la distinction entre lui et moi.

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