Chapitre 41 Evie

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Une dame entre deux âges, les cheveux gris nattés défaits en mèches grasses tombant autour de son visage ridé, s’approche de notre groupe. La posture voûtée par le désespoir et le labeur, elle s’adresse au père de Nino. Je ne comprends pas sa supplique qui s’étouffe dès que la réaction de son mari claque comme un coup de fouet. L’épouse reçoit la réponse sans rien dire, et s’en retourne d’où elle vient. Sans connaître sa demande, je la prends en pitié. Il doit s’agir de la mère de Nino. Pas un mot de réconfort, pas un geste de tendresse, cela m’émeut. La vie de ses femmes est rude. Ludovic a observé la scène sans mot dire. Son absence de compassion à l’égard de cette mère me déçoit, même si je comprends de façon obscure qu’il doit dissimuler ses sentiments pour se faire obéir. Les hommes sont des loups. S’ils détectent la faiblesse, ils essaient de s’emparer du pouvoir. Un chef de guerre le sait mieux que quiconque.

Les équipes se forment autour des trois militaires.

Le père et le frère de Nino montent dans la camionnette conduite par Aleksander, pour rejoindre l’auberge avec Marko. Le reste des gars part à pied.

J’observe une dernière fois les maisonnettes de pierre aux volets défraîchis, les barrières de bois cassées par la neige et le vent, puis emboîte l’allure derrière le groupe, qui m’ignore. La cadence est rapide, je dois presque courir pour les suivre. Heureusement que je sais allonger mes pas comme si j’étais une des leurs. Avoir rôdé seule dans les rues de Lyon le soir, pour mieux connaître la ville pendant mes études d’infirmière m’a au moins appris une chose : si une jeune femme souhaite ne pas se faire importuner à chaque carrefour, elle doit adopter une attitude aussi virile que possible. Pas de jupe ou de talons, trop féminin. Un jean, des baskets et une capuche afin de dissimuler ma coupe de cheveux. Une posture assurée, la démarche masculine est chaloupée, la foulée est longue. Il ne m’a fallu que peu de temps pour intégrer cette façon de me rendre invisible. Éviter les rencontres désagréables d’hommes titubants et paumés. Aujourd’hui, cela me sert bien. Je passe inaperçue.

Une demi-heure après, nous atteignons l’endroit où la piste qui mène au hameau musulman se sépare de la route qui va dans la combe. Ce n’est pas très loin de l’embranchement en direction de la ferme où vit Chanoune et ses parents. Ludovic, suivi du père d’Alexandrina et moi, nous engageons dessus, tandis que les autres descendent ensembles jusqu’à la vallée.

Le chemin est tout juste large pour un seul véhicule. Encadré de sapins immenses, le sentier est à l’ombre constamment. Chaque passage creuse des ornières qui sont pour l’heure sculptées de glace. C’est dans ce hameau que vit le couple âgé que la tournée visite. Chacune de nos consultations constitue une épreuve de dérapage au retour, surtout dans les nombreux virages. Malgré mon expérience des terrains enneigés, j’appréhende lorsque le pick up descend en glissant sur les bas-côtés. Il faut avoir l’habitude pour ne pas se renverser.

La pente est raide, nous mettons plus d’une demi-heure pour parvenir à pied au replat sur lequel se trouve la première ferme, dont je ne connais pas les propriétaires, ne les ayant jamais vus.

Deux types sortent de l’arrière de la maison, ils viennent à notre rencontre. Je reconnais immédiatement les manteaux de fourrure de l’oncle de Ludovic et du fils de Georgio. Que peuvent-ils bien faire ici ?

Roman s’adresse en géorgien à Ludovic, qui me traduit :

— Ils ont découvert la dépouille d’un homme, égorgé dans son salon. Reste-là !

Mon cœur s’emballe, saisi d’effroi. Les événements sombres s’enchaînent, et nous sommes incapables de les endiguer.

Malgré la recommandation de Ludovic à l’égard du père d’Alexandrina, celui-ci emboîte le pas à Ludovic, qui suit Roman et Levan, comme pour une visite guidée des lieux. Bien sûr j’en fais autant.

Ce qui me frappe le plus quand je franchis le seuil de la fermette, c’est l’odeur puissante de l’hémoglobine. Je retiens un haut-le-cœur et remonte mon écharpe sur le nez. J’aperçois un homme étendu sur le dos à même le sol dans la pénombre d’une pièce aux volets à demi fermés, la gorge ouverte dans une béance incongrue. Le corps d’une personne adulte contient environ sept litres de sang. Le sien est répandu dans une large partie de l’entrée, alors qu’il s’est arrêté de vivre au pied de sa table basse. Les pulsations du cœur, qui a continué de battre quelques instants après le coup de grâce, ont aspergé le sol, les murs et la porte. Nous piétinons dedans, malgré nous. Je fixe la plaie au cou de l’homme étendu à terre sans pouvoir détacher mon regard. L’immobilité de ses yeux, la rigidité du corps m’indique sans nul doute qu’il est mort depuis longtemps. Son expression, rictus dessiné pour l’éternité, reflète l’horreur brutale dont il a été victime. Son épiderme exsangue est tendu comme s’il était parcheminé. Il n’est nul besoin que je prenne son pouls. C’est un homme à la peau légèrement mate, probablement un musulman, car il porte un kami. Mais de quelle origine ? Turcs, Arméniens, Caucasiens du Nord ne sont pas nombreux ici, mais vivent en harmonie avec les Svanes. Peut-être même est-ce un Abkhaze qui n’a pas quitté sa maison après la guerre pour l’indépendance en 1992.

Le salon est la pièce maîtresse de la ferme, si j’en juge de sa taille par rapport à l’extérieur. Des sofas s’alignent le long des deux murs, face à un coin cuisine où trône le poêle et une table en bois avec quatre chaises. C’est petit, mais confortable, même si le ménage laisse à désirer. De la poussière couvre les rayonnages des étagères qui supportent quelques ustensiles. Comme si cet homme habitait seul. Comme s’il n’avait personne avec qui partager son quotidien et qu’il se contentait du minimum. Pourtant j’observe deux malles de vêtements et surtout un sac à dos de collégien dont les livres de cours débordent. Par terre un tapis persan élimé est surmonté d’une table basse sur laquelle traînent quatre tasses de thé et une bouilloire, preuve que des invités ont été reçus avant le drame. Soudain, j’aperçois un bout de textile qui dépasse, et machinalement je m’approche pour aller le ramasser.

— Ne touche à rien, m’intime Ludovic sèchement, comme il sait si bien le faire.

Cela m’énerve brièvement, mais je n’ai pas le temps de me plaindre. Le père d’Alexandrina, qui a suivi mon mouvement du regard à lui aussi vu le morceau de tissu et se met à crier. Son agitation soudaine me fait comprendre qu’il reconnaît de suite le foulard qu’il retire de sous la table basse. Quand il prononce le prénom d’Alexandrina, je n’ai plus de doute, la jeune fille s’est bien trouvée ici. Mon cœur se serre d’effroi, je respire mal. Si les deux adolescentes sont venues, où sont-elles à présent ?

Le père suit le même raisonnement que moi et hurle en géorgien. Ludovic l’attrape par le bras et le force à croiser son regard, lui parle distinctement en détachant chaque syllabe de cette belle langue. Sa solennité est telle qu’il se calme. Cela ne sert à rien de perdre les pédales, il va falloir recueillir plus d’indices. Je me mets immédiatement à scruter autour de moi, notant qu’un fusil devait être accroché au-dessus de la porte et n’y est plus, le râtelier est vide. Je réalise aussi que l’homme assassiné a essayé de se défendre, car il tient dans sa main une petite lame, sur laquelle il me semble apercevoir un peu de sang. D’un coup l’odeur m’insupporte, je quitte les lieux, laissant Ludovic et le père meurtri chercher d’autres traces des gamines. Je retrouve Roman et Levan qui sortent de l’étable contiguë à la ferme.

— Il n’y a plus rien là-dedans, m’apostrophe l’oncle de Ludovic. Plus de cheval ni de poules, rien !

— Vous étiez proche de lui ? je demande par politesse.

— Non, me répond-il avec une certaine véhémence. Mehrab Baktou n’était pas mon ami. Je le connaissais. J’ai fait des affaires avec lui à Tbilissi, il y a quelques années. Je savais qu’il était rentré au pays, je venais prendre de ses nouvelles.

Drôle de coïncidence d’être arrivé pour découvrir son cadavre, mais je préfère ne pas relever. Je n’ai pas envie de me faire un ennemi de cet homme craint et puissant.

— Il n’avait pas de femme, je demande, histoire de me renseigner sur le macchabée.

— Je ne crois pas. Son épouse est morte en mettant au monde son fils. D’ailleurs, il est où ce gosse ? J’ai trouvé son sac d’école dans la maison. Le garçon s’est peut-être enfui chez ses grands-parents. Je vais aller voir.

Levan accompagne Roman en direction de la deuxième fermette, plantée quelques centaines de mètres plus loin en plein sud, bien exposée au soleil. C’est la demeure du couple âgé que nous allons visiter lors de la tournée. J’espère que l'adolescent est là-bas, et que tout le monde va bien.

Ludovic sort, suivi du père d’Alexandrina.

— Les gamines sont venues ici. Elles ont menti à leurs familles, mais pourquoi ? Pas de trace de leur carriole ni de l’âne, observe-t-il.

— Je n’ai pas été voir l’écurie, mais ton oncle l’a fait. Il a dit qu’il n’y a plus d’animaux dedans.

— Je pense que cette affaire est liée à nos terroristes djihadistes. Ils sont aux abois. Ils sont à la recherche de femmes et de matériel. Tout est bon, les gamines, les ânes, les poules, les lapins. Ils doivent crever la dalle, planqués quelque part. Mais pourquoi s’attaquer à cette région ? Je ne comprends pas. Il n’y a pas de pétrole, rien qui puisse les intéresser stratégiquement, fulmine Ludovic d’une voix rauque, et dont le regard est plus sombre que jamais.

— Koutaïssi va envoyer des enquêteurs, je demande, en pensant au sang que nous avons désormais tous sous nos chaussures. S’il y a eu les traces des meurtriers au sol, elles sont dorénavant entremêlées aux nôtres et difficiles à relever.

— Sans aucun doute, répond Ludovic. Mais dans combien de jours ?

— Pourquoi mettraient-ils du temps à arriver ? j’interroge.

— L’administration est différente, ici. Il va aussi falloir qu’ils trouvent un hélico, et il se peut que cela prenne un moment.

— Du temps, les gamines enlevées n’en ont pas ! je m’énerve.

— Ça, ça va être à moi de m’en occuper. Et pour l’instant, la seule piste que l’on ait, c’est de questionner tout le monde. Les amies des filles, les voisins de cet homme.

— Roman le connaissait ! Il s’appelait Mehrab Baktou. Ton oncle est parti interroger les personnes âgées qui vivent de l’autre côté du plateau. Ils ont pu recueillir son fils. Tu sais, le gamin à qui appartient le sac d’école dans le salon.

Ludovic tressaille imperceptiblement à l’annonce de l’identité du mort. Il a déjà entendu ce nom, je parie.

— Bien sûr, cela explique la présence de Roman ici. Je ne vois pas encore quel rapport il y a entre ce macchabée, mon oncle et les terroristes, mais je le découvrirais. Que t’a-t-il dit d’autre ?

— Il dit qu’il l’a connu à Tbilissi pour affaire, il y a quelques années. Qu’il est venu lui rendre visite. Je trouve ça bizarre qu’il se pointe le jour après son décès, je remarque.

— T’a-t-il demandé pourquoi nous sommes là avec un homme d’Adishi ?

Je prends conscience que ce n’est pas le cas.

— Non, je réponds. Aucune question. Comment pourrait-il être au courant de la disparition des filles ?

— Il m’a avisé qu’il a encore des liens ici, comme le chef du village, avec qui il est ami. Il a pu l’appeler pour l’informer du meurtre, car il a beaucoup d’importance à Ouchgouli, d’après ce qu’il m’a raconté. Il a fait des dons pour rénover l’église, et envoie de l’argent quand c’est nécessaire d’aider une famille dans le besoin. Les Vory sont comme ça. Plus ils sont riches, plus ils se construisent de l’influence par leurs subsides, m’explique Ludovic.

Le père d’Alexandrina revient après avoir contourné la fermette et visité l’étable. Il est sûr d’avoir découvert les poils de son âne à l’intérieur, ce qui confirme que les gamines se sont arrêtées ici, probablement avant le drame. Sont-elles reparties avant ? Sont-elles saines et sauves ? Aucun de nous ne le pense sérieusement.

Lorsque nous rejoignons les Vory chez le couple âgé, nous apprenons qu’ils n’ont rien entendu, pas plus qu’ils ne savent où se trouve Djalil, leur petit-fils, ce qui porte à trois le nombre des disparus. D’ailleurs, j’ai comme l’intuition que c’est lui le père du bébé de Chanoune. Je fais part à Ludovic de mon hypothèse, que je vérifierais dès que j’en aurais la possibilité. Je suis curieuse de découvrir si Chanoune est au courant que Djalil s'est volatilisé.

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