Chapitre 44 Evie

7 minutes de lecture

La situation actuelle revient me percuter de toutes ses forces. Les gamines disparues. Peut-être mortes à cette heure. Ou violées. En une fraction de seconde, je fais le lien. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?

Chanoune est forcément une de leur camarade. Sa transition religieuse est en lien avec le fait que Nino et Alexandrina se sont rendues chez le musulman assassiné.

— Chanoune ! je crie. Elle est peut-être la clé. Elle s’est convertie à l’Islam récemment. Et Alexandrina et Nino ont été chez le père de Djalil. Et Djalil était au lycée à Maestia. Avec les filles.

— Tu as probablement raison. On va y aller. Laisse-moi avertir mes gars.

Ludovic s’installe devant la radio et appelle Marko et Aleksander. Évidemment, je ne comprends pas ce qui se dit, puisqu’il communique en géorgien.

Je me lève et m’habille à mon tour, après avoir fait quelques ablutions frileuses à l’eau froide. C’est chouette une cabane de chasse perdue dans la forêt. Ça permet d’être isolé du reste du monde, de s’offrir des parties de jambes en l’air décomplexées. Mais je me rends compte qu’une douche bien chaude m’aurait réveillé bien plus en douceur. Que l’eau courante est un luxe auquel je ne fais même pas attention tellement j’y suis habituée.

Quelques instants plus tard, nous quittons ce havre de paix pour grimper dans le pick up. Il faut traverser Ouchgouli pour suivre la vallée de l’Ingouri vers le sud-ouest, afin de remonter en direction d’Adishi. Je regarde le dispensaire lorsque nous roulons à proximité, me demande si je n’aurais pas dû appeler Charlotte pour lui dire que je ne rentre pas immédiatement. Je me rassure vite, elle me sait en sécurité avec Ludovic.

Ludovic ne ménage pas son véhicule et le pousse au maximum sur la piste. Son pick up est presque un tank des neiges, il passe partout sans patiner. J’admire sa conduite sportive. Je me sens étonnamment bien avec lui, pourtant je ne le connais que depuis très peu de temps. C’est la première fois que je ressens une si grande proximité avec l’un de mes amants. C’est à la fois agréable et bizarre. Je suis heureuse de l’avoir rencontré, en dépit des circonstances tragiques qui se jouent en ce moment. D’un autre côté, il me semble que ce bien-être ne peut pas durer, comme une sorte de lune de miel qui prendra fin lorsque la mission de l’un de nous deux se terminera. Nous n’avons aucun avenir ensemble. C’est le hasard qui a permis qu’on se connaisse.

Trois mois de pause chez lui et il sera envoyé ailleurs, à un endroit de la planète où il y a peu de chance que j’y sois moi-même. Quant à moi, je n’anticipe pas ce que je ferais dans un an. Peut-être partirais-je dans un pays tropical, pour essayer. J’adorerais naviguer sur des eaux chaudes et bleues, je me vois très bien plonger, surfer, et qui sait quoi d’autre encore ? Notre relation est condamnée d’avance. Je ressens un léger pincement de cœur en pensant à cela, mais je m’interdis de m’épancher davantage, car la seule chose importante, c’est retrouver au plus vite Alexandrina et Nino.

Nous nous engageons enfin sur la piste qui mène chez Chanoune. Je me demande si elle a déjà appris la disparition de ses camarades, et celle de Djalil. Je suppose que les nouvelles sont parvenues jusqu’à elle par le biais de ses parents. Ils doivent aller à l’église le dimanche, et il y a bien dû y avoir une messe ce matin.

Lorsque nous atteignons la ferme, la mère de Chanoune et son père nous attendent sur le pas de leur porte. C’est vrai qu’avec le bruit du véhicule, on nous entend arriver de loin.

Nous descendons de voiture. Vu les visages inquiets qu’ils abordent, je me doute que quelqu’un les a prévenus.

— Gamardschoba ! je lance en géorgien pour dire bonjour.

Ludovic les salue à son tour, puis leur parle. Encore une fois, mon incompréhension de la langue est malvenue, mais je distingue le prénom de la jeune mère et suppose qu’il demande à la voir. Je regrette de ne pas avoir réclamé qu’on s’arrête à Ouchgouli pour savoir si Nina ou Elisso aurait pu se joindre à nous. J’imaginais que Ludovic se comporterait comme l’un d’eux, qui traduit les échanges avec la population afin que nous puissions nous sentir les bienvenus dans ce pays.

Les parents doivent accepter que nous rencontrions Chanoune, car le père va la chercher. Je suis étonnée que personne ne nous fasse entrer, c’est la première fois qu’un habitant ne m’offre pas son hospitalité quand j’arrive. Peut-être que c’est une coutume réservée aux étrangers, et que je commence à faire partie du paysage à présent. Ou alors que ces gens n’aiment vraiment pas l’armée, représentée par Ludovic en treillis et armé.

Ou encore, qu’ils souhaitent protéger Chanoune et Chamil, car ils savent que leur fille fréquente les adolescents de la vallée. C’est juste impossible que Chanoune ne connaisse ni Djalil ni Alexandrina et Nino.

Chanoune vient à notre rencontre, elle serre son bébé éveillé dans les bras. À son regard triste et préoccupé, je saisis qu’elle a eu une conversation très sérieuse avec ses parents, elle est au courant de la disparition des jeunes.

Ludovic lui pose une question. Chanoune répond par la négative. Il tente autre chose sans succès. Se fâche. Rien n’y fait, Chanoune conteste tout en bloc, si j’en crois l’air furieux de Ludovic. J’interviens.

— Que lui as-tu demandé ?

— Désolé, Evie. C’est vrai que tu ne comprends pas. Je voulais savoir si elle était au courant de la situation de ses camarades. Elle affirme que non, mais je suis sûr qu’elle ment. Elle nie toute implication dans les disparitions.

— C’est évident qu’elle n’a rien à voir là-dedans ! Avec son nouveau-né, je l’imagine mal kidnapper ses amies ! Dis-lui que je pense que Djalil est le papa de son enfant.

Ludovic transmet mon assertion. Chanoune pâlit un peu plus, si c’est possible.

— Je voudrais que nous puissions lui causer en privé. Je suis sûre de ce que j’avance, sa réaction me paraît révélatrice. Cependant, elle ne parlera pas devant ses parents.

— OK.

Ludovic prononce quelques mots, et le père acquiesce. Ils nous laissent seuls quelques instants. Je fais signe à Chanoune de me suivre quelques pas, pour que personne n’entende ce qu’elle pourra dire. J’accompagne ma demande du sourire le plus chaleureux possible afin de la mettre en confiance.

— Chanoune, je suis certaine que tu es une très bonne mère. Ton fils aura besoin de son père aussi. S’il s’agit de Djalil, il est peut-être en danger. Ne sais-tu pas où il pourrait être ?

Ludovic traduit mes paroles tandis que je guette la réaction de la gamine.

J’ai raison. Djalil est bien le papa, mais elle ignore où il se trouve. Elle ne l’a pas revu depuis quelques jours, et ne reçoit plus de signaux depuis avant-hier. C’était leur façon de communiquer ces derniers temps. Il faisait briller sa lampe torche par intermittence plusieurs fois le soir, vers dix heures. Elle comprenait ainsi qu’il allait bien et répondait de même. Il suffit que Djalil sorte à une centaine de mètres de chez lui pour que chacun puisse avoir un panorama dégagé qui permet de dialoguer par messages lumineux interposés.

Ludovic prend une voix sévère, mais Chanoune maintient ses propos, elle ne sait pas où se trouve le père de Chamil, et encore moins les filles qui ont disparu.

Ludovic s’énerve, lui parle avec une rage froide qui en dit long sur son inquiétude pour les ados. Chanoune se met à pleurer, mais elle n’a rien de plus à déclarer. Elle s’en retourne dans la ferme, et Ludovic et moi restons seuls dehors. Puis Ludovic sort son talkie-walkie, il appelle Alpha 3, je comprends le mot Adishi. Médusée, je l’interroge :

— Qu’est-ce qui se passe, qui contactes-tu ?

— J’ai demandé à Aleksander de descendre avec les mères d’Alexandrina et Nino, voir si Chanoune n’a toujours rien à leur dire. Peut-être que comme c’est une maman à présent, leur colère saura l’émouvoir un peu plus.

Je n’en reviens pas qu’il ait une idée aussi stupide !

— Et si les pères débarquent avec leurs fusils, tu crois que ça va se passer comment ?! Tu comptes déchaîner la fureur des familles sur ces gens ?

— Bien sûr que les villageois d’Adishi vont arriver armés ! Il est nécessaire que Chanoune ait un choc pour comprendre qu’elle doit arrêter de se taire ! S’il faut la menacer pour ça, je le ferais.

— Tu ne peux pas faire une chose pareille ! Tu ne penses pas qu’elle est assez traumatisée comme ça ?

— Pour l’instant, qu’elle soit perturbée n’est pas important. Ce qui est vital, par contre, c’est qu’on ait des renseignements qui permettent de retrouver les gamines en urgence. Tu te rends compte qu’elles sont certainement violées à l’heure qu’il est ? Si leurs ravisseurs avaient dû les tuer, il ne les aurait pas emmenées. Réveille-toi, Evie !

Il a raison, mais ça ne justifie pas la violence avec Chanoune. Je suis presque sûre que quelqu’un qui pourrait la comprendre saurait tirer les informations que nous voulons.

— Si Chanoune a peur pour sa vie ou celle de son fils, elle ne dira rien, je lui balance.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Coralie Bernardin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0