Chapitre 52 Evie

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Cela fait deux jours que Nino et Alexandrina ont été enlevées. Sauf si elles ont suivi les djihadistes volontairement. Je n’ai cessé de ruminer cette perspective hier soir. Elles se sont converties à l’islam, tout comme Chanoune. Peut-être ont-elles voulu rejoindre les terroristes. Bien que cela soit une possibilité, cela n’exclut pas l’horreur de leur situation présente. Depuis que l’État islamique a été défait en Irak, on sait que les femmes non mariées servent la cause d’une façon bien différente de ce qu’elles avaient imaginé au départ. Elles deviennent les prostituées des combattants, et sont partagées entre les célibataires. Pas de quoi se réjouir.

J’ai aussi beaucoup réfléchi au moyen de rejoindre Djalil, parce que c’est le seul qui puisse m’aider à retrouver les filles. Je ne peux plus compter sur Ludovic, que je n’ai pas revu depuis notre rupture. Aleksander est en poste avec un autre militaire devant le dispensaire. Il a certainement pour mission de rapporter mes faits et gestes à Ludovic. Je dois donc le semer pour récupérer Djalil. Tout est affaire de confiance. Si ce gosse se terre, c’est qu’il y a une bonne raison. À moins que lui aussi ne soit parti rejoindre les terroristes. Je ne le saurais que si je mène des recherches pour le trouver.

La cabane de berger du grand-père de Djalil se situe à plusieurs heures de marche en haute montagne. Pour la localiser correctement, je dois d’abord emporter une carte du Caucase sud et la montrer au vieil homme. En espérant qu’il parvienne à lire un plan. Je décide d’emmener Nina pour rendre visite aux grands-parents. Ensuite elle et moi nous séparerons. Je ne veux pas l’entraîner à la recherche de Djalil. Elle est déjà assez impliquée comme ça. Si je me mets à dos tous les habitants du village, cela ne regardera que moi.

Je charge dans le pick up mon sac de parapente, ainsi qu’un deuxième harnais pour Djalil. J’emporte aussi un dictionnaire d’anglais-géorgien qui appartient à Randy, car il va falloir que je communique avec le môme. J’espère qu’il n’est pas trop nul en langue étrangère !


Nerveuse, Nina est silencieuse. Je me concentre aussi, sur ma conduite. Enfin, presque. Je pense à Ludovic, qui n’a pas tenté de me retenir. Je me suis trompée sur la nature des sentiments qu’il a pour moi. Au lieu de tâcher de s’expliquer, il me fait suivre par Aleksander, qui n’essaie même pas d’être discret, car il nous file à deux cents mètres. Je dois pouvoir le semer. Peut-être devrais-je utiliser Nina comme diversion.

Au lieu de continuer tout droit, je m’engage vers la piste de gauche, qui monte vers l’habitation de feu Merhab Baktou, que je dépasse une demi-heure plus tard. Puis nous arrivons en vue de la maisonnette occupée par les grands-parents de Djalil. Qui sait, peut-être est-il revenu se réfugier chez eux, ou tout au moins leur donner de ses nouvelles.

Je gare le pick up et nous sortons frapper à la porte du couple. Le vieil homme, habillé d’un kami beige, ouvre le battant et nous apostrophe, un fusil à la main :

— Vous n’êtes pas les bienvenues. Que voulez-vous ?

Cet accueil contraste avec les précédents. L’ONG a toujours été acceptée partout, y compris chez eux. Je chasse cette pensée et inspire profondément pour répondre, mais Nina me devance :

— Nous venons voir si vous avez des nouvelles de votre petit-fils. Il a disparu, nous sommes très inquiets, explique-t-elle.

— Chanoune, la maman de votre arrière-petit-fils, est en sécurité au dispensaire, avec le bébé, j’ajoute, et Nina traduit.

Le vieil homme nous scrute intensément, puis nous invite à entrer chez lui. Nous le suivons dans sa cuisine, où sa femme verse de l’eau chaude dans la théière, puis sort des tasses qu’elle dispose. La pièce est vétuste, mais propre, comme à son habitude. La grand-mère nous montre les sièges pour nous faire signe de nous asseoir, avec un pâle sourire sur les lèvres.

— Vous ne venez pas pour mettre Djalil en difficulté, alors, questionne le vieux d’un ton bourru. C’est un bon gamin.

— C’est ce qu’a dit son ancienne institutrice à Ouchgouli, Lamilia, l’apaise Nina.

L’homme passe sa main dans sa courte barbe.

— De toute façon, je ne sais pas où il est, déclare-t-il.

— Je pense qu’il est peut-être parti se cacher dans votre cabane d’estives, j’explique en sortant ma carte des montagnes de la poche de mon sac à dos.

— C’est possible, reconnaît-il.

Sa femme opine de la tête pour montrer son accord et sert à chacun une rasade de thé.

— Je suis sûre que Djalil n’a pas été avec ces dégénérés islamistes, reprends le vieux. Il a cru en leurs histoires, tout comme son père avant lui. Mais regardez où ça a mené notre fils ! Merhab est mort, la gorge tranchée par ces chiens galeux. Ils n’ont aucune gratitude de ce que vous faites pour eux. C’est Shaytan qui les manipule. Djalil est plus intelligent que ça. Il s’est certainement rendu compte de son erreur.

— Pourquoi dites-vous qu’ils n’ont aucune reconnaissance, je rebondis, en fronçant les sourcils.

— Parce que Merhab a cru en la cause de l’État islamique. Vous voyez où ça l’a mené.

Le vieux se tait. La douleur de la perte de leur fils est si tangible que des larmes me viennent aux yeux. Je songe à Ludovic, qui pense qu’il peut tout obtenir par la force. S’il savait à quel point il se trompe ! Ces gens sont fiers et en se livrent pas facilement. Il devrait pourtant être au courant, puisque son grand-père est natif d’Ouchgouli. Mais non ! Il faut qu’il manifeste sa puissance sur moi, comme sur ses hommes, et sur tous les autres.

— Merhab est parti deux ans en Irak, reprend la grand-mère. Nous avons gardé Djalil avec nous.

J’entrevois un début d’explication à tous ces événements. Les terroristes sont peut-être venus se réfugier ici après la défaite de l’EI en Irak. Connaissant Merhab, ils ont pensé que celui-ci les aiderait. Mais les aiderait à quoi ? Ce couple le sait-il ?

— Est-ce que votre fils rencontrait les djihadistes qui sont arrivés dans la région ? je demande.

— C’est tout à fait possible, répond le grand-père. On ne se parlait plus. Merhab est revenu transformé de la guerre. Ce n’était plus notre garçon.

— On ne le comprenait plus, ajoute sa femme. Il était incohérent, méchant, parfois. Il nous accusait d’être de mauvais croyants. Il obligeait son fils à prier toute la journée, et le privait de repas s’il jugeait que c’était mal effectué. Djalil s’est mis à changer aussi. Il avait quatorze ans, quand son père est parti. Il l’adorait et l’admirait énormément. Mais au retour de Merhab, Djalil ne faisait jamais rien d’assez bien à ses yeux. On a rompu les liens avec Merhab. On ne pouvait rien pour lui.

Les révélations du vieux couple jettent une lumière nouvelle sur les événements de ces derniers temps. Il ne reste plus qu’à trouver leur petit-fils pour comprendre le fin mot de ces rapts. Et du même coup peut-être, apprendre d’où viennent les terroristes et ce qui les motive. J’inspire un grand coup et expose mon ultime requête.

— Je désirerais me rendre dans votre cabane de berger. Tout le monde dit que Djalil est un jeune homme gentil. Je ne pense pas qu’il ait accompagné les djihadistes, mais plutôt qu’il se cache, avec la peur d’être associé aux enlèvements des filles d’Adishi. Voulez-vous m’aider ?

— Montrez-moi votre carte, répond le vieux.

Je déplie le plan. Le bonhomme repère rapidement où nous nous trouvons et situe Adishi, sur le versant nord du mont sur lequel nous sommes. Puis il me désigne un endroit sur la face sud du pic Tetnouldi. Il faut passer une ligne de crête bien plus haute qu’Adishi, de l’autre côté d’un vallon profond. Je suis fichue. Je n’arriverais pas à rejoindre le site. Sauf si… Je regarde mon téléphone. Il est dix heures du matin. Je me souviens avoir vu un aigle dans un courant ascendant s’élever dans le ciel. C’était vers onze heures il y a trois jours. Je n’ai plus qu’à trouver un endroit d’où décoller, et chercher de l’air plus chaud, pour monter à l’aplomb du pic. Il me faudra aussi prendre la pelle pliable sur mon sac, car je dois pouvoir courir sur une dizaine de mètres afin d’assurer le retour. En admettant que je réussisse à tasser trois mètres de poudreuse. Mon plan est un peu fou, mais je n’en ai pas d’autres. Cela m’interroge également sur la façon dont Djalil aurait pu gagner la cabane. Ces cahutes sont viables l’été, quand il n’y a plus de neige. Les bergers montent leurs moutons paître en estive, puis tirent du lait un excellent fromage. Ensuite, ils redescendent passer l’hiver en plaine.

— Croyez-vous que votre petit-fils a pu rejoindre cette cabane ?

— Oui. C’est même presque sûr, affirme la grand-mère. Ses raquettes ont disparu et son sac aussi.

Nous prenons congé du couple. Je leur promets de leur donner des nouvelles, que je parvienne ou pas à retrouver Djalil. Dehors, Aleksander m’attend à dix pas de la maisonnette, et me fixe d’un air impassible. Visiblement, sa mission ne consiste pas à m’intercepter, mais uniquement à me suivre. Très bien, j’ai un plan. Je me retourne vers le vieil homme qui nous a accompagnés sur le porche et m’assure que Nina va écouter mes paroles afin de les traduire.

— Pourriez-vous retenir cet homme quelques minutes, je chuchote à voix suffisamment basse pour que le militaire ne m’entende pas. Vous pourriez lui réclamer des nouvelles des habitants d’Adishi, et de leurs filles.

Le grand-père acquiesce et se dirige vers Aleksander tandis que Nina et moi rejoignons notre véhicule. Il me faut quelques minutes d’avance sur Aleksander et sa motoneige afin que Nina puisse me remplacer au volant du pick up discrètement, lorsque nous serons hors de sa vue.

Le vieux joue son rôle, au-delà de ce que je lui ai demandé. Je l’entends crier très fort sur Aleksander. Nina traduit :

— Il dit que les militaires ne servent à rien, et qu’ils ne sont pas les bienvenus ici.

Aleksander passe un moment désagréable, mais tant pis. Le vieux n’a pas tort, Ludovic et ses hommes se sont avérés complètement impuissants jusqu’à présent. Je démarre lentement, bien en vue, et fais demi-tour. Aleksander me jette un regard furieux alors qu’il écoute stoïquement la tirade du grand-père.

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