Chapitre 53 Evie

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Je redescends la piste étroite aussi vite que je le peux, afin de conserver ma minuscule avance. Nina n’a pas l’habitude de conduire le Ford, contrairement à Elisso. Je précède Aleksander d'environ deux cents mètres lorsque je m’engage en direction du sommet du mont, sur la route qui aboutit à Adishi. Cependant je n’irais pas jusque là. Un quart d’heure plus tard, le parcours entame le contour du pic, avec une série de plusieurs virages. J’ai besoin des deux dernières épingles pour mener à bien mon plan, que j’expose à Nina. Pas rassurée, elle accepte néanmoins de jouer le rôle que je lui demande. Je sais que cela lui coûte un effort certain, car elle va se retrouver seule à Adishi face à Aleksander. Bien qu’il n’ait pas l’air d’être un homme colérique, elle va devoir faire preuve de sang froid lorsque le militaire découvrira notre supercherie.

Lorsque le premier des deux virages arrive, je ralentis encore. L’échange de nos places n’est pas simple, car si le moteur s’arrête de tourner trop longtemps, Aleksander nous rattrapera.

— Prête, je demande alors que j’amorce la courbe.

— Oui, souffle Nina, concentrée.

J’enclenche le frein à main dès que le véhicule s’immobilise, et cale la pédale d’accélérateur avec un coffret de clés anglaises trouvé dans la boite à gant. Il exerce une petite accélération qui peut laisser Aleksander penser que nous avons une difficulté avec une ornière. Nous échangeons à toute vitesse nos places. Première phase du plan, OK. Heureusement que Nina et moi avons la même stature, elle reprend le volant avec aisance, sans avoir besoin de régler le siège et les rétroviseurs.

Ensuite, nous passons à la deuxième étape. Nous approchons du second virage en épingle qui nous cachera de nouveau à la vue d’Aleksander, toujours à deux cent mètres de nous. Il semble ne se douter de rien, car il n’accélère pas son allure. C’est parfait. Nina avance lentement pour aborder la dernière boucle la plus haute de la route, en première.

Aussitôt que nous franchissons l’angle mort qui nous dissimule, j’ouvre la portière passager et jette mon sac de parapente vers le bas-côté, derrière un sapin. Puis je referme la porte, baisse la vitre et me hisse sur le rebord. Heureusement, les barres de toit me permettent de m’accrocher jusqu’à ce que je sois accroupie à l’extérieur, dos au chemin. J’inspire un grand coup et m’élance de toutes mes forces vers le fossé, dès que nous avons dépassé un séquoia centenaire.

Je m’enfonce dans la neige comme si j’étais tombée dans un puits tandis que Nina se retourne pour me faire un signe de la main, puis poursuit sa route. Pas de trace de pas sur le bas-côté, Aleksander ne pourra pas repérer notre manœuvre.

Dès que la motoneige passe, je compte trois minutes avant de m’extraire de la poudreuse, ce qui n’est pas une mince affaire. Puis je repars en sens inverse afin de récupérer mon parapente. Je calcule qu’il faut encore quinze minutes à Nina pour redescendre le col qui mène à Adishi. C’est le quart d’heure dont j’ai besoin pour déployer ma voile. Je charge mon sac à dos et rejoins la portion de route avant les virages, orientée vers l’est, ensoleillée à cette heure-ci. Fébrilement, je sors le parapente en m’exhortant au calme. Je ne dois rien laisser au hasard. Mon décollage doit être face à la brise pour permettre à la voile de se dresser. Je vais bénéficier du mouvement thermodynamique qui suit l’inclinaison vers le sommet du mont. En effet, le vent doux qui souffle de la vallée de l’Ingouri bute contre le flanc de la montagne, puis passe par-dessus. Le soleil est au rendez-vous, ce qui m’assure la réussite, en créant un courant thermique vers le haut. Pour m’élever davantage, je vais devoir repérer des zones à fort contraste calorifique, avec une différence d’absorption ou de réflexion de la chaleur. Un peu comme quand on porte un vêtement noir ou un vêtement blanc en été.

Je galope quelques mètres dans la descente afin de lever ma voile, puis décolle. Plus exactement, ma voile gonflée de vent interrompt ma foulée, car soudainement je fends l’air en apesanteur, comme un oiseau.

Je pilote en position assise, ce qui me permet d’avoir une meilleure commande de mon aéronef. Le harnais s’appelle une sellette. Je peux virer de bord en basculant mon centre de gravité, ou en utilisant les freins de l’une des deux extrémités de ma voile. Pour l’instant, je monte au-dessus du massif et amorce une courbe à cent quatre-vingts degrés dès que j’ai pris assez d’altitude. Je m’éloigne du sommet et de la pente opposée, pour échapper aux turbulences, mais aussi et surtout parce que je distingue Aleksander debout à côté de sa motoneige, en train de me regarder. Une paire de jumelles collée aux yeux, il me voit en gros plan. Je lui adresse mon plus beau sourire tout en gardant mes mains en position haute, afin de ne pas actionner les freins par erreur. Puis je déporte le poids de mon bassin sur ma droite, me détournant de lui et d’Adishi pour rejoindre la ligne de crête au nord. Je dois cibler un thermique, car le relief m’obstrue l’horizon comme un mur sombre. Ce qui s’élève en face de moi s’apparente plus à une falaise gigantesque qu’à une montagne au dénivelé régulier. Je longe la barre vers l’ouest, perds insensiblement de l’altitude sans repérer ce que je cherche. Si je continue ainsi, je vais me retrouver au-dessus d’Ouchgouli, au pied du glacier du Chkhara. Je vire en cercles larges afin de ne pas rater un courant, s’il existe. Le paysage est grandiose. Ces pics enneigés et glacés sont un univers à part entière. Je n’aurais jamais pensé que le Caucase avait autant de similitudes avec les Alpes. Je me sens presque chez moi, ne serait-ce que la population ne parle pas ma langue et a des coutumes différentes des miennes. Malgré toute la peur et la souffrance générées par les djihadistes, je ne regrette pas d’être venue à la rencontre de ce pays incroyablement proche et loin du mien à la fois.

Enfin, je repère un rapace au loin. Je glisse à présent au-dessus du fond de la vallée, si je ne remonte pas dans le ciel, je vais atterrir au milieu de nulle part. Ce serait un désastre, pas seulement pour Djalil et les filles d’Adishi. L’oiseau est lui aussi en train de perdre de la hauteur, cela ne m’arrange pas du tout. S’il se pose quelque part, j’en serais pour mes frais et devrais chercher une ascendance ailleurs.

Après quelques minutes où le magnifique animal plane, il vole de nouveau quelques instants en ligne droite, puis regagne de l’altitude en exécutant un cercle. C’est exactement ce qu’il me faut ! Je me lance à la poursuite du volatile en espérant que la force du courant pourra me faire reprendre ces quelques centaines de mètres dont j’ai besoin pour surmonter la falaise.

Effectivement le thermique s’amorce au-dessus des prairies enneigées, de couleur plus claire que la forêt de feuillus dénudés, ce qui permet à l’air comparativement tiédi de former un tourbillon indolent, qui s’élève dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

Si l’oiseau s’aperçoit de ma présence, il en fait peu de cas, me précédant toujours au-dessus de moi. Puis il sort du courant, et s’éloigne en planant. Les rapaces peuvent s’amuser des heures ainsi, je les ai déjà observés longuement. Ils montent en cercles concentriques le long du vortex chaud, redescendent en piqué et recommencent. Ils aiment jouer, seuls ou à plusieurs. Ils me font penser aux enfants qui se galopent après et se chamaillent dans les cours d'écoles, car ils se poursuivent, s’attrapent et s’échappent à tire-d’aile, inlassablement.

Dès que j’arrive en haut de mon courant thermique, je pivote sur ma sellette afin de fixer mon objectif. Je suis loin du point localisé sur la carte par le grand-père de Djalil, mais je suis désormais presque sûre d’atteindre la cabane. Je me demande comment cet adolescent a pu rejoindre cette estive si isolée alors qu’il y a au moins deux mètres de neige au sol. Il faut vraiment être très déterminé pour réussir. Même si cela ne semble pas impossible au couple âgé.

Je vais en avoir le cœur net, je m’approche petit à petit de mon but. Je distingue une fumée très fine qui part d’une forme sombre blottie au milieu d’une pâture de taille respectable, cela doit être cela. Quelques minutes de vol plus tard, je suis certaine qu’il s’agit bien de l’estive de Djalil. La cabane comporte des traces devant l’entrée ainsi qu’un chemin traverse la prairie, même si pour le moment personne n’est visible. J’hésite un peu à crier son nom, puis renonce, de peur de l’effrayer et le faire fuir. Je vais atterrir. Mais où ?

J’entreprends de réaliser une descente en huit, c’est-à-dire en freinant ma voile tout en dessinant le signe de l’infini afin d’enrayer ma vitesse au maximum avant de toucher le sol. J’utiliserais bien le toit de la cahute comme un amortisseur, mais je suppose qu’il y a peut-être des obstacles imprévus cachés sous la neige. Je préfère donc tenter le pré et affale doucement mon parapente à terre.

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