Chapitre 59 Evie

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Je file voir Chanoune. Sur le trajet, je fais un crochet par ma chambre, afin de récupérer ma trousse de soins, rangée dans ma sacoche en cuir marron. Je glisse un regard dans la glace, me recoiffe brièvement, puis rejoins l’adolescente. Je frappe à la porte, attends qu’elle réponde et entre. Mon cœur se serre lorsque je la découvre en boule sur le lit, son bébé pleurant doucement contre sa poitrine. Quand elle lève son visage vers moi, nulle larme ne brille dans ses yeux. Elle montre une détermination et un calme qui m’impressionnent. J’admire la maîtrise qu’elle affiche, car je suppose que le plan fou de Djalil doit l’angoisser au plus haut point.

Elle me fait également de la peine, vêtue de sa djellaba noire du cou jusqu’aux pieds, assortie à ses cheveux longs coiffés en un chignon défait.

Je m’approche, guettant un signe d’hostilité de sa part, qui ne vient pas. Elle ne semble pas m’en vouloir de la position délicate dans laquelle j’ai mis Djalil, en croyant l’aider.

— Il reviendra sain et sauf, lui dis-je en anglais, langue apprise au lycée, comme tous les ados de son âge. Je suis désolée qu’il se soit rendu là-bas, j’ajoute.

Elle ne répond rien, mais un sourire triste étire sa bouche, le premier que je lui vois depuis que je la connais. Cette expression de sympathie me donne de l’espoir. Tout peut peut-être encore s’arranger.

J’avance lentement mes doigts jusqu’à la joue rebondie du minuscule bonhomme, qui a cessé de geindre pour m’observer de ses grands yeux ronds. Il lève sa menotte vers moi, malhabile dans sa tentative pour entrer en contact avec moi. Je lui adresse un sourire rayonnant, cet être fragile m’émeut au plus profond de mon cœur. Je ressens l’envie de le câliner, ce qui me surprend. Je n’ai pas du tout l’instinct maternel d’habitude.

Cependant, l’heure tourne, il faut que je rejoigne mes collègues.

— À plus tard, dis-je à Chanoune. Je viendrais te voir dès que nous aurons du nouveau, je lui promets en sortant de sa chambre.

Je m’installe à l’arrière du véhicule, aux côtés de Randy. Elisso prend le volant, Charlotte, le siège passager. Nous devons visiter les trois blessés de l’attentat, dont le premier habite le haut du village.

Cependant, dès que nous atteignons le bas d’Ouchgouli, nous apercevons Georgio sur le pas de sa porte, en train d’invectiver deux mercenaires russes. Il est furieux. Son visage cramoisi me fait craindre qu’il ne soit au bord d’une attaque. Charlotte a la même crainte.

— Gare-toi devant chez lui, ordonne-t-elle à Elisso. Il va faire une crise cardiaque, s’il continue de s’énerver comme cela.

Elisso s’exécute, tandis que Georgio retourne à l’intérieur de sa maison. Nous descendons tous du véhicule. Nous sommes plus nombreux que d’habitude, mais tant pis. Aucun d’entre nous ne souhaite laisser le vieil homme dans un tel état de colère.

Georgio ne répond pas lorsque Charlotte l’appelle. Elle pousse la porte entrouverte. Georgio fulmine, il est en train d’enfiler un manteau et une chapka. Dès qu’il nous aperçoit, il cesse de vitupérer.

— Les Russes sont de nouveau là, grogne-t-il. Je leur ai dit de rentrer chez eux. Ils ne veulent pas m’écouter, alors je me rends voir Levan. Il saura quoi faire. Il habite à l’auberge, précise-t-il.

— On va vous y emmener, propose Charlotte. C’est sur notre trajet.

— C’est gentil de votre part, merci ! Je pensais que les Russes reviendraient. Mais j’aurais cru l’apprendre par le journal télévisé, pas les trouver sur le pas de ma porte aujourd’hui, explique-t-il, plus calmement.

— Nous sommes aussi surpris que vous, je lui dis. Venez, on vous accompagne.

Georgio s’entasse avec Randy et moi sur la banquette arrière. Elisso redémarre, en direction vers le haut du hameau. Si la plupart des volets sont encore fermés à cette heure matinale, les mercenaires russes se sont déployés dans toutes les rues du village endormi. L’appréhension me gagne tandis que je lorgne leurs visages impassibles, leurs poings serrés sur les crosses des mitraillettes, des grenades fixées à la ceinture. Ils ont l’air très impressionnants, ces barbouzes. Pourquoi débarquent-ils alors que Ludovic n’est pas là ?

Tout à coup, l’effroi me saisit. Et si Ludovic n’était pas celui qu’il prétend être ? Après tout, s’il fait vraiment partie de la DGSE, il est en mesure de faire intervenir l’armée, non ? Aleksander également, me semble-t-il ? Il est un instructeur formé par l’OTAN. Pourquoi ne contacte-t-il pas ses supérieurs, dans ce cas ? Ne l’ai-je pas aperçu en train de discuter avec l’un de ces soldats russes ? Est-il un traitre ? Ludovic en est-il un aussi ? Quelle preuve avons-nous que ces soi-disant militaires des Forces spéciales sont vraiment ce qu’ils prétendent être ? Les tentacules insidieux du doute s’insinuent en moi. Je les chasse, parce que Liana est postée devant chez elle, et nous fait de grands signes. De plus, le portable d’Elisso se met à sonner, c’est Nina. Elisso se range sur l’accotement, nous sortons du véhicule.

— Irina est ici, elle n’arrive plus à respirer ! Vite ! nous enjoins Liana en rentrant dans sa maison.

Nous entrons à sa suite. Irina est assise sur une chaise de la cuisine, son souffle est suffocant. Nina se tient à ses côtés, elle lui bassine les tempes avec de l’eau fraiche.

— Aide-moi à l’installer sur le canapé, ordonne Randy à Elisso.

Les deux hommes soutiennent Irina et l’allongent. Puis Charlotte défait les boutons du chemisier d’Irina, qui cache un corset. Je lui tends la paire de ciseaux que je sors de ma trousse de soins.

Dès que ses poumons sont dégagés, elle semble aller mieux.

— Que s’est-il passé ? j’interroge.

— Des soldats russes sont arrivés à l’auberge, ils ont exigé qu’Irina les loge, explique Nina. Elle a essayé de s’y opposer, mais Roman l’a contrainte à les accepter, malgré son refus. Cela l’a rendue hors d’elle. Elle ne veut pas de ces hommes chez elle. Comme ils ont tout de même investi la salle, et que Roman n’a pas pris sa défense, elle est venue se réfugier ici. En nous racontant cela, elle s’est mise à avoir des difficultés à inspirer.

— Elle a l’air d’aller mieux, mais si cela s’aggrave, il faudra l’hospitaliser d’urgence, diagnostique Randy. Elle fait peut-être un syndrome de détresse respiratoire aigu, cela peut être très sérieux.

— Ça va, c’est le choc émotionnel, déclare Irina. Je me sens trahie par Roman, c’est cela qui me fait le plus mal.

— Roman et Irina se sont toujours appréciés, même si aucun des deux ne l’a avoué à l’autre, murmure Nina.

— Mêle-toi de ce qui te regarde, la tance Elisso.

Nina affiche une moue faussement contrite. Je devine que cette histoire d’amour défendu lui parait très romantique. Ce qui serait le cas, si Roman n’était pas un dangereux mafieux.

Gregory, resté dehors, entre à son tour chez Liana.

— Il faut convoquer le maire, déclare Georgio. Il doit être mis au courant de l’arrivée de ces porte-flingues.

Manifestement, Georgio a compris que son fils ainé serait impuissant à endiguer l’invasion russe, parce qu’il est subordonné à Roman, et lié à la pègre russe, tout comme lui. La situation nous parait désespérée.

— J’ai déjà téléphoné à Bjalava, annonce Liana. Il va venir ici. Mais je doute qu’il puisse faire mieux. Lui et Roman sont culs et chemise, on le sait tous, commente-t-elle aigrement.

— Appelle Roman, ordonne Irina. Je veux lui dire ses quatre vérités !

— Il faut pourtant faire quelque chose, se lamente Nina. Si ces types sont arrivés là ce matin, ce n’est pas par hasard ! Ils viennent pour stopper les djihadistes, c’est une évidence. On doit se débarrasser d’eux, mais comment ?

— Appelle Roman, je te dis, s’énerve Irina, sans qu’on sache à qui elle s’adresse.

— Les mercenaires retiennent Aleksander en otage à l’auberge, annonce Gregory. Il a espoir de les envoyer sur une fausse piste avant de mener l’assaut.

— Comment as-tu pu le joindre, s’il est prisonnier ? demande Charlotte.

— Par radio. Ils ne l’empêchent pas de parler, au cas où ce serait des nouvelles de Ludovic. Mais ils ne comprennent pas le géorgien, ce qui fait que nous avons pu nous entretenir quelques minutes.

— N’ont-ils pas peur qu’il alerte les autorités ? questionne Randy.

— Ça ne doit pas les incommoder tant que ça, suppose Gregory. Ils n’essaient pas de couper toutes les communications.

Cette information est dérangeante. Soit les Russes sont très sûrs d’eux, soit Aleksander est complice, voire Ludovic et Marko également. Je décide de garder cela pour moi, tout en me creusant la tête pour trouver une solution.

Irina compose le numéro de Roman, puisque personne n’a réagi à sa demande.

— Levan, c’est Irina, dit-elle sèchement. Passe-moi Roman. J’exige qu’il m’apprenne ce que font les Russes… Comment ça, il est occupé ?... Bien, je l’attends chez Liana !

Irina raccroche.

— Roman arrive, explique-t-elle. Il a intérêt à avoir une réponse concrète !

Georgio semble triste. Tout comme lui, je doute que Roman et Levan puissent s’opposer à la société militaire privée.

— Si ces mercenaires ne peuvent pas intervenir lors de l’assaut de la position djihadiste, cela pourrait les empêcher d’avoir une raison d’envahir le pays ? j’interroge.

— Oui, affirment Randy et Gregory en même temps.

— Cela leur couperait l’herbe sous les pieds, sourit Gregory. Ils n’auraient plus le prétexte d’être les sauveurs de la Géorgie pour nous conquérir.

— Mais comment faire ? demande Liana. J’ai bien quelques plantes que je peux utiliser comme soporifique, mais je doute que cela soit suffisant, réfléchit-elle.

— Le dispensaire ! Nous avons une réserve d’anesthésiant qui pourrait endormir un troupeau d’éléphants, s’exclame Charlotte.

Randy renchérit.

— On a de quoi shooter la moitié de la population d’Ouchgouli, plaisante-t-il.

Il plane ! Aucun de ces types n’acceptera gentiment qu’on leur administre une piqure de somnifère !

— Il faudrait qu’ils puissent l’ingérer, je remarque. Est-ce faisable ?

— Oui, on a aussi un stock de poudre de morphine à diluer, révèle Charlotte.

— Serait-il envisageable de la dissimuler dans l’alimentation des mercenaires ? demande Liana. Par exemple, dans un repas mitonné par Irina ?

— C’est une substance amère, répond Randy. Mais il doit être possible de cacher son goût dans un ragout à base de bière, ou de vin, avec une viande forte.

— J’ai tout ce qu’il faut à l’auberge, annonce Irina. Amenez-moi votre poudre en fin de matinée et je la mettrais dans mon chanakhi au mouton.

— Ce n’est pas sans danger, alerte Randy. Je dois savoir qui mangera ce plat, afin d’adapter le dosage au poids moyen des mercenaires. Chacun est réceptif d’une façon différente aux substances anesthésiantes. On calcule les volumes en fonction de la masse de la personne, mais aussi de son âge et de ses antécédents médicaux.

— On va les sonner un court moment, précise Charlotte. Juste le temps de les faire prisonniers.

— L’idéal serait de pouvoir les renvoyer à la frontière, mais nous n’avons pas les camions pour les rapatrier chez eux, remarque Nina.

On frappe à la porte. C’est Levan qui entre. Il nous dévisage à tour de rôle, surpris de rencontrer autant de monde. Il adresse un bref salut de la tête à la ronde, et concentre son regard sur Irina.

— Petite Mama, Roman ne peut pas venir. Il m’envoie à sa place, s’excuse-t-il.

— Pourquoi n’a-t-il pas empêché les Russes de rentrer chez moi, s’exclame Irina en détachant ses syllabes, une lueur féroce dans les yeux.

— Parce qu’il n’en a pas le pouvoir, rétorque doucement Levan. Ils sont en trop grand nombre, et armés, tu les as vus.

— J’ai connu un homme qui n’avait peur de rien, se plaint Irina. Qu’est-il devenu ?

Levan a l’air gêné.

— Que va-t-il faire pour me débarrasser d’eux ? insiste Irina, sûre que son ancien chevalier servant répondra encore une fois présent.

— Rien, petite Mama. Il ne peut rien faire, déclare tristement Levan. Il y a une raison à cela, tu sais…

— Roman dirige la mafia dans ce pays, ne me raconte pas des bêtises, s’énerve Liana.

— C’est peut-être vrai, mais il n’empêche qu’il est contraint d’obéir au parrain du clan.

— Qui est ce salopard, que j’aille lui tordre le cou, maugrée Irina.

— C’est le maître du Kremlin en personne, petite Mama. Il détient le fils de Roman, révèle Levan, l’air coupable de trahir son patron.

— Quoi ?!! s’insurgent Irina et Liana conjointement.

— Il a un gamin ? s’étonne Irina. Pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé ?

— Roman a caché l’existence de Kunaï à tout le monde. Mais rien n’est secret pour le clan auquel on appartient, quand on a juré allégeance. Ils se servent de Kunaï pour contraindre Roman à renier sa patrie, éclaircit Levan. Ils le retiennent prisonnier dans un lieu clandestin.

— Pourquoi dites-vous que le président russe est le leader de la mafia ? je demande.

— En théorie, chaque famille maîtrise son territoire, explique Levan. Mais si le Kremlin a un objectif à atteindre, personne ne s’oppose à Vladimir Poutine. Tous ceux qui ont tenté de le faire l’ont payé très cher. Ce qui fait de lui le chef suprême de la mafia, même si cette affirmation n’est pas vraie dans le sens où il dirigerait les actes des différents clans en place.

La stupeur s’empare de nous après cette révélation fracassante. Wagner est ici parce que le président russe en a donné l’ordre et la pègre russe soutient l’opération dans la mesure où elle n’a pas les moyens de s’opposer au maître soviétique. L’étendue du problème apparait de plus en plus clairement. De là à ce qu’Alan ait raison et que ce groupe de djihadistes ne soit qu’un coup monté du voisin russe !

— Bien, conclut Charlotte. On va donc faire ce que nous avons décidé. On continue notre visite des habitants. Irina, tenez-moi au courant si votre respiration se dégradait de nouveau. J’enverrais Nina en fin de matinée pour voir comment vous allez, lui dit-elle, en lui glissant un clin d’œil en sorte que Levan ne puisse le remarquer.

Charlotte reste prudente et ne dévoile pas notre plan au mafieux, ce que j’approuve. Rien ne nous dit que ce qu’il raconte soit la pure vérité. Plus le temps passe et plus j’apprends à me méfier de tous ces types armés jusqu’aux dents.

On laisse Georgio chez Liana. Direction le dispensaire où Elisso me dépose afin d’aider Alan à préparer la poudre à diluer dans le repas.

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