Chapitre 62 Evie

8 minutes de lecture

Je m’élance jusqu’à la chambre attribuée à Chanoune. Je frappe une fois, compte trois secondes et entre, certaine de trouver les lieux vides, ce qui est le cas. Le lit a été fait, tout est en ordre, comme si personne n’avait logé ici. Un mot est déposé sur le bureau, griffonné en géorgien. Sans doute est-il destiné à ses parents.

Mon cœur se glace. Je sais qu’elle est partie rejoindre Djalil, sans avoir le moindre doute. Chanoune n’aurait jamais laissé son bébé à Alan, si elle n’y avait pas été contrainte par un très long trajet à pied dans la neige. Je n’ai qu’un moyen de vérifier mon hypothèse, c’est d’aller compter les raquettes suspendues à leurs patères, dont il y a une paire pour chaque membre de l’équipe. J’attrape le paquet de couches à côté du mot, et file au garage. Effectivement, des raquettes manquent à l’appel. Chanoune n’a pas supporté d’être séparée une fois de plus de celui qu’elle aime, quitte à laisser son bébé derrière, et prendre tous les risques. Je me rends ensuite à la cuisine, prépare deux sandwiches et une gourde d’eau que je range dans le sac de mon parapente, avec ma trousse de soins. Puis je vais remettre les couches à Alan, que j’avertis de mon départ.

— Je vais essayer de rattraper Chanoune, je crois qu’elle suit la piste de Djalil pour le retrouver.

— C’est gentil à toi de passer me prévenir. Je suppose que même si je te l’interdis tu le feras quand même, soupire le médecin-chef.

Je souris un peu, malgré moi. Alan n’y est pour rien dans toutes ces crises, qui sortent du cadre habituel d’une mission humanitaire qui devait être plan-plan. Il assume son rôle en faisant tout ce qu’il peut. Les événements nous amènent à faire des choix qui sont bien plus difficiles que lors de notre cursus théorique. Chacun de nous sait que nos actes peuvent entraîner des répercussions différentes de ce que nous pouvons imaginer. Pourtant, pas un seul d’entre nous ne reste les yeux fermés ni ne refuse de se mouiller pour arranger les choses. Je trouve que nous formons une belle équipe. Il faudra que je le leur dise.

— Ce bébé a besoin de sa mère, je me justifie.

— Tu as raison sur ce point. De plus, si quelqu’un apprend que nous avons laissé s’enfuir une gamine de seize ans avec des djihadistes, on est dans de sales draps. Vas-y, je préviendrais les autres. Fais attention à toi, tout de même !

— Bien sûr. Toujours. Je devrais la rattraper assez vite, car je vais grimper pour décoller en parapente dès que j’aurais la confirmation qu’elle suit Djalil. Je la rejoindrais à la passe de Latpali.

— Tu ne voudrais pas m’aider à changer cette couche avant de partir, m’implore Alan.

Je souris encore. C’est pourtant facile !

Je démaillote le bébé que j’installe sur le fauteuil. Il est si jeune qu’il ne gigote pas suffisamment pour me gêner. Alan me tend des compresses humides avec lesquelles je nettoie le nourrisson. Puis je montre à Alan comment glisser l’arrière sous les fesses, et scotcher la partie avant en serrant bien, sans laisser de vêtements s’immiscer entre la protection et la peau.

— Alan… Avant de partir, il faut que je te dise : je suis vraiment contente de travailler sous tes ordres.

Alan a l’air gêné.

— Je n’aurais pas imaginé entendre ça un jour, ironise-t-il pour masquer son émotion.

— Je pense que tu me considères un peu comme un électron libre. Cependant, je tenais à te signifier que ta façon de gérer notre groupe me plait. Tu es quelqu’un de rigoureux et juste. J’apprécie cela.

— Tu es la meilleure amie de Charlotte. Je me suis senti obligé de t’emmener pour faire plaisir à ma femme. Mais je ne le regrette pas non plus, vois-tu. Grâce à toi, Randy est vivant. Et puis, tu as réussi à faire avancer l’enquête pour localiser ces fichus djihadistes. Alors, j’ai confiance en toi. Continue de suivre ton instinct.

Ses mots me vont droit au cœur. Je sais que désormais nous formons une vraie équipe, soudée. Je plaque un baiser sur sa joue, et sors du bureau. Avant de partir à la poursuite de Chanoune, je vérifie une dernière fois mon équipement. J’y ajoute une carte topographique de la région. Mon téléphone portable est chargé, j’enverrais un message à Ludovic plus tard. Je dois d’abord être sûre que Chanoune poursuit bel et bien son amoureux. Je sors du dispensaire et me dirige vers le chemin le plus probable pour rallier la passe de Latpali.

Les traces de raquettes de deux personnes s’impriment tout droit sur le versant sud qui borde Ouchgouli. Cela ne peut être que celles de Djalil, suivi de celles de Chanoune. Bingo ! Sauf si des chasseurs ou bien les soldats de Ludovic sont partis par là. Mais ces hypothèses me paraissent peu vraisemblables. En effet, accéder à la passe de Latpali demande de franchir le pli anticlinal abrupt et rocheux qui barre le sud du village. Puis il faut remonter vers le col, toujours en direction du sud, pour rejoindre la forêt. Les traces ont l’air fraîches, les empreintes sont récentes, car elles se détachent de la poudreuse sans que rien ne les atténue. Je tiens donc ma piste ! Pour rattraper Chanoune, je bifurque ma trajectoire vers la partie culminante de l’ubac, afin de prendre de la hauteur pour un décollage en parapente. Il fait un temps magnifique. Pas un seul nuage ne vient profaner le ciel d’un bleu limpide. La neige scintille de toute part, comme si de multiples petits diamants paraient cet immense manteau blanc. Je suis obligée de quitter ma doudoune, que j’accroche à ma taille par les manches. Il me faut une bonne demi-heure de grimpette pour parvenir à avoir une vue dégagée sur la vallée d’Ouchgouli. Il est aux environs de midi lorsque j’ai fini de déployer le parapente. Je suis prête à décoller. Mes skis de randonnée me permettent d’aller plus vite que des raquettes, aussi n’ai-je que peu de retard sur Chanoune. Dès que j’attrape un courant ascendant, je l’aperçois en contrebas. Elle avance doucement, mais sûrement vers la passe. Mais quelle tête de mule, cette gamine !

Je me garde bien de me faire remarquer d’elle, et poursuis mon vol jusqu’au point de rendez-vous de Djalil avec le marchand. J’aurais dû me douter que ce type était impliqué dans l’attentat. Il m’a paru louche dès le départ. Je ne l’ai pas signalé à Ludovic et je le regrette à présent. Peut-être aurions-nous pu éviter l’enlèvement des jeunes filles d’Adishi.

J’atteins la zone de rencontre et constate que les traces d’un deuxième homme proviennent du vallon qui prolonge le col en contrebas. Je n’ose pas suivre cette piste. Il ne s’agit pas d’être obligée d’atterrir trop bas et de manquer Chanoune !

J’attends celle-ci pendant encore une bonne heure. Dois-je avertir Ludovic maintenant ? Je laisse tomber. Le doute me ronge. Ludovic est-il bien celui qu’il prétend être ? Et puis, si je le joins à présent, est-ce que je ne risque pas de lui faire courir un danger si son téléphone portable se met à sonner au mauvais moment ? L’adolescente m’aperçoit de loin, mais ne fait pas mine de s’enfuir. Elle s’avance vers moi, son visage buté m’amuse. Elle a l’air déterminée et prête à me passer sur le corps si c’était nécessaire.

— Ola, je la hèle.Are you ok ?

— Go away, répond-elle, en me faisant signe de partir.

— No, I don’t. Do you think it’s a good idea to go with Djalil ? Did you tell to do that ?

— He doesn’t. But my place is by his side.

— And your baby ?

— I’ll get him later.

— Are you sure ? It’s dangerous to go there.

— I go where is Djalil. No discussion.

— Ok, I understand. I come with you.

— It’s impossible ! The djihadist will recognize you in a few minutes !

— I can’t leave you go alone. It’s too dangerous !

Chanoune prend le temps de réfléchir. Puis elle secoue sa jolie tête brune, soupire, et me dis.

— I have to tell them who you are, you know ?

— I take the risk.

Une fois de plus, j’agis sans me questionner. Je viens de m’engager à accompagner cette gamine dans ce panier de crabes. Ludovic va m’en vouloir. Sauf s’il est de mèche avec ces types, bien sûr. Mais cela, je ne peux l’imaginer.

Chanoune et moi redescendons le vallon vers le sud-ouest. De temps à autre, nous apercevons des traces de skis de randonnée. Nous quittons la combe pour emprunter une faille plus étroite, les empreintes de deux paires de skis se surimposent à celles de Djalil et du marchand, cela me confirme que nous suivons la bonne piste. Chanoune accepte avec plaisir les sandwiches que je partage volontiers avec elle. Nous mangeons en avançant, elle avec ses raquettes, moi toujours avec mes skis.

Nous parvenons au bas d’une falaise colossale, d’environ deux cents mètres de hauteur. J’ai l’impression que notre route s’achève ici, mais Chanoune, qui s’est approchée, remarque de petites marches à peine plus grandes qu’un pied adulte, taillées dans le roc. Je soupire. L’expression résolue de Chanoune lui donne l’air farouche. Cette môme m’emmène tout droit en enfer, je le sais, pourtant je suis tout aussi déterminée qu’elle. Il en va de la vie de quatre adolescents, en comptant Djalil et bientôt Chanoune. On va devoir escalader, cela s’annonce plus que périlleux. J’abandonne mon parapente que je dissimule sous un sapin, avec mes skis et les raquettes. Cela ne sert à rien de s’embarrasser de ces objets qui pourraient nous faire perdre l’équilibre. Je sors la gourde, nous partageons quelques gorgées d’eau.

Nous commençons l’ascension, la gamine en premier, car elle refuse que je la précède. Par endroits, lorsque la falaise repousse nos corps en direction du vide, un filin d’acier permet de se retenir. Il nous faut une bonne heure pour parvenir au sommet.

Une clairière d’environ un kilomètre carré forme un cercle au centre duquel se trouve comme un petit château fort en pierres dorées. Une muraille crénelée ceint la bâtisse munie d’un clocher et d’une tour de forme octogonale, d’une taille d’une vingtaine de mètres de haut. Il doit s’agir d’un ancien monastère, d’après la carte que je consulte. Je regarde l’heure sur mon téléphone, il est seize heures trente. Je forme le numéro de Ludovic, étonnée qu’il n’ait pas encore essayé de me joindre. Il répond tout de suite.

— Ludo, c’est moi, Evie.

— Où es-tu ? crache-t-il d’un ton mauvais.

Hmm, il a dû apprendre que je poursuivais l’adolescente.

— Je suis avec Chanoune, au pied d’un ancien monastère.

— Fais immédiatement demi-tour, m’ordonne-t-il.

— Pas possible. Ils nous ont vues. Trois hommes viennent. Ils sont armés.

J’ajoute une dernière recommandation.

— Méfie-toi d’Aleksander. Je l’ai surpris en train de parler avec un des mercenaires ce matin.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Coralie Bernardin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0