Chapitre 64 Evie

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— Allahu Akbar, crient les bandits, qui braquent sur nous leurs fusils mitrailleurs et nous poussent vers le portail de l’enceinte. C’est fait, nous sommes prisonnières des terroristes. Nous entrons par le côté du bâtiment, une poterne étroite, sûrement celle destinée aux moines itinérants. En effet, cet endroit accueille les pénitents venus pour une retraite au calme. Un couloir tout aussi exigu nous conduit vers une salle minuscule, transformée en poste de garde par les fanatiques. Nulle fenêtre en ces lieux, les djihadistes utilisent des chandelles posées sur des candélabres fixés aux murs.

Un homme apostrophe Chanoune en arabe, qui répond dans sa langue, en géorgien. Un second type sort de la pièce et revient quelques minutes plus tard avec le marchand louche. Il nous toise de haut un moment, puis s’adresse à nous en géorgien.

Chanoune crie quelque chose en me montrant du doigt, puis s’explique. Je comprends que Chanoune vient de faire exactement ce qu’elle avait dit: elle me dénonce !

Immédiatement, les deux soldats de Daesh m’encadrent et m’attrapent chacun par un bras. Un troisième s’approche et entreprend de fouiller mes poches, comme à une vulgaire poupée. Il me déleste de ma sacoche de soin et de mon portable. De son côté, Chanoune subit un sort semblable. Ces types sont plus que méfiants, même en face de deux femmes désarmées. Nous sommes emmenées toutes les deux par les brutes, qui nous tirent sans ménagement. La petite pièce est suivie par un autre couloir non moins étroit, toujours éclairé par des bougies, qui débouche sur le hall du monastère, immense en comparaison. De là, Chanoune est conduite vers un escalier qui descend aux sous-sols, tandis que je suis poussée vers une des salles attenantes, munie d’une fenêtre. Un homme d’une trentaine d’années en kami noir m’attend. Ses cheveux sombres sont lâchés librement autour de ses épaules, et une barbe tout aussi ténébreuse laisse entrevoir un visage aux traits durs, comme taillés par un sculpteur de pierre. Ses yeux, de charbon également, semblent implacables. À ma grande surprise, il s’adresse à moi en français.

— Il parait que tu es infirmière.

Comme il n’ajoute rien, je me sens obligée de lui répondre par l’affirmative. À quoi cela servirait-il de mentir ?

— C’est vrai.

— Notre mufti est très malade. Tu vas me dire ce qu’il a.

Sans un mot de plus, il se dirige vers la sortie, je lui emboite le pas. Étant donné le froid qui règne à l’intérieur du bâtiment, je ne suis pas étonnée que l’un d’eux soit souffrant. Je me garde cependant de tout commentaire. Peut-être qu’en rendant service à ces hommes, je parviendrais à minimiser les dégâts. Et puis, je suis pressée de voir Aleksandrina et Nino, de leur apprendre que l’armée va venir nous secourir rapidement.

Le barbu me conduit au fond du couloir. Nous traversons une salle à manger spacieuse, où une grande table fait face à une cheminée tout aussi vaste, éteinte, malheureusement. Trois types en kamis noirs font une partie de cartes à la lueur des chandelles, car les volets sont fermés. Ils me lorgnent avec un air concupiscent qui ne me dit rien qui vaille, alors que celui qui semble être leur chef m’entraine dans une petite pièce adjacente, aux murs aveugles. Je suppose que c’est une réserve, un ancien garde-manger, si je me fie aux étagères vides et poussiéreuses qui s’accrochent tant bien que mal aux cloisons. L’endroit empeste le moisi.

Un homme âgé est couché sur un matelas à même le sol. Il parait inconscient. Un autre islamiste est agenouillé devant le premier. C’est la copie conforme du type qui m’a amené ici, peut-être plus jeune. Un chiffon mouillé à la main, il bassine le front du premier.

Sans doute le mufti a-t-il de la fièvre. Sa peau jaunie est si fine que sa structure osseuse transparait, malgré une grande barbe grise qui descend sur le drap sale qui le couvre. Il est probablement mourant, si j’en juge son aspect trop fragile. Le type qui m’a amené parle à l’autre en arabe, puis se retire en fermant la porte. Je n’entends pas de verrou, je ne suis donc pas enfermée, cela allège vaguement la tension qui s’est emparée de moi.

Le jeune homme se redresse, surpris de me voir apparaitre. Ses traits me semblent moins austères que ceux du premier terroriste.

— Je m’appelle Evie, je murmure en esquissant un pas dans sa direction. Je suis infirmière, je vais prendre le pouls de cet homme, dis-je en désignant le type couché.

Le djihadiste se relève pour me laisser la place.

L’odeur du vieux mufti m’assaille. C’est celle de quelqu’un proche de la mort, rance, écœurante parce que doucereuse, vaguement sucrée. Elle s’empare de vous et s’incruste au plus profond de votre cerveau. Je réprime mon dégout pour m’agenouiller à mon tour. Le pouls de l’individu est si faible que je mets du temps à le trouver. Sa respiration est sifflante, rauque, grondante comme si un monstre tapi en lui pulsait le mal.

— Il est inconscient, je remarque pour moi-même, ne m’attendant pas à être comprise, vu que le jeune homme se contente de m’observer en silence.

— Il ne s’est pas réveillé depuis hier soir, commente le djihadiste d’une voix agréable, à l’intonation chantante du sud de la France.

Je devine sans peine que le mufti a pris froid, mais je dois m’en assurer.

— Quand et pourquoi est-il tombé malade ?

— C’est arrivé il y a trois semaines. Il a effectué une sortie de plusieurs heures. Il a attrapé un rhume. Au début, il toussait beaucoup, et puis ça s’est aggravé.

— Il s’alimente ?

— Non. Plus depuis quelques jours. Ses quintes l’ont vidé de toutes ses forces. Il a eu de la fièvre, puis il a cessé de manger. Il n’a pas bu d’eau depuis hier soir.

— Je vais écouter sa respiration en posant mon oreille sur sa poitrine, dis-je en joignant le geste à la parole.

Le vieux a les bronches surinfectées, il est en train de faire une septicémie. Il n’en a plus pour longtemps si on ne lui administre pas d’antibiotique. Mais ces hommes me laisseront-ils faire ?

— Je dois lui faire une piqûre. Si on n’enraye pas l’infection qui s’est propagée partout, il mourra très vite. J’ai ce qu’il faut dans ma mallette de soins. Pourriez-vous me l’apporter ?

Le jeune obtempère en silence. Il se dirige vers la porte, l’ouvre et interpelle l’un d’eux. Je l’entends parler en arabe.

Deux minutes plus tard, il me tend ma trousse. Je sors un flacon de pénicilline et une seringue neuve.

— Donne-moi le produit que tu comptes injecter dans le mufti, m’ordonne le terroriste.

— C’est de la pénicilline A, je lui réponds en montrant la fiole unidose.

— Vas-y, fais ton travail, m’approuve-t-il en me rendant le matériel.

— Je craignais que vous ne m’autorisiez pas à le soigner, je déclare en déchirant l’emballage de la piqure.

— Pas sans vérifier ce que tu lui administres, objecte-t-il.

S’il connaît la pénicilline, c’est qu’il possède un minimum de culture, je me dis avec confiance.

— J’ai suivi une année de faculté de médecine, confirme-t-il à mon égard. Je comprends ce que tu essaies de faire.

Très bien. Au moins, je suis prise au sérieux, c’est une bonne nouvelle.

— Pourquoi une seule année ? je questionne en espérant le faire parler.

Il sourit, amusé. Son regard s’éclaire, ce qui lui donne un air doux. Comment imaginer que ce jeune homme au visage angélique est quelqu’un de dangereux ?

— Je n’étais pas fait pour cela, m’explique-t-il, hilare.

J’insère l’aiguille sur la seringue et perce l’opercule du flacon. Je soulève le drap et dénude le bras du patient, puis désinfecte. Je lui injecte le produit en intramusculaire, dans l’épaule, car c’est le moyen le plus rapide pour enrayer la septicémie.

Au bout d’un moment, la respiration du malade s’apaise un peu, les sifflements se font moins profonds.

— La pièce est pauvre en oxygène, je remarque. Il faudrait déplacer cet homme dans un endroit aéré.

— Nous ne chauffons pas ce bâtiment la journée, me répond le terroriste. Il aurait trop froid à l’étage. Ici, au moins, la cheminée est allumée la nuit et propage sa chaleur.

Je réfléchis un moment. Je comprends que les djihadistes ne font pas de feu pour ne pas signaler leur présence par une fumée qui se verrait de loin le jour. Néanmoins, ce vieillard manque d’oxygène et la température proche de zéro l’empêche de reprendre des forces.

— Ne pouvez-vous mettre des braises dans un récipient pour faire des braseros ? je questionne.

Le jeune me considère un instant, pensif. Puis il déclare.

— C’est possible. Je vais demander.

Il passe la tête hors du réduit et formule quelque chose aux types qui jouent aux cartes de l’autre côté.

Un moment plus tard, celui qui parait être leur leader entre dans la pièce. Les deux hommes échangent en arabe. Puis ils m’annoncent.

— Il va être fait comme tu dis. On va installer notre mufti dans mon bureau, m’explique le plus jeune des deux.

— Hamza, aRwāh*[1] ! braille le chef.

Un soldat d’Allah arrive pour prêter main forte. Le plus jeune lève le religieux avec précaution, tandis que Hamza transporte le matelas. Le leader ouvre la marche. Je suis les djihadistes jusqu’à un escalier qui nous emmène au premier étage. Nous entrons dans une petite pièce munie d’une fenêtre à doubles vantaux. Un bureau occupe l’espace, sur lequel un ordinateur portable est installé. Tiens, ils ont donc l’électricité ici, je note mentalement.

Le dénommé Hamza pose le matelas contre un mur, et repart chercher les braseros. Il revient avec deux casseroles pleines de charbons ardents, qu’il dispose au pied et à la tête du lit. Puis il se retire après avoir exécuté une génuflexion en direction de l’homme souffrant.

— Viens avec moi, m’ordonne leur commandant.

— S’il se réveille, il faudra lui donner de l’eau sucrée à boire, dis-je en me parlant au plus jeune, qui a l’air d’être le garde-malade attitré du mufti.

Je suis le chef qui ressort de la pièce sans un regard en arrière. Visiblement il s’attend à ce que je lui obéisse. Ce que je fais, dès que l’autre m’adresse un signe d’assentiment pour me signifier qu’il a compris ma consigne.

[1] « Viens ici » en arabe algérois.

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