Chapitre 65 Evie

8 minutes de lecture

Nous redescendons l’escalier, dont les marches en bois grincent sous nos pas. La demeure est silencieuse, à peine un rire étouffé s’échappe de la salle des repas de temps à autre. L’atmosphère poussiéreuse est si calme que cela ne me laisse rien présager de bon. Où est Djalil ? Où sont les filles ? Sont-ils emprisonnés dans des cellules ?

Le chef me fait entrer dans ce qui lui sert de bureau et referme la porte derrière moi. Il ne semble pas armé, mais à vrai dire il doit cacher au moins un couteau sous son kami.

— Sais-tu qui nous sommes ? me demande-t-il abruptement.

C’est une question piège. Je suis tentée de faire l’innocente pour essayer de m’en tirer à bon compte, mais cela serait sûrement stupide de ma part de prétendre nier l’évidence.

— Je le sais depuis que je suis arrivée ici, je biaise. Où est Chanoune ?

Il me répond par une autre interrogation.

— Qu’est-ce que tu lui veux ? Pourquoi l’as-tu suivie jusqu’ici ? me demande-t-il d’un ton rogue.

Son regard dur se braque dans le mien. Un frisson me parcourt. Cet homme est dangereux, je le sens au plus profond de mon être. Et ce danger est bien pire que celui que représente Ludovic, je le comprends, à présent.

— Je l’ai accompagnée parce que je voulais savoir pourquoi elle a abandonné son bébé au centre médical où je travaille, je réponds.

— Tu n’as pas peur de moi. Tu as tort. J’aime mater les petites putes de ton genre, m’annonce-t-il brutalement.

Je réprime un hoquet et déglutis. Je comprends vraiment à quel point je me suis mise dans de sales draps.

— Attends-tu de l’aide ? reprend-il.

Encore une question piège. Si j’acquiesce, cela voudra dire que la cavalerie se prépare. Si je réponds par la négative, il va me traiter de menteuse. Qui pourrait imaginer que personne ne s’inquiètera de moi au dispensaire ?

— Vous n’étiez pas difficile à trouver, je provoque. Suivre vos traces ne relevait pas de l’exploit.

— Tu te crois maline, hein ? Je vais te faire comprendre qu’en t’engageant ici tu as abandonné tout espoir derrière toi, me dit-il en s’avançant vers moi, bien trop près à mon goût.

Heureusement, quelqu’un toque à la porte.

— Brahim, c’est moi.

Le plus jeune des deux djihadistes n’attend pas la réponse et entre. Je respire un grand coup, soulagée de cette interruption.

— Qu’est-ce que tu veux ? grogne le dénommé Brahim d’un air mauvais.

— Le mufti est réveillé, il désire te parler.

— Conduis cette pute à la crypte avec les autres, ordonne-t-il sans même me regarder.

Puis il quitte la pièce, tandis que l’atmosphère s’allège immédiatement. Je viens d’avoir une sacrée peur. Le deuxième homme s’approche de moi et me glisse, presque timidement.

— Je m’appelle Azir. Suis-moi. Tu seras en sécurité avec les femmes en bas.

— Vous lui ressemblez, pourtant vous êtes différent. C’est votre frère ?

— Oui.

— C’est le chef ?

— C’est lui qui commande notre groupe, car celui qui était chargé de nous conduire au nord est mort lors de l’attentat d’Ouchgouli. Depuis que le mufti est malade, mon frère a d’énormes responsabilités.

Je lui emboite le pas, digérant ces informations. Nous traversons le grand hall en direction des escaliers qui mènent au sous-sol.

— Vous ne ressemblez pas à un moudjahidine, je lui déclare, en espérant qu’il se dévoile davantage.

Plus j’aurais de renseignements, plus j’aurais de chance de nous faire sortir de ce piège.

Il descend quelques marches, et attend que je le rejoigne.

— C’est normal, je ne suis pas un soldat, s’amuse-t-il.

Là, c’est moi qui suis étonnée. Les terroristes ne sont-ils pas tous des fous de Dieu armés de ceintures explosives ? Je retiens mes pensées, mais il parait lire en moi et me répond.

— Je réalise le montage vidéo, précise-t-il. Je suis chargé de relayer l’appel du grand mufti au-delà des frontières, ainsi que de propager notre foi, et expliquer au monde ce qu’est la loi coranique, la charia. J’envoie les films que je fais sur le web, afin de diffuser la nouvelle qu’un état islamique est en construction.

De multiples questions jaillissent dans mon esprit. Je croyais que DAESH avait été anéanti en 2017 ?!

— Il y a internet ici ? je m’étonne.

— Non. Je stocke mon travail sur clé USB pour une diffusion ultérieure. Nous avons des batteries rechargeables pour l’électricité, ajoute-t-il en voyant mon air perplexe.

— Pourtant DAESH n’existe plus ! je m’exclame.

— L’État islamique a été défait en Irak. Mais le territoire de l’EI en Syrie perdure encore, même s’il a beaucoup rétréci.

— Pourquoi votre groupe est-il venu attaquer Ouchgouli, alors ?

— Suis-moi. Avant de t’emmener avec les femmes, je vais t’expliquer ce que tu veux comprendre.

Aïe, finalement, je me demande si c’est une bonne chose d’en savoir trop. Ne sera-t-il pas plus enclin à m’éliminer plus tard ?

Mais déjà, Azir a atteint le bas de l’escalier et se dirige dans un couloir. Il se tourne vers moi, attend que je le rejoigne. Je m’exécute en appréhendant ce qu’il pourrait me faire.

— Mon frère n’était pas comme ça, auparavant. Il a changé à cause de la violence que nous avons vécue. C’est un historien, pas un combattant. Il est devenu dur, car sinon les autres nous tueraient.

Est-ce du regret que je perçois dans ses paroles ?

— Comment se fait-il que vous soyez cachés dans ce monastère, à conduire le djihad au milieu de nulle part ?

Son expression s’assombrit, alors qu’il me considère d’un air ennuyé.

— Tes amis vont bientôt venir te chercher, n’est-ce pas ? me demande-t-il en me prenant au dépourvu.

Je ne peux pas répondre à cette question sans mettre en danger l’assaut que doit préparer Ludovic, je mens très mal. Perdue, je préfère me taire.

— C’est bien ce que je pensais, comprend Azir. Si toi et la gamine avez pu suivre les traces du marchand et du villageois, n’importe qui peut en faire autant.

— Que va-t-il arriver aux filles que vous avez enlevées ? j’interroge avec anxiété. Est-ce qu’elles vont bien ?

— Ne t’inquiète pas. Elles n’ont pas de mal. Les combattants ne les ont pas touchées, ce sont encore des bébés. Il faut leur laisser le temps de grandir pour pouvoir se marier selon la loi.

Je suis soulagée.

— Et Djalil ? je demande.

— Ce n’est pas pareil. C’est un homme. Il va nous aider à traverser le Caucase.

— C’est pour cela que vous êtes ici, vous êtes en fuite ?

— Tu es intelligente, tu saisis vite ! s’exclame-t-il. Lorsque les alliés occidentaux ont attaqué Raqqa, notre calife s’est aperçu que tout était perdu. Il a ordonné que des groupes quittent la Syrie pour reformer une terre d’asile ailleurs.

Azir prend une longue inspiration pour trier ses idées, ou bien trouver ses mots, je ne sais pas bien.

Ses explications me permettent de mieux saisir ce qui se joue ici. Je comprends que l'attentat n’arrive pas de nulle part, mais que cela fait suite à des événements dont j’ignore tout.

— Notre émir, le commandant, était Tchétchène, poursuit Azir. Il voulait recréer le Rassemblement des Peuples de la Montagne[1], fondé en 1917. Il pensait rejoindre les guerriers qui ont combattu avec Chamil Bassaïev pendant l’apogée de la Brigade islamique internationale du maintien de la paix[2], une organisation qui a opéré en Tchétchénie, mais aussi en Géorgie dans les années 90 à 2000, contre la Russie.

Le prénom de Chamil me fait sursauter. Djalil et Chanoune se sont donc inspirés de ce type célèbre qui a fait l’histoire du Caucase !

— Vous êtes loin de la Tchétchénie, je remarque.

— Ramzan Kadirov, le président de la Tchétchénie, est un homme à la solde de Vladimir Poutine. La Russie met toutes ses forces contre le djihad, sais-tu ?

J’opine de la tête.

— Oui, Moscou a envahi la Géorgie, car le Pankissi abritait des terroristes, je réponds.

— Donc pas question de nous installer en Tchétchénie, tu vois. Nous préférons aller en Kabardino-Balkarie, là où se trouve des anciens de la Brigade islamique internationale du maintien de la paix, afin de propager le Da 'wa, l’appel de l’Islam aux non-musulmans.

— C’est l’hiver qui a arrêté votre course, je suppose.

— Entre autres. Nous sommes ici, car le père de Djalil était un homme influent dans le Djihad. Il faisait partie du Diwan al-Ribaz, ceux qui vendent les antiquités aux mécréants, pour rentrer de l’argent. C’était un proche de certains membres du parti BAAS de Saddam Hussein, en Irak. Ce sont eux qui ont créé l’État islamique, sur le modèle d’Ibn Kaldoun, explique-t-il d’un air songeur.

— Qui est Ibn Kaldoun ? je questionne.

— C’est un historien du moyen-âge qui a étudié la formation des califats des tribus nomades du début de l’islamisme. Ce théoricien a inspiré nos fondateurs.

— Le parti BAAS en Irak est mêlé au djihad, je m’étonne.

— Tu as entendu parler de la grande divergence religieuse chez les musulmans, me demande-t-il ?

Je fais signe que oui.

— Pendant que Saddam Hussein détenait l’autorité en Irak, les sunnites étaient au pouvoir. Lorsque les Américains sont venus faire la guerre à Saddam, ils ont destitué les sunnites pour mettre à la place uniquement des chiites. Or la discorde entre sunnites et chiites date de la succession du prophète Muhammad. Les sunnites ont été les grands perdants du nouveau gouvernement. Des membres de l’ancien parti politique de Saddam Hussein se sont regroupés et affiliés à Al-Qaïda, pour lutter contre l’envahisseur américain.

— Que s’est-il passé après, je demande, captivée par ce pan de l’histoire dont j’ignore tout.

— Il y a eu une scission avec Al-Qaïda, qui n’était pas assez radicale au goût des Irakiens. Ils ont fondé l’État islamique au Pays de Sham. Il y a eu plusieurs noms différents ensuite.

— Azir, crie la voix de son grand frère depuis le haut de l’escalier. Viens tout de suite !

— Il faut que j’y aille. Tu vas retrouver les femmes, à présent.

— Allez-vous nous tuer ?

— J’ignore la réponse à ta question, aussi je ne vais pas te mentir. Mais je ne crois pas. Le temps presse, nous devons nous enfuir avant que les militaires n’interviennent ici.

— Vous êtes informés pour l’armée…

— Le marchand savait tout grâce à ce gros, au village. Viens, dépêche-toi, si tu ne veux pas d’ennui.

Je me hâte à sa suite alors qu’il traverse le couloir. Il ouvre la porte en face et me pousse dans la pièce avant de refermer à clé. Je découvre Chanoune en pleurs, assise à même le sol d’une vaste salle sans fenêtre, entourée de ses amies, Alexandrina et Nino. Je me précipite vers les jeunes filles, craignant par-dessus tout que les terroristes leur aient fait du mal.

[1] Le Rassemblement des Peuples de la Montagne était formé des actuelles républiques russes d’Adyghée, de Karatchaïevo-Tcherkessie, de Kabardino-Balkarie, de Tchétchénie, d’Ingouchie, d’Ossétie du Nord et du Daghestan.

[2] Organisation terroriste qui agit contre les troupes russes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Coralie Bernardin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0