Chapitre 66 Ludovic

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En m’approchant du point de rendez-vous, je distingue Aleksander et Gregory, debout, à côté de leurs motoneiges. Un peu plus loin se tient un troisième engin avec deux autres hommes en tenues militaires. Je repère immédiatement qu’il ne s’agit pas des nôtres.

Je reconnais Vladimir assis à l’avant de son véhicule. Aleksander et Gregory se mettent au garde-à-vous lorsque je suis à leur portée. Ils semblent gênés. Probablement parce qu’ils sont accompagnés par les gorilles de Roman, sans mon autorisation.

Je réfléchis très vite. Si j’exige des deux étrangers qu’ils décampent, rien ne les empêchera de suivre les traces que je viens de laisser dans la neige, et ainsi remonter ma piste jusqu’au monastère, où Marko risque de se faire surprendre.

Donc pas question de les chasser.

— Rompez, j’ordonne à Aleksander et Gregory. Je vois que mon oncle a mandaté ses amis pour vérifier que je vais bien, je l’en remercie, dis-je à Aleksander.

Celui-ci comprend ma manœuvre et traduit en russe mes paroles pour les mercenaires, que je surnomme pour moi-même sur le champ « les tiques ».

Ces bestioles sont des parasites qui se nourrissent du sang des animaux qu’elles sucent, un peu comme ces types, qui vivent sur le malheur de leurs victimes. J’adresse un vague sourire à Vladimir, qui m’en offre aussi un en retour. On pourrait presque croire que la glace est rompue entre lui et moi, même si je sais qu’il n’en est rien. Chacun de nous deux se méfie de l’autre. Chacun va essayer de jouer au plus fin. En tout cas, s’il y en a bien un qui s’amuse à brouiller les pistes, c’est Roman. Je me promets de lui tirer les vers du nez concernant la présence de ces types bien trop entraînés au combat à mon goût. Mon oncle doit vraiment tremper dans un trafic illégal pour avoir ainsi besoin de la protection de ces malabars mal dégrossis. Peut-être est-ce des armes, ou de la drogue, car je ne vois rien d’autre qui nécessite autant de matériel technologique de pointe à sa disposition. J’enfourche la motoneige de Gregory et laisse rentrer mes subordonnés sur celle d’Aleksander. Il nous faut deux bonnes heures pour regagner Ouchgouli sur le sentier qui contourne le massif dans lequel j’ai passé la journée. L’après-midi touche à sa fin lorsque nous arrivons à l’auberge. Ce que je craignais s’est produit, la bande armée de Roman a investi les lieux. Ce salopard a profité de mon absence pour placer ses soldats partout sur mon territoire. Je comprends mieux pourquoi Aleksander n’a pas osé se dresser contre ces types, en surnombre par rapport à notre petite équipe. Dès que mon unité sera là, la première chose à faire sera de dégager ces connards.

La situation est critique. Pour l’instant, je me contente de regagner mon bureau et commande une tasse de café bien chaud par l’intermédiaire de Gregory.

Je m’enferme avec Aleksander pour écouter son rapport et le mettre au courant de notre découverte, ainsi que de la position actuelle de Marko, posté en éclaireur sur le compound. Je lui révèle au passage la dernière folie d’Evie, ce qui fait secouer la tête de l’instructeur de l’OTAN.

— Elle a envie de mourir ? ironise-t-il pour masquer son angoisse d’avoir une civile de plus à protéger lors de l’intervention du service action.

Je ne relève pas, même si je suis mordu d’Evie. J’avoue que pour l’heure, si je la tenais entre mes mains…

Ce que je pouvais imaginer de pire s’est produit, elle s’est fait capturer par les plus grands salauds sur terre. Mais qu’est-ce que cette fichue gonzesse a dans la cervelle !

Je me suis absenté quelques heures, cela a suffi pour que tout tourne de travers ! L’auberge est envahie par les paramilitaires, lesquels ne se sont pas gênés pour accompagner Aleksander lors de notre récupération au point de rendez-vous. D’ailleurs, à ce propos, je dois demander des comptes à mon cher oncle. Il n’est pas question que ses soldats interviennent sur l’assaut que les Forces spéciales doivent mener.

C’est le merdier le plus total !

J’interroge le maréchal des logis Aleksander.

— Au rapport, j’aboie. Depuis quand les gardes du corps de Roman sont-ils ici ?

— Depuis l’aube, m’informe l’instructeur de l’armée géorgienne, impavide. Ils étaient déjà installés dans les rues du centre lorsque je suis arrivé sur place. Ils ont investi l’auberge sans la permission de la patronne. Puis ils m’ont assigné l’un d’eux, pour surveiller les mouvements et les transmissions. Je suppose qu’ils veulent connaitre la position des djihadistes. Ce que je ne comprends pas, c’est ce que cette société privée fiche avec ton oncle.

— Combien sont-ils, exactement ?

— En tout dix-neuf soldats, vingt et un si on compte Levan et Roman.

Cela confirme leur nombre, identique à celui constaté dans le hangar à Maestia.

— Mon unité est parachutée ce soir, dis-je à Aleksander pour l’informer. Il faudrait se débarrasser d’eux, mais on ne peut pas les faire disparaitre. On devrait les envoyer sur une fausse piste.

— Ils ont localisé le secteur vers lequel on t’a récupéré, remarque Aleksander.

— Peut-on les pousser à croire que je venais d’atterrir en parapente en provenance d’un point plus éloigné ?

Aleksander prend quelques instants pour réfléchir, puis il examine la carte topographique à petite échelle fixée au mur, sur laquelle il superpose un relevé météorologique au moyen du projecteur vidéo.

— C’est envisageable, répond-il au bout de quelques secondes. Tu pourrais avoir emprunté ce couloir descendant, et celui-ci, ascendant, m’expose-t-il en désignant les endroits.

— Ça serait crédible. L’abri des terroristes serait ici, dans ce hameau abandonné, plus au nord.

— Il faudrait qu’ils entendent cette information comme par hasard, peut-être pendant une fausse transmission avec le PC. Qu’en dis-tu ? demande Aleksander.

Je regarde ma montre. Il est dix-huit heures. J’envoie un signal lumineux sur la radio de Marko. S’il me répond, c’est que nous pouvons effectuer une liaison. Heureusement, c’est bien le cas. En effet, tout va se jouer sur un minutage bien précis. Il faut que les Wagner aient décampé avant l’arrivée de mon unité. Je ne veux pas que les gars s’épuisent dans un combat avec les mercenaires avant l’assaut. D’autant plus qu’un incident pourrait alerter les médias internationaux sur l’appui de nos forces dans le Caucase. Ce serait un fiasco.

— C’est l’heure de contacter Marko. Je vais lui demander de se faire passer pour le Capo. Si c’est ce traitre de Roman qui rapporte l’information, ça sonnera plus vrai, je rétorque. Va me le chercher, il doit répondre à mes questions sur la présence de ses troupes dans mon QG.

— Acceptera-t-il d’être convoqué ? doute Aleksander.

Je prends le temps de réfléchir.

— Dis-lui que j’envisage de réclamer son aide pour porter l’assaut. Ça le fera venir.

D’un signe de tête, Aleksander me signifie qu’il a compris.

— Bien, mon capitaine. Si vous êtes prêt, j’y vais tout de suite.

Un instant plus tard, Irina me monte mon café. J’attrape le mug et la remercie distraitement, car je suis en train de pianoter les fréquences de ma radio longue portée pour une fausse communication avec le caporal de la DGSE. Marko me répond.

Irina me regarde faire, debout face au bureau derrière lequel je suis assis. Sans doute est-elle fascinée par ma manipulation rapide des boutons, mais je ne veux pas qu’une civile écoute ce que j’ai à transmettre, même si elle ne parle pas un mot de français et que j’envisage de jouer la comédie. Je la congédie donc d’un geste en lui demandant de m’apporter une part de gâteau, si jamais elle en a sous la main. Irina ouvre la bouche pour me dire quelque chose, mais devant mon air renfrogné, s’exécute et fait demi-tour.

J’ai juste le temps d’expliquer la situation à Marko lorsque la voix d’Aleksander me parvient du bout du couloir. Je devine que Roman l’accompagne, ainsi qu’un autre homme. Irina referme la porte derrière elle comme je griffonne les coordonnées GPS du hameau désert. Aleksander frappe, puis introduit mon oncle et Vladimir dans le bureau, pendant que je fais mine d’achever ma transmission radio. La présence du mercenaire va renforcer la supercherie, tant mieux.

— Numéro deux est posté en éclaireur. Une civile supplémentaire est retenue en otage. À vous.

— Bien reçu. Expédiez les références du point d’impact.

J’égrène les chiffres.

— À vous, terminé.

— Bien reçu, terminé, me répond Marko.

Je coupe la liaison et me tourne vers Roman.

— Renvoie ton cerbère, je lui ordonne en désignant Vladimir d’un signe de tête.

Roman parle en russe. Vladimir m’envoie un regard assassin, puis se lève de son fauteuil à contrecœur, après avoir craché quelques mots au vieux mafieux.

Aleksander cille des yeux. Il comprend le russe, il vient de surprendre quelque chose, que je ne vais pas tarder à connaitre.

Vladimir sort, tandis qu’Aleksander referme la porte derrière lui. Je ne prends pas de gant pour interroger mon oncle.

— Que font-ils ici ? je demande durement, excédé par les cachotteries de Roman.

— Je n’ai pas le choix. Vladimir détient mon fils.

— Qu’est-ce que c’est que cette foutaise ? Tu m’as affirmé ne pas avoir eu d’enfant !

— C’était faux. J’ai eu un garçon avec une Afghane. Il a vingt-quatre ans. Il s’appelle Kunaï.

La révélation me file un choc. Je respire un grand coup. Ce n’est pas le moment de faire du sentimentalisme pour un neveu que je ne connais pas encore.

— Comment en es-tu arrivé là !? je questionne, abasourdi par cette nouvelle donne.

— C’est un peu long à expliquer, répond Roman, évasif.

— Je ne te demande pas de remonter à la naissance de Kunaï, mais juste pourquoi Vladimir a kidnappé ton fils pour se faire obéir !

Roman s’abandonne contre le dossier de son fauteuil. Il regarde par la fenêtre, inspire à fond, puis reporte ses yeux dans les miens. Je sirote mon café tiède, en me maudissant de l’avoir laissé se refroidir. Je l’aime brulant. Aleksander va nous chercher une carafe d’eau, et prend place dans le siège à côté de mon oncle.

— C’était en Syrie, à Raqqa, commence le vieux mafieux. J’avais rendez-vous avec Merhab Baktou pour examiner et acheter de la marchandise.

— Quelle marchandise ? je l’interromps.

— Tu le sais très bien. Les antiquités sorties des fouilles illégales de DAESH.

— Oui, et alors ? je demande.

Roman se racle la gorge, attrape son verre et en boit une lampée. Dehors, le crépuscule propage l’obscurité. J’espère que Vladimir est en train d’organiser le départ de ses troupes vers notre fausse piste.

— Nous avions convenu d’un point de rencontre la nuit, dans une maison réquisitionnée par les combattants islamistes. Mehrab avait apporté une grande quantité de marchandises, et j’étais en train d’examiner de très belles pièces, lorsque Vladimir a débarqué, l’arme au poing.

— Que faisait-il là-bas ? j’interroge.

— Tu sais que la Russie a envoyé ses troupes militaires en Syrie ?

— Oui, elle appuyait Bachar El Assad. Mais elle a aussi expédié les Wagner en première ligne, pour affronter les Forces rebelles et Daesh.

— Vladimir est venu interrompre ton petit commerce illégal en Russie, je devine.

— Tu comprends vite, me complimente le vieux mafieux, ironique. Il pouvait nous exécuter tous les deux, mais lui et ses hommes se sont contentés de buter ceux qui montaient la garde.

— En contrepartie de ne pas te dénoncer au maitre de la Russie, il a exigé de toi que tu deviennes son informateur ?

— Moi, mais aussi Baktou. Il s’assurait ainsi d’être aux premières loges en matière de renseignements capitaux sur les mouvements de Daesh, complète mon oncle.

— Ce Vladimir a de l’ambition, je murmure.

— Il compte en effet mener l’assaut du nid djihadiste pour fournir à son boss un prétexte pour envahir la Géorgie.

— Et toi, tu ne peux pas t’opposer à cette invasion, car il détient ton fils…

— C’est ça, me confirme Roman, amer.

Quelqu’un frappe à la porte. Aleksander ouvre et fait entrer Irina, qui rentre avec un plateau chargé de tasses de thé et de gâteaux. Elle m’apporte également une cafetière pleine fumante, ce dont je lui sais immédiatement gré.

— Participeras-tu, toi aussi, à l’assaut ? je demande à mon oncle.

— Je n’ai pas le choix, grogne ce dernier. Je ne peux pas être un traitre au Kremlin, cela reviendrait à placer un contrat sur ma tête par la famille qui me protège.

Je digère cette ultime information. Faire partie de la Mafia russe a des inconvénients, cela l’oblige à livrer sa propre patrie.

Irina sert une tasse de thé à Roman, qui accepte avec reconnaissance. Puis elle distribue des assiettes à dessert chargées de pâtisserie. Mon estomac se met à gronder. Je n’ai rien avalé depuis cette nuit, je suis incroyablement affamé. Je porte à mes lèvres avec délice une bouchée d’un petit cake, que je fais suivre d’une gorgée de café brulant. Je savoure ce répit en tentant de réfléchir.

— Il faudrait se coordonner pour l’assaut, dis-je à mon oncle, car je dois être sûr de le lancer sur une piste erronée.

— Vladimir va faire comme si vous n’existiez pas, crache Roman, avec mépris.

Il lorgne le papier avec les fausses références qui trainent sur le bureau. Si j’en crois sa réaction, le piège a fonctionné. Les Troupes Wagner vont se préparer pour le hameau désert. Nous devrons faire vite de notre côté. L’unité trois doit être larguée au-dessus du monastère. Cela nous fera gagner du temps si je les retrouve là-bas avec mon groupe. Mais pour m’y rendre, il faut que mon oncle et ses molosses soient déjà partis. Or, s’ils circulent avec leurs hélicos, on ne va pas pouvoir les tromper durablement.

Irina s’affaire en ramassant les trop nombreuses tasses de café sales qui trainent de partout.

Je réfléchis à toute vitesse, quand tout à coup, Roman se lève, et se met à courir en direction du couloir. Irina le regarde d’un air hilare.

— Qu’a-t-il ? je la questionne.

— Je savais qu’il est le seul à boire du thé parmi vous trois, rigole la tenancière. Il vient d’avaler une potion de ma composition : des feuilles et des fleurs de symphorine. C’est à effet immédiat : il va avoir une belle diarrhée toute la nuit !

Je la regarde, médusé. Qu’est-ce qui lui a pris ?

Le maréchal des logis se retient de pouffer de rire.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? demande Aleksander, dont la commissure des lèvres tire vers le haut.

— C’est un solde pour tous comptes, répond la vieille femme en regagnant son sérieux. Il mérite une leçon. Et puis, il aura une bonne raison pour ne pas accompagner ces Russes !

Elle prononce « Russes » avec mépris, ce qui ne m’étonne pas. Les gens d’ici détestent la Russie, qui a occupé le pays plusieurs fois.

— Je dois vous informer de quelque chose, reprend Irina. L’infirmière de l’ONG, celle qui est mariée avec le toubib…

— Oui, et bien ? je m’impatiente en pensant qu’elle bavarde pour rien alors que le temps presse.

Irina arbore un air de conspiratrice alors qu’elle se tourne vers la porte et la referme.

— Et bien, elle a eu une bonne idée pour nous débarrasser des sbires de Roman. Les docteurs vont mettre un somnifère dans le repas des soldats russes ce soir, chuchote-t-elle. J’ai préparé un chanakhi à la bière et au mouton pour cacher le goût. Je vais leur servir une liqueur de gentiane pour leur donner de l’appétit, et après… Ils dormiront comme de gros bébés.

Cette annonce me fait l’effet d’une bombe d’adrénaline. Ce plan peut-il fonctionner ? Comment les membres de l’ONG peuvent-ils accepter une telle chose ? C’est contraire à leur éthique !

Je regarde l’heure, c’est bientôt dix-neuf heures. Je dois appeler Marko pour connaitre la situation sur place, puis joindre le PC de Paris pour les informer de ce qui se passe ici.

— Je vous remercie pour tout ce que vous faites, Irina, lui dis-je, car je sais qu’elle joue gros aussi en s’impliquant autant.

— Il n’y a pas de quoi ! Si je peux être utile contre une nouvelle invasion, cela vaut bien quelques risques !

— Laissez-moi deviner, cette brillante idée est celle d’Evie ?

Elle me regarde, l’air surpris.

— Pas du tout, c’est l’autre infirmière qui a décidé cela, Charlotte.

C’est à mon tour d’être étonné. Evie déteindrait-elle sur son amie ? Alan va se faire des cheveux blancs !

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