"Misfit"

6 minutes de lecture

Voici la suite de "Pattern", mais aussi de plusieurs histoires du recueil "L'or & l'acier"

«Inadapté »

Il était assis, là, la main dans les cheveux, le dos vouté, le coude sur l'une des quelques tables apprêtées dans le coin de la vaste salle de bal. Depuis peu, sa vie avait tourné au cauchemar. Oh, ce n'est pas qu'elle était simple avant, non... Mais depuis que son pire secret avait été éventé, depuis que cette affreuse araignée le tenait par la gorge, il n'avait plus aucun espoir. Bien sûr, sa sœur était enfin seule, et son ancien amant tout au fond d'une prison sordide. Mais tout cela en avait-il valu la peine ? Il se retrouvait là, le cœur meurtrit par son amour impossible, la tête remplie par les grands yeux de sa belle, à se morfondre en plein soir du Grand Bal. Dame Corbeau n'était d'ailleurs pas présente, la seule qui aurait pu lui redonner le sourire. Non, elle avait d'autres affaires. Officiellement. Mais officieusement, il savait qu'elle devait encore pleurer dans sa chambre son amour perdu.

-Tssseuh ! ragea-t-il, se recroquevillant un peu plus.

-Et bien, seigneur Corbeau ? Etes-vous le seul représentant de votre lignée ce soir ?

Un homme s'était approché, le sourire aux lèvres, visiblement peu effrayé par l'aura sombre émanant du jeune homme. Corben n'était pas le plus avenant de sa famille, ni même le plus... visible. On avait d'ailleurs toujours tendance à le fuir, ou pire, à l'ignorer.

- À qui ais-je l'honneur ?

- À quelqu'un qui ne se mêle pas de ses affaires, sans aucun doute. Mais je me demandais ce que faisait un si grand hériter à marmonner seul au fond de la pièce...

- Rien... je n'y fait rien.

Le corbeau remit mieux ses lunettes sur son nez, fit mine d'ignorer l'inconnu qui lui présenta un verre. Le compère ne broncha pas, se retourna soudainement quand tout deux entendirent un soupire d'admiration parcourir la salle. C'était le général Aigle, que tous _ et toutes _ attendaient, qui avait pénétré la grande porte d'or de l'entrée. Le roi n'était pas encore présent à la fête, mais l'arrivée de ce grand Seigneur avait fait sans nulle doute sensation.

-Sire Aigle, sire Aigle ! Je vous en prie, pourriez-vous au moins accepter cette danse ?!

Tout un troupeau d'agnelles, bêlant comme des brebis, se ruait autour de l'homme. Il faut dire qu'il était beau, avec son profil vainqueur, ses yeux d'azur, son uniforme immaculé d'or et d'ivoire. Ses cheveux d'un blanc pur soigneusement plaqués en arrière, ses mains tenues derrière le dos avec élégance : tout en lui inspirait la force et la dignité. Il sourit aussitôt d'un air charmant.

Des rires éclatèrent, et déjà le général attrapait la main de la plus jolie demoiselle de la salle. Les musiciens s'enflammèrent, et les danses repartirent de plus belle dans un tourbillon de tissus de brocards et de froufroutement de soie.

-Pffffeuh... ne put s'empêcher de contenir le corbeau, dégoûté.

-Un problème... ? répondit l'homme à ses côtés, sirotant un alcool ambré. Il proposa à nouveau un verre au jeune seigneur, qui accepta enfin. Corben attrapa la flute et la vida cul-sec sans ménagement. Enfin, il se renferma à nouveau, la tête entre ses coudes, étalé sur la table minuscule.

-Il faut dire qu'il sait y faire, c'est sûr... commenta son nouveau compagnon.

-Bof...

Corben jeta un œil par-dessus son bras, admira secrètement l'aura lumineuse et solaire du Général. Tout l'inverse de lui... Il grommela.

-Son succès n'est pas anodin. Ce n'est pas seulement son statut, ni même sa beauté...

-Moi aussi, je suis de la haute... gronda Corben.

L'homme sursauta, jeta un œil en coin au jeune noble.

-Ha, bien sûr ! Je disais justement que ce n'était pas seulement ça...

-Que voulez-vous que ce soit d'autre ?

-Ha ! Son charme, voyons ! Aucune femme ne saurait y résister !

-Peuh ! continua le corbeau, indigné. J'en connais plusieurs qui ne seraient pas intéressées.

-Qui donc ?

-Ma sœur, par exemple !

Son interlocuteur le fixa quelques secondes sans rien dire, n'osant répondre.

-Votre... votre sœur ? Est-elle insensible aux charmes de ce monde... ?

À ces mots, Corben enfouit sa tête entre ses bras et poussa un gémissement d'enfant. Il pleurait silencieusement.

-Je... Vous avez dû mal me comprendre...

Son comparse posa une main sur son épaule.

-Je ne sais pas ce qui vous rend si mélancolique, continua-t-il, mais je suis sûr que vous aussi vous avez de quoi briller.

Corben ne répondit pas, frissonnant au contact de ses doigts. Enfin, il renifla.

-Briller ?

-Mais bien sûr ! Vous êtes jeune, vous avez de l'argent...

-Mais pas charmant...

-Mais bien sûr que si ! Vous manquez juste d'expérience, cela se voit !

Corben releva la tête. Elle commençait d'ailleurs à lui tourner, mais il ne savait pas si c'était à cause du chagrin ou de l'alcool. Il n'avait jamais bien tenu ni l'un, ni l'autre...

-D'expérience ?

Son ami hocha la tête avec enthousiasme, plein d'encouragement.

-Bien sûr ! Ne faites-donc pas cette tête, je suis sûr qu'avec un peu de pratique, elles tomberont toutes à vos pieds !

Corben remis une nouvelle fois ses lunettes en place, jeta un regard sceptique à son compagnon. Puis il fouilla la pièce du regard. Il répondit d'une voix morne.

-J'en voudrais juste une. La plus magnifique, la plus douce. La plus fragile...

L'homme toussota, un peu gêné.

-Et bien je ne sais pas si votre belle se trouve ici mais... Mais peut-être devriez-vous aller au moins danser.

Corben fit la moue.

-Non.

-Je vous assure que cela vous ferait du bien. Ou pensez-vous peut-être que la danse n'est autorisée qu'aux aigles ?

-Et pourquoi ça le serait ?!

-Pensez-vous qu'il soit meilleur que vous ?

-Je suis Corben, illustre héritier de la famille des Corbeaux ! Et, foi d'oiseau, je peux vous montrer ce que je vaux !

Poussé par la fougue et la jalousie, le jeune homme se leva soudainement, titubant légèrement. Il s'épousseta enfin, jeta un regard de défi à son interlocuteur. Ce dernier lui fit un sourire rassurant.

D'un geste instinctif, il remit à nouveau ses lunettes, regarda tout autour de lui. Il n'y avait que robes immenses et fleuries, éventails fournis et parfum de rose. C'était très, très, très inquiétant. Il déglutit. Enfin, il prit son courage à deux mains et fendit la foule pour inviter quelqu'un.

Mais monsieur fit son difficile : celle-ci était trop gracile, cette deuxième bien trop volubile... Il perdit bien 15 minutes à se décider. Tant pis, prenons la première ! C'est ce qu'il se disait enfin, repérant une magnifique robe d'ébène parmi les teintes pastelles. Il s'approcha rapidement, ses yeux cachés par le reflet de ses lunettes, et fit le sourire le plus charmant qu'il put. Et il faisait un peu peur, avouons-le.

-Tu me veux quoi, le piaf ?

Une voix inquiétante, menaçante, raisonna. Corben se stoppa net, regardant la fille qu'il venait d'aborder. Elle était belle, certes, toute habillée de noir et d'ombre. Ses boucles de charbon tombaient en cascade autour de son joli visage rond, ses yeux profonds comme la nuit le figèrent sur place. Mais elle était aussi absolument terrifiante : un air désagréable, une moue déterminée, et surtout aucune once de grâce. Il voulut aussitôt se défiler.

À peinte eut-il le temps de se retourner qu'une main attrapa son poignet.

-Tu veux danser, c'est ça ?

-Je...je... hésita Corben, déboussolé.

-Alors on danse. Et tu as intérêt à t'y connaître ! J'en ai marre de m'ennuyer.

Il n'eut le temps de riposter que la belle et sombre agnelle le tira littéralement vers la piste. Enfin, elle posa ses bras autours de son cou et fixa son regard effrayé. Elle sourit avec amusement.

-Tu sais quoi... ? Je crois que finalement, on va bien s'amuser...

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