Écho

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À Blair Creek, les enfants ne jouaient pas avec l'écho. Les résonances qui descendaient de la montagne possédaient quelque chose de troublant. Une déviation du son, un décalage dans l'effet ou une réponse inattendue. Les hautes collines imposaient un silence que les hommes de la région enduraient ou acceptaient. Certains, aux mœurs peu recommandables, parvenaient même à en tirer profit.

La porte du mobil-home claqua dans le dos de Caleb. L'écho lui renvoya le bruit du verre qui se fend et non du bois contre le chambranle, le couinement du ressort ressembla à un hoquet de surprise. Une répercussion dans la fraîcheur matinale de la dispute d'hier soir avec Angie. Le bruissement du feuillage sous la brise soufflait les mots acides de la veille. Il leva un regard noir vers les montagnes qu'il devinait dans les premières lueurs de l'aube.

Le travail à la sidérurgie était exténuant et pas très bien payé mais là-bas, Caleb parvenait à oublier les soucis de la maison dans le vacarme des machines et des hommes. Ici, en plus, pas d'interprétation étrange du son. Et maintenant, il se mettait à apprécier les heures où ses oreilles étaient encore habitées du bruit de l'usine. Le meilleur remède pour chasser le ressentiment à la maison. Ça et la chasse qu'il pratiquait de plus en plus souvent, comme pour échapper à chez lui.

Aujourd'hui, c'était l'ouverture pour le cerf. Après la sortie, Caleb récupéra son Remington et grimpa dans la cabine du pick-up de Darius. Scott, un autre collègue, s'était glissé entre eux. Pendant le trajet jusqu'à Hawkins Ridge, Angie appela pour qu'il récupère les garçons à l'école. Sa voix portait encore le venin de la nuit précédente. Autant de mots froids creusant chacun un sillon dans le cœur de Caleb. Il se mit à pleuvoir sur les bois bruns. Dans les hauteurs, on avait toujours l'impression, même au plus chaud de l'été, de se trouver quelque part entre l'automne et l'hiver, dans cette zone humide et triste de la fin novembre.

En grimpant sur la crête, ils aperçurent, à travers le feuillage des arbres, l'ancienne base gouvernementale. À part l'absence d'activité et les reflets de rouille sur l'antenne parabolique, rien ne laissait présager de l'abandon du site depuis plus de trente ans. À Blair Creek, de nombreuses rumeurs circulaient sur l'incident qui avait conduit l'armée à fermer le complexe. Les langues se déliaient et chacun faisait preuve d'une imagination débordante pour essayer d'expliquer les évènements mais on ne savait rien. Caleb se souvenait de l'affaire, des militaires nettoyant méticuleusement le secteur puis de l'histoire qui s'était éteinte toute seule jusqu'à devenir aujourd'hui une rumeur connue seulement des habitants de la région. Ce que pouvaient bien raconter des bouseux du fin fond de l'Ohio n'intéressait pas les politiciens de Washington. Restait cette vivace sensation d'écho distordu, cette façon qu'avait la forêt de laisser entendre certaines vérités, de manipuler les hommes. À Blair Creek, on ne parlait jamais de l'écho mais Caleb était prêt à parier que chacun y entendait quelque chose de différent.

Ils dépassèrent la ferme abandonnée de son oncle. Tout le monde dans la vallée se souvenait du vieux Charlie Snyder. Il avait tué quinze ans auparavant sa femme, ses trois filles et son chien ainsi que l'ancien shérif du comté. Lors de son arrestation, il hurlait que la forêt lui avait ordonné de le faire. Les paroles furent chargées de déni mais les regards ne mentirent pas. Personne ne fut dupe sur la véritable source du massacre. L'écho avait frappé par la main du vieux fermier.

Sous leurs bottes, les feuilles poussaient comme de petits soupirs d'agonie. Ici, les sens et l'ouïe en particulier étaient déroutés. Les gens du coin parlaient souvent de la ligne de crête comme de l'épicentre du phénomène auditif, Caleb n'aimait pas venir si haut dans les collines mais on y trouvait les plus beaux cerfs de l'Ohio et peut-être même de toute la Rust Belt. Il se pouvait même qu'Angie lui pardonne en voyant le cerf qu'il allait abattre.

Elle occupait son esprit plus que de raison. Aujourd'hui, il n'éprouvait aucun engouement pour la chasse. Il était incapable de dire s'il éprouvait de la colère ou de la tristesse. Marcher sur les feuilles presque noires, c'était comme froisser tous les petits mots d'amour, les tendres comme les enflammés, écrits pendant toutes ces années. Ils ressemblaient aux chuchotements du regret.

Un beau mâle se présenta devant eux. Lentement, Caleb l'aligna dans son viseur. Il eut juste une hésitation quand il s'aperçut que les ombres des arbres autour d'eux semblaient retenir leur souffle. Le coup de feu claqua, le cerf s'écroula, tué sur le coup. Tandis que Darius et Scott s'élançaient vers l'animal, Caleb resta figé.

Quand la détonation avait retenti, il avait entendu tout autre chose. Le cri d'effroi d'une femme et plus précisément celui d'Angie quand il l'avait giflé la veille au soir.

Ses souvenirs étaient flous sur la suite de la nuit. La peur l'envahit. Il ne pleura pas mais la pluie s'intensifia.

Souvent, l'écho troublait. Parfois, l'écho révélait.

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