Masques

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Une Lune blafarde se levait au-dessus de Lake Noir et illuminait les plus anciennes forêts de l'État d'un reflet fantomatique.

Hugh Gatineau déglutit en découvrant le vieux manoir de Cross Hill, les ruines de Contracœur comme on les nommait par ici. Un peu plus intimidant que lorsqu'il était passé en voiture quelques heures plus tôt sous des nuages de la couleur de l'ardoise mais de peu. La grille rouillée grinça dans l'air nocturne à son passage. Quelque part, un hibou répondit au chant plaintif du fer forgé. Dans l'ombre d'un chêne, l'agent fédéral se figea et attendit. Le bruit avait-il alerté les habitants des lieux ? Aucun mouvement ne venait perturber le sentiment d'abandon de l'enceinte. Mais l'instinct de limier du policier lui indiquait que cette sensation de vide n'était qu'une façade.

Hugh Gatineau n'était pas homme à croire aux légendes racontées par le shériff du comté mais il se dégageait d'ici une impression vague de danger, de funeste tapi dans les profondeurs de la bâtisse. Une menace sourde et indicible.

L'ex-juge corrompu venu se réfugier dans cette région reculée après sa chute. Des mois à vivre cloîtré dans cette demeure imposante avec sa femme et ses enfants. Le FBI continuait de creuser les secrets de Roderick Matheson mais le clan restait obstinément inaccessible. Jusqu'à l'arrestation, deux jours plus tôt, de quatre des enfants du juge à l'autre bout de l'État alors qu'ils tentaient d'embarquer dans un bus pour Chicago à la gare routière. Manquait à l'appel l'un des fils Matheson, le cadet Graeme. Voilà la raison pour laquelle le FBI envoyait l'un de ses agents fouiller le manoir.

Gatineau remonta l'allée envahie par les herbes hautes jaunies jusqu'à un bosquet d'ormes. Le chemin faisait le tour d'une fontaine rongée de mousse. Il arrivait près d'une remise délabrée quand une forme animale glissa hors de la maison. La bête avait la taille d'un ours noir mais la démarche ressemblait à celle d'un homme. Une masse sombre, velue qui paraissait plus grande que l'ancien magistrat. La distance et la Lune basse rendaient son visage impossible à identifier. Gatineau ne discernait aucun trait, juste une face rosâtre et chiffonnée. Elle descendit l'allée puis s'arrêta brusquement, huma l'air. Elle tourna la tête dans la direction de Gatineau, caché dans l'épaisseur d'un buisson. La peau de l'animal se tendit.

Au clair de Lune, elle n'avait pas de visage. Ni yeux, ni narines ni bouche. Pas d'oreilles non plus. Il se dégageait d'elle une impression terrible de puissance malveillante. Du doigt, Gatineau ouvrit le holster de son arme de service. Il regrettait de ne pas avoir armé son Glock en entrant dans le parc. Quelques secondes qui pouvaient tout changer si elle venait à charger.

Tel un duel silencieux de western, de longues secondes passèrent. En guise de tumbleweeds, les herbes hautes se courbaient sous le vent froid. Puis la créature reprit sa route en direction de Lake Noir. Sous les yeux de Gatineau, elle s'enfonça sous les arbres. Il attendit quelques minutes avant de s'avancer vers le manoir.

La porte vitrée s'ouvrait légèrement sur l'obscurité intérieure. Ni bruit ni mouvement. La clarté fantomatique de la Lune entrait par les baies vitrées à sa droite. A sa gauche, une luminosité bien plus faible à cause des planches qui obstruaient la vue. Il choisit de commencer son inspection par la partie la plus éclairée. Il traversa des pièces si hautes de plafond qu'il ne distinguait que les ombres des volutes. Une salle à manger, une cuisine. Au ronronnement du frigo et à la vaisselle dans l'évier, Gatineau comprit que quelqu'un vivait ici. Plus loin, un cellier.

Dans ce silence de caveau, quelque chose craqua à l'étage. Une planche grinçante, peut-être. L'escalier ploya sous son poids quand il l'emprunta mais n'émit que le bruit de la poussière qui se soulève. Dans les hauteurs cachées, le même son se reproduisit. Il dégaina son pistolet et l'arma. La balle lança un éclair de cuivre quand elle monta dans la chambre.

Il devait y avoir un carreau cassé quelque part car il entendait le vent siffler. Un lourd rideau de velours flottait, spectral, devant lui. Plus il avançait, plus il sentait la maison peser sur ses épaules. Bien des secrets se tapissaient dans le manoir. Les Matheson, bien avant l'affaire autour du magistrat déchu, possédaient une sinistre réputation. Un empire capitaliste créé au siècle dernier par le patriarche et entaché de nombreux scandales.

Par une fenêtre, Hugh Gatineau vit le parc prendre des reflets argentés sous la Lune blanchâtre. Un spectacle mortifère mais étrangement beau. Progressant au maximum parmi les ombres de la demeure, il arriva devant une porte entrebâillée. Du canon de son Glock, il l'ouvrit. Une chambre à coucher et sur le lit, une forme allongée sous une couverture. Inerte au point qu'elle ne semblait pas respirer.

La lampe de poche révéla une créature semblable à celle vue dans le parc un moment plus tôt. Elle gisait là, comme morte. "Nom de Dieu !" souffla le policier. Ce qu'il avait d'abord pris pour une couverture s'avérait être un pelage d'un brun presque noir. Sa lampe accrocha une table de nuit. Dans le faisceau, il découvrit l'horreur.

Une perruque de femme. Blond cendré sur un premier reposoir en plâtre français. Sur un second, un masque. Le visage de l'épouse de Roderick Matheson, Virginia. D'un réalisme si saisissant qu'il en devenait effrayant.

Il ne put s'empêcher de tendre la main vers la peau synthétique. Les doigts sur la surface mystérieuse, il comprit et se retint de hurler. Il touchait de la peau et elle était chaude.

Derrière lui, le plancher craqua.

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