Souvenirs perdus

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Aujourd'hui, au milieu des factures, je trouve dans mon courrier une lettre d'une autre époque. Un morceau oublié de ma vie.

Elle arrive d'Allemagne, écrite par un homme du nom d'Heinrich Bauer. Je crois d'abord à une erreur d'adressage mais une intuition me pousse à l'ouvrir.

Sur un vieux papier à en-tête, je lis ces lignes manuscrites dans un anglais approximatif. Elles me terrifient :

Capitaine Gerrard,

je ne sais pas si ce courrier vous trouvera toujours parmi nous ni si je dois vous appeler par votre grade ou "mon vieil ami".

Je sais par contre que mes heures sont comptées et j'ai besoin de savoir si vous vous rappelez notre rencontre en Égypte.

Est-ce que vous aussi rêvez de choses impossibles ? De cette cité perdue dominée par une pyramide noire ? De ce qui se cachait en dessous ? De la tempête qui s'était levée pendant la dernière nuit ? Tout ceci était-il réel ou le désert nous avait-t-il rendus fous ?

La seule image viable que je conserve de ces jours, échoués dans le désert, c'est celle de cet homme, ce Bédouin et de sa prophétie. Sa condamnation à l'oubli. Mais la mémoire est retorse et je rêve chaque nuit d'entités qui ne peuvent pas exister.

L'irrationnel, l'impossible. J'ai tellement peur.

S'il vous plaît, écrivez-moi en retour.

Heinrich

Je repose les feuillets d'une main tremblante. Ce message porte une résonance terrible, un écho lointain dont seuls mes cauchemars peuvent témoigner. Je fouille dans mes souvenirs pour faire remonter à la surface ce Heinrich.

J'ai en tête l'image d'un visage d'enfant aux courts cheveux blonds mais au regard bleu de tueur. Fait-il allusion à la guerre là-bas dans l'ouest du Sahara ? Dans mon bureau, je rouvre mes poussiéreux albums-photos . Je me revois âgé de vingt-trois ans. Je reconnais mon copilote Mills et Campbell le radio devant notre Avro Lancaster. Par contre, aucun souvenir des noms des autres gars.

Au dos, Égypte avril 1942.

L'ordre de bombarder une base ennemie loin dans le désert. Le ballet de la DCA et des chasseurs dans la nuit. Tout autour de la carlingue, le feu des projecteurs, des balles traçantes de mitrailleuses, des explosions des obus. Un de nos moteurs en flammes et notre crash, loin du plan de vol prévu. Le mitrailleur de queue qui abat un dernier Messerschmitt avant l'impact dans le sable.

J'avais perdu conscience un moment. Quand j'ouvris enfin les yeux, le monde semblait à l'envers. Le ciel se trouvait sous mes pieds ; au-dessus de moi, le sable. D'un coup de couteau, je me libérai des sangles de mon siège. Par chance, je n'avais que des coupures. Mills, lui, saignait abondamment de la tête mais il respirait normalement. Quant à Campbell, le choc l'avait propulsé contre son pupitre et il avait les deux jambes cassées. Tous les autres étaient morts dans la bataille aérienne quand nous nous étions écrasés.

Autour du bombardier, que des dunes à perte de vue. L'aube approchait, teintant le sable de reflets roses et or. Sur ma gauche, l'épave fumante du chasseur ennemi et la silhouette du pilote évanoui au sol. Sous la menace de mon revolver, il ne broncha pas pour se rendre. Mills avait repris connaissance mais ses vertiges m'inquiétaient. Campbell geignait sans cesse.

Nous avions de l'eau pour trois jours, quatre en nous rationnant et des vivres pour peut-être une semaine. Un peu plus sans le prisonnier. Mills me dit de le tuer, je ne pouvais m'y résoudre. Pas comme ça.

Pour me laisser le temps de réfléchir, je suis monté au sommet de la dune la plus haute. Et j'ai vu. Ou j'ai cru voir.

Une cité à peine discernable dans les ombres encore épaisses du désert, tremblotante dans l'air qui se réchauffait déjà. Presque un mirage. Des temples aux larges colonnes, des habitations basses et du plus loin que portait mon regard, une pyramide étrange m'apparut. Elle ne possédait rien du vénérable de celles du Caire, il en émanait une impression écrasante, comme sacrilège. L'observer dans les premiers rayons de soleil me mit moins à l'aise. Nous y trouverions probablement un abri et de l'eau avec un peu de chance. Dans cette contrée sans repères fixes, il était difficile d'évaluer les distances correctement. Je comptais douze ou treize dunes d'ici à la cité mystérieuse.

La chaleur commençait à monter. Seul, je ne pourrais pas traîner Campbell, soutenir Mills et surveiller l'Allemand. Lui pourrait faire le boulot mais je ne lui faisais pas confiance. Je me souvenais des récits d'aventures lus pendant mon enfance et les dilemmes équilibristes en cas de perdition. Aujourd'hui, il m'appartenait de faire les bons choix.

Nous resterions à l'ombre dans la carlingue de l'avion pendant la journée. En faisant demi-tour, je le vis.

Un homme seul dont la silhouette se découpait sur le soleil levant à deux dunes de moi, plein Nord. Il m'observait sans bouger. Sa présence m'inquiétait autant que l'image de la pyramide. À la tenue flottante qu'il portait, il n'était ni Allemand ni Anglais. Était-il un pillard de ces collines mouvantes ?

À partir de ce moment-là, mes souvenirs deviennent flous. Je me rappelle avoir donné de la morphine à Campbell. Le vent soufflait et faisait grésiller les grains de sable contre les parois de métal telle une crécelle maléfique. Éprouvante symphonie macabre, les heures s'égrènèrent avec lenteur dans l'habitacle chahuté et surchauffé.

Je perdis le fil du temps, je somnolai. Ma tête dodelinait quand un choc en dessous de l'épave me fit sursauter. Quelque chose rampait dans les profondeurs aux mille reflets. La vibration dura l'espace d'une seconde, j'aurais pu croire avoir rêvé si je n'avais pas vu le regard affolé du pilote allemand.

 " Was hast du gehört ? lui lançai-je dans mon allemand hésitant.

 - Nicht.

 - Du hast Angst.

 - Ja, natürlich. "

Le gosse avait raison. La peur rôdait dans les dunes. Nous nous tûmes, à l'écoute du désert. Nous osions à peine bouger, accablés par la fournaise du jour et par l'angoisse.

Ai-je perdu connaissance ? Ai-je dormi ? Je ne saurai le dire. Je vis des créatures noires rampantes louvoyer autour du Lancaster. Elles avaient faim, notre mort approchait à grands pas silencieux. Je le pressentais, je le lisais aussi dans les yeux du pilote du Messerschmitt. Mills avait sombré dans l'inconscience, Campbell fixait le plafond. Quand la carcasse bougea sous un nouveau choc, je me mis en position prêt à tirer.

Le vent devint grondement. Le sable crépitait contre le fuselage de l'appareil, le même bruit que la chevrotine contre une plaque d'acier. Les présences dans les sables se faisaient plus pressantes. Je sortis pour les affronter. Dans le crépuscule, les ombres s'épaississaient. Dans les étranges teintes du jour mourant, je voyais des yeux de rubis, des griffes d'ivoire, des gueules d'absinthe. La mort mouvante du Sahara.

Une poigne lourde et impitoyable s'abattit sur mon épaule. La Faucheuse venait-elle m'enlacer ?

Je fis volte-face, prêt à faire feu. Je découvris l'homme aperçu au matin. Un Berbère à la barbe noire et drue, des tatouages hiéroglyphiques sous les yeux. Dans un mauvais anglais, il me dit d'un ton très calme :

 " Sahib, vous ne devez pas rester ici. La guerre toujours plus proche a réveillé la cité de Nyarlathotep. Je peux vous escorter jusqu'à bon port mais je dois m'assurer que jamais vous ne reviendrez ici.

 - Bien sûr. Aidez-nous, je vous en prie.

 - Ce n'est pas si simple. Ceux qui ont vu la ville noire reviennent toujours. Cet endroit maudit fascine.

 - Je vous jure de ne jamais revenir.

 - Je vais m'en assurer. "

Il nous guida vers son campement. Le vent devenait tempête. La morsure du sable sur les parties nues de ma peau me rappelaient celle des blizzards sur les côtes sauvages d'Écosse. À l'abri d'un creux, les compagnons de l'homme nous donnèrent du thé, du lait de chèvre et de la viande séchée.

La tempête devint ouragan. Les Bédouins se mirent à psalmodier un chant guttural. Peut-être par un effet des bourrasques, le sol se mit à vibrer. Je préfèrais penser à cette solution qu'envisager quelque chose de vivant dans les profondeurs sablonneuses. Était-ce un tam-tam démoniaque que nous entendions entre les rafales ? Les hommes se regardèrent, une terreur sans âge déformait leurs traits fiers. Celui que je connaissais se pencha vers le pilote allemand et moi :

 " Le tambourin d'Al-Hazred. Très mauvais signe. Il se réveille et bientôt il prendra son envol.

 - Qui ça ?

 - Celui qui dort depuis des éternités en dessous de la cité interdite.

 - Qui est-il ?

 - Personne ne sait, sahib. Mais il est bien plus terrible que vos généraux. Même plus que votre Roi et votre Führer. Il est l'Eternité et le Chaos Universel. "

Dans ma poche, je trouvai mes lunettes d'aviateur. J'ignore ce qui m'a poussé à bondir hors de la tente et à me précipiter vers le sommet de la dune. Une pulsion de savoir ou de mort, peut-être mêlés.

Bravant le typhon, je vis.

Le Bédouin me rattrapa avant que je n'ai eu le temps de comprendre ce que j'avais sous les yeux.

Des formes noires aux ailes membraneuses volaient autour d'un cyclope gigantesque qui s'élevait des entrailles de la pyramide.

Le sceau était brisé.

Brisé et il balayerait l'humanité comme des fétus de paille. Je ne pouvais décrire ce que je venais de voir mais j'en comprenais la portée. L'avènement d'une apocalypse.

Sans ménagement, le Bédouin me ramena à la tente. Allais-je mourir ici de son cimeterre ? Il saisit mon revolver et le jeta dans la tourmente. On m'assit de force et face à moi, il commença à faire osciller un pendentif devant mes yeux. La fatigue me saisit, je me sentais chuter dans des limbes reposantes. Il ne bougeait pas les lèvres mais j'entendais sa voix dans mon esprit. Tout, depuis le crash, s'effaça de ma mémoire. Ne resta qu'un vague malaise.

Une patrouille alliée nous retrouva deux jours plus tard dans un avant-poste abandonné. Campbell et Mills n'avaient pas survécu mais le jeune pilote de la Luftwaffe était toujours mon prisonnier. Aucun de nous ne put expliquer comment nous avions marché jusqu'ici.

Les années passèrent. Je rapportai de la guerre des images terribles mais les plus horribles restaient celles de mes cauchemars où je voyais des ailes de chauve-souris planer au-dessus de moi. Je n'ai jamais réussi à expliquer ce traumatisme de façon satisfaisante.

Cette lettre en provenance d'Allemagne remet tout en question.

Mon esprit vacille entre deux folies : celle d'imaginer le surnaturel et celle de se rendre compte que ces puissances supérieures existent réellement.

Ai-je rêvé ou bien ai-je réellement vu ce tourbillon informe dans le Sahara ?

La peur m'étreint, j'atteins les limites de la compréhension.

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