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Ce soir-là, le vent agitait les vestiges des champs d'orge de façon lugubre. Bien des ombres brunes dansaient, insaisissables, dans les dernières cultures autour de la ville avant l'immensité de la lande.

Je n'aimais pas ce spectacle. Une force obscure semblait rôder non loin, dans quelque repli du temps, attendant son heure. Comme chaque soir, je passai devant le manoir abandonné d'Opal Hill. D'où j'étais, je distinguais son toit d'ardoises noires et les fenêtres barricadées de son premier étage comme des yeux aveugles. Dans le crépuscule bleu irlandais, la demeure se parait d'un éclat gris terne. Même au plus chaud de l'été, elle apportait un froid dans le cœur des hommes de la région. Dans l'hiver approchant, elle devenait littéralement sinistre.

J'accélérai le pas, marchant en silence et retenant mon souffle. Pour rien au monde, je n'aurais voulu attirer son attention. Je longeai son mur d'enceinte la tête baissée. Elle disparaissait derrière son jardin luxuriant mais je sentais encore sa présence comme si elle soufflait doucement sur ma nuque.

À la sortie de la courbe d'Opal Road, j'eus la surprise de découvrir le portillon du manoir entrouvert. Ce même passage que j'avais toujours vu fermé et oublié. Le battant s'ecartait de quelques centimètres vers l'intérieur de la propriété. Pour la première fois de mon existence, je risquai un œil au-delà de l'ouverture. Je voyais uniquement des ténèbres épaisses. Dansaient-elles ?

 " Paddy ? "

Je sursautai à l'écoute de cette voix de cristal, à peine plus forte qu'un murmure, surgie des profondeurs du parc.

 " Veux-tu me rejoindre, Paddy Gallagher ?

 - Qui est là ?

 - Je suis celle qui vit dans ce château. Que dirais-tu d'une petite visite ?

 - Personne n'habite ici, madame. Êtes-vous un fantôme ? "

Pour toute réponse, je reçus un rire tel un babil de ruisseau. Doux, lumineux mais glacial et moqueur. Le portail s'ouvrit un peu plus. Me parvinrent des odeurs d'herbe coupée, de sève chaude et de... Pain d'épices sortant du four ?

Je fis un premier pas en direction du linteau de fer noirci par le temps. Ses flèches se dressaient, sombres, vers des cieux hostiles mais rien ne pouvait me faire dévier de ma route. D'une main à peine tremblante, je poussai le portail.

L'autre côté baignait dans une lumière printanière, d'un vert aérien.

 " N'aie aucune crainte, Paddy Gallagher. Ici, tu trouveras la chaleur qui fait défaut à ta maison. Rejoins-moi et je te promets bien des merveilles, bien des caresses.

 - Je ne vous vois pas, madame.

 - Pas de madame entre nous, mon doux ami. Tu peux m'appeler Drew Addison. Entre et viens jusqu'à la fontaine.

 - Où est la fontaine ?

 - Suis ton cœur, mon garçon. "

Au milieu de cet écrin luxuriant, l'allée s'ouvrait devant moi. J'apercevais la porte d'entrée du manoir et une fontaine. Une jeune femme au teint pâle et aux épais cheveux couleur de chêne se tenait assise sur le bord de la vasque, les pieds dans le bassin. Malgré la fraîcheur de l'automne, elle trempait ses pieds dans une eau qui avait la même couleur que la glace sous la neige. Elle me sourit de la manière la plus douce et la plus aimante qui soit. Une magnifique sensation m'envahit l'esprit. Ses yeux avaient une nuance identique à celle de l'eau du bassin. Le plus éclatant des soleils y passait.

 " Te voilà enfin, Paddy Gallagher.

 - Est-ce vous qui vivez ici, madame ?

 - Non, je ne suis que la pensionnaire du véritable propriétaire.

 - Qui est-il ?

 - Pas une bonne personne. Je n'aimerais pas te le présenter.

 - Pourquoi restez-vous dans ce cas ?

 - Parce que je suis liée à cette demeure, vois-tu. Mais peut-être as-tu la clé.

 - Je n'ai aucune clé sur moi, madame.

 - Ce n'est pas forcément une clé au sens tangible, Paddy. Mais j'ai foi en toi. "

Un nuage d'un gris soutenu passa dans son regard. Aussi fugace qu'intense.

Elle était la plus belle femme que je n'avais jamais vue. Aussi resplendissante que le soleil estival mais derrière se cachait quelque chose sans âge, aussi ancien que le monde.

 " Je te sens troublé, mon garçon.

 - Je me demande seulement comment je peux vous aider, madame.

 - Le maître de ce château possède un ouvrage que je ne peux lire. J'ai besoin de toi pour briser certaines chaînes qui me retiennent ici.

 - Si vous êtes prisonnière, je vous délivrerai.

 - Brave garçon, je veillerai à ce que tu sois récompensé. Viens avant que la nuit ne se referme sur nous. "

Elle referma sa main sur la mienne. Mon Dieu, qu'elle était froide !

Des feuilles mortes obstruaient l'entrée du manoir. L'intérieur sentait l'abandonné, le poussiéreux, la mort. Elle m'entraîna dans les profondeurs de pierre du manoir jusqu'à un pupitre semblable à celui de l'église où le père Connelly lisait sa Bible. Dessus, un épais grimoire en cuir brun.

 " Voudrais-tu chercher un texte pour moi, Paddy Gallagher ?

 - Vous ne pouvez pas tourner les pages vous-même?

 - Évite ce ton insolent avec moi. Je n'aime pas le contact sous mes doigts de votre papier. " répondit-elle alors que son regard brillait de la vivacité d'un éclair.

Le cœur battant, je me hâtai de tourner les lourdes pages du recueil.

 " Une incantation de retenue. Voilà ce que tu dois trouver. "

Je me tournai vers le pupitre et cherchai. Le temps se dilua entre les termes magiques et les lignes écrites à l'encre. Au bout d'un moment, je dis :

 " Ça y est, je l'ai.

 - Parfait. Lis, maintenant. "

Sa voix jusque là mélodieuse devint tout à coup brusque et pressante. Presque animale. Je n'osai me retourner. Je lus sans comprendre le sens des mots, les idées n'avaient aucun sens pour moi. Pourtant, aujourd'hui encore, je me rappelle sans l'ombre d'une hésitation de chacun des termes écrits dans les pages jaunies par les siècles.

Mais le plus étrange ne résidait pas dans les lignes manuscrites. Ce qui m'emplit le plus de terreur fut l'ombre de la jeune femme sur le mur face à moi qui grandissait, enflait ; des excroissances d'abord fines comme des brindilles puis devenant épaisses comme des branches. On aurait dit qu'elle se libérait après une longue incarcération d'entraves invisibles, qu'elle retrouvait enfin sa vraie nature. Il me restait trois lignes à lire mais les inquiétants craquements boisés dans mon dos m'interrompirent. Submergé par la peur, je me retournai.

Je n'avais plus face à moi la belle jeune femme qui se baignait indolemment dans la fontaine mais une ancienne fée des profondeurs de la forêt. Une Dryade des légendes. Sa voix n'avait plus rien de la douceur printanière, y soufflait la bise la plus mordante de février, l'avidité la plus inexpugnable :

 " Les dernières lignes. Lis les dernières lignes. "

Son geôlier disparu, elle avait attendu une éternité d'être libérée. Cette tâche m'incombait mais je craignais son courroux sur le monde une fois en dehors de ces murs.

Je m'enfuyais. Une bourrasque se leva dans mon dos. Je dévalai les escaliers dans un saut, dépassai la fontaine sans me retourner. Je m'enfonçai dans la touffeur de l'allée.

Le portillon, il me fallait l'atteindre pour qu'elle demeure prisonnière ici.

Encore quelques mètres.

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