Ombres dansantes

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Face à la touffeur de la jungle, j'avais parfois l'impression d'être aussi discret qu'un sémaphore dans la nuit. Alors que l'ennemi, lui, restait parfaitement invisible à nos yeux. Pendant la journée, nous parvenions avec peine à distinguer les soldats adverses parmi les nombreuses nuances des taillis. Mais quand tombait le soir, ils devenaient littéralement des ombres dansantes parmi les ténèbres. Seule la chance permettait aux hommes de la section d'échapper à leurs embuscades. J'hésitais entre notre arrogance et l'idée que ce pays ne voulait pas de nous pour expliquer ce sentiment.

Avec mon unité, nous parvînmes à un village dans les collines. Une vraie souricière avec ses hautes falaises escarpées d'un rose de nacre et, là où n'apparaissait pas la roche, le vert aux innombrables teintes de la forêt. Alors que nous pataugions dans les rizières en direction des cahutes, un lieu dont j'ai oublié le nom, je levai les yeux vers les cimes. Au-delà de la guerre, ce pays était magnifique et certaines couleurs me ramenaient à Rum Cay. Penser en cet instant à Papy Merrill et Mamie Estelle me vrilla le cœur.

Le ballet bourdonnant des Iroquois et le sergent Humphries qui braillait comme d'habitude me ramenèrent à la réalité. La fouille des cabanes abandonnées nous prit une bonne partie de l'après-midi. Le crépuscule enroba les montagnes de rose cuivré et la forêt d'or perlé. Lentement, le soir s'installait, les ombres s'éveillaient à la lisière des bois.

Le campement pour la nuit monté, je m'installai dans une tranchée d'irrigation asséchée. À mes cotés, Sixto alluma un joint sur lequel je tirais quelques taffes avant de le passer à Pappanias à ma droite même si lui préférait les tranquilisants à l'herbe. Juste histoire de me détendre. Quelques gars de la compagnie avaient tendance à tremper leur marijuana dans de l'héroïne, ce qui les abrutissait au point de les anesthésier complètement. Ils ne se sentaient pas partir quand la mort les frappait mais ils la rendaient inévitable.

La raideur entre mes omoplates se dissipa un peu, mon esprit se relâcha. Silencieuses ou murmurées, les heures de garde allaient s'égréner, lentes ou intenses. Les étoiles s'allumèrent, une à une. D'abord Sirius, très haute dans le ciel puis Rigel et Bételgeuse. Jupiter pointait au-dessus d'un pic arrondi quand la radio crachota. Une patrouille de Bérets verts revenait de la jungle. Je les vis glisser comme des spectres noirs hors de l'inextricable futaie, aussi discrets que la Mort en personne. Ils portaient de lourds pulls de laine par-dessus leurs treillis tigrés, leurs visages disparaissaient sous les marbrures du stick de camouflage. J'avais déjà croisé des gars de cette essence sur plusieurs postes avancés, tous avaient le même regard indifférent. Ce n'était pas de l'arrogance, ils se paraient d'un masque froid qui les maintenait à l'écart du monde des vivants. Peut-être voyaient-ils des choses dont nous avions à peine conscience, nous simples trouffions.

Leur unique présence m'intimidait. Ils remontèrent la piste jusqu'au cœur du village. Le silence devint plus pesant dans leur sillage. Même les grillons se turent un moment puis leur chant reprit timidement. J'eus l'impression que quelque chose de funeste flottait non loin, juste derrière les ombres nocturnes. Je me sentais observé. À moins que le haschisch de Sixto ne me rende nerveux.

À la seule lueur des étoiles lointaines et glacées, le monde parut s'immobiliser à défaut de s'endormir. Jupiter, dans sa course, tutoyait à présent le zénith.

Je me perdais dans la contemplation des cieux quand le chant des criquets s'arrêta net. Pappanias braqua aussitôt son M-16 vers les bois. J'allais lui dire de se calmer avant de nous flinguer quand une intuition me poussa à baisser le regard vers les profondeurs de la forêt.

Là, je les vis.

Dans leurs pyjamas noirs, coiffés de leurs nón lá caractéristiques, ils apparurent à la lisière indécise de la jungle tels les ombres dansantes de la mort. Des figures spectrales sans traits à la limite de l'invisibilité.

L'assaut furtif se déroula sous l'œil indifférent de la Lune montante au-dessus de l'horizon. Ils avançaient vers nous comme une inexorable vague noire et plus silencieuse que le murmure du vent. Comme s'ils ne dérangeaient pas les herbes hautes ou la boue à demi séchée de la rizière.

 " Putain, mate ça, Richie. " lâcha Sixto à ma gauche. De l'autre côté, Pappanias arma son M-16. Une fusée éclairante monta d'un fossé voisin et illumina le canyon tout entier quelques secondes durant d'une lueur incertaine, infernale. Une horde, je ne trouvais pas d'autres mots sur le moment, louvoyait jusqu'à nous.

Découverts, les ennemis commencèrent à tirer. Le crépitement des AK-47 résonna dans la nuit auquel répondit celui de nos M-16.

Hurlements, explosions, sifflements stridents des balles au-dessus de nos têtes marquèrent l'obscurité et ma mémoire de leurs empreintes terribles. La mort s'offrait un banquet dans les plus sombres heures de cette nuit de novembre.

Comment avons-nous repoussé les Viet-congs, aujourd'hui encore je n'en suis pas certain. Mais je sais qu'ils étaient les fantômes vengeurs de tous leurs frères tombés au combat d'abord dans leur conflit avec les Français et maintenant avec nous, Américains.

Quand le Soleil teinta le ciel d'un bleu de saphir, ils disparurent dans la jungle, comme un sale cauchemar s'efface à l'aube. Nombre de mes camarades étaient tombés cette nuit. J'étais trop épuisé pour pleurer, la colère me dominait. Et peut-être égoïstement, la joie d'être en vie. J'étais à court de munitions pour mon fusil, je tenais mon Colt .45 fumant à la main. Une brume légère comme un voile funèbre descendait des collines. Les ombres dansaient étrangement ce matin, j'y voyais un élan optimiste.

Le sergent Humphries vint me chercher.

Le radio de l'unité des forces spéciales avec qui nous venions de combattre ces dernières heures avait été tué. Le lieutenant cherchait un remplaçant. Mon chef de section avait aussitôt pensé à moi. J'acceptais de me joindre aux commandos.

En sortant de la cahute, devant les corps enveloppés dans leurs ponchos avant d'être rapatriés au pays, le premier doute depuis mon déploiement dans ce petit pays d'Asie me sauta à la figure.

Dans les heures tièdes de l'aurore, je saisis une pensée intangible. Les ennemis étaient légion et nous n'étions que cailloux disséminés à travers le Vietnam. Cette guerre n'avait aucune issue viable pour nous car nous chassions des spectres dans le royaume des morts. Le sang appelait le sang. Encore et toujours.

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