CHAPITRE 2 - Fracture ouverte

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 J'ai 6 ans. Je suis une petite fille, tout ce qu'il y a de plus normal. Je vais à l'école primaire, catholique. Enfant modèle, j'arrive en cours préparatoire en sachant déjà lire, écrire et compter. Je m'ennuie à mourir. Je trouve les autres enfants stupides, trop occupés à essayer d'appréhender Maya l'abeille alors que moi j'adorais lire « Je suis une mauvaise herbe ». Mes parents seront convoqués quelques fois, car mon comportement ne correspond pas à ce qu'on attend de moi. Pour je ne sais quelle occasion, mes parents m'offrent des rollers. Je prends alors des cours à la salle Beaumanoir. J'adore partir en vadrouille sur mes huit roulettes, me sentir libre, sans contrainte. C'est un moment où je m'évade, où je m'amuse. Mon engouement m'aura une fois coûté une visite chez le médecin assez cocasse : en voulant partir trop vite, l'extrémité de mon majeur s'est retrouvée coincée dans la porte de notre appartement. Résultat : fracture ouverte, curetage à vif et malgré tout, une insouciance d'enfant face aux « instruments » du médecin, légèrement décontenancée. L'ironie a voulu qu'en parallèle, mon frère ait des problèmes de genoux important. Après ce petit incident, je retourne à l'école et l'institutrice me demande alors quel doigt est fracturé. Bien sûr, je lui montre. Je n'ai pas compris, elle s'est énervée et a encore convoqué mes parents. Plus tard, j'apprends qu'on appelle ça un « doigt d'honneur ». Dans cette même école, je me rappelle des yaourts Mamie Nova, des cours de catéchisme, des coloriages magiques. Je me rappelle également d'un projet de fin d'année qui consistait à écrire l'alphabet en minuscule et en majuscule, en lettre cursive. Je recevais une excellente note, comme à mon habitude. J'étais fière de moi. Au mois de septembre, je rentre enfin en première année de cours élémentaire. Je faisais la connaissance de Jacqueline, notre institutrice. J'en garde un souvenir impérissable. Elle fait partie de ces professeurs dont vous vous souvenez, ceux qui vous donnent goût à l'apprentissage, qui vous rendent curieux. Je vais à l'école en vélo. Un jour, j'arrive derrière la caserne de gendarmerie se trouvant non loin de mon école. Je tourne, et là une voiture me percute. J'ai eu très peur, mais plus de peur que de mal. Le mis en cause semble beaucoup plus traumatisé que moi mais malgré ça, plutôt que de fuir et de me laisser, il prend le temps de vérifier comment je vais. Ensuite, il m'emmène à la gendarmerie, et explique ce qui s'était passé. Les gendarmes, compréhensifs, m'ont ramené à l'appartement, sous le regard stupéfait de mon père me voyant entre deux gardiens de la paix. D'autant plus que quelques heures plus tard, ces mêmes personnages avaient ramené mon frère au domicile familial. Autre anecdote, il m'arrive souvent, le soir, de rejoindre mon frère à son collège catholique dans le centre historique de la ville. J'aime voir son faciès médusé quand il s'aperçoit que sa petite-sœur vient le «chercher », lui, l'aîné.

Pour des raisons dont je ne me rappelle pas, l'année suivante je suis changée d'école. Cette fois-ci je me retrouve en deuxième année de cours élémentaire dans l'enseignement publique. Autre école, autre ambiance. Même si d'un côté, j'apprends à jouer au trombone ou à décorer des boules de noël tout en faisant de l'anglais avec une professeure argentine, quelque chose me déplait. Je ne me sens jamais en sécurité là-bas. Mal à l'aise, je reste souvent seule à la récréation. Un jour, un garçon vient me parler, un certain Théo. De ce jour là, on ne se lâche pas. En parallèle, dans ces grandes barres de logements plus ou moins entretenues, je me fais des amis et des ennemis : Mehdi et Aleb, Luc et Franck, Lisandre, Aurélie, Lucile et Éléonore. A l'école, Théo et Lisandre ne s'entendent pas du tout. Si bien que lors d'une récréation, une bagarre éclate entre les deux protagonistes et se solde par quatre points de sutures sur le crâne de Lisandre. Quand je rentre de l'école, l'ambiance ne s'apaise pas forcément : plusieurs fois, je me suis retrouvée à ramasser mes cahiers, mes livres dans les flaques d'eau, les excréments de chiens ou à devoir me battre pour sortir des conteneurs dans lesquelles les plus grands d'entre nous s'étaient amusés à me mettre. Je n'ai qu'une envie, c'est de fuir. Parfois avec mon père, on prend nos vélos et on va faire de longues ballades avec notre pique-nique ou même à pied, le long de la rivière. J'adore ça. C'était comme une bulle d'oxygène. Entre ce qui ressemble à une salle des fêtes et la piscine municipale, il y a une aire de jeu un peu miteuse, taguée au marqueur noir et criblée de trous ronds de différents diamètres, avec le plastique fondu sur les rebords. J'aime y aller, m'amuser à me mettre en équilibre, à faire des figures que je fais en parallèle au judo ou à la gymnastique. Cet endroit a bien changé. Plus malfamé que dans mes souvenirs. Je repense au judo, à la salle Némée, aux compétitions et à mes problèmes d'intégration. De nouveau. Pourquoi ai-je tant de mal à m'insérer dans la société ? Finalement, d'autres éléments me reviennent. Pas sûr que je sois la seule qui ne soit pas intégrée. Noël arrive. Avec mes parents, on descend chercher les décorations à la cave une après midi. On découvre une nouvelle fois que nous n'étions pas à notre place : notre cave a été fracturée et nos décorations ainsi que des jouets d'enfants ont été volés .Pour moi, ça a été très douloureux de voir des souvenirs s'envoler aussi violemment.

Dans de meilleurs esprits, je me rappelle de cette boulangerie à côté de la supérette dans laquelle j'allais chercher un pain au chocolat, des bonbons, ou cette boisson multi-fruit du journal de Mickey totalement infecte ... Mais c'était Disney. Souvent, j'allais aussi dans cette supérette chercher des paquets de gâteaux , du jus de fruits ou encore des Mister Freeze. J'y prenais aussi des chewing-gums en forme de bille multicolores et des Malabars goût Tutti Frutti. Ça m'arrivait aussi parfois en fin de journée d'y aller et de passer les mains sous les rayons. Je récupérais l'argent que les gens laissaient tomber par inadvertance de leur porte feuille. Aujourd'hui c'est nettement moins récurrent. D'ailleurs je l'ai remarqué, mes parents ne font plus les courses à Intermarché, mais à Netto. Pourtant, on ne manque de rien. Au contraire, on a peut-être eu trop de certaines choses comme l'autonomie. Je l'ai appris un soir, en rentrant de ma nouvelle école primaire : comme tous les soirs, je traversais ces barres d'immeubles qu'on appelait Babylone. Mais ce soir là, je marchais vite, je n'étais pas sereine. Une intuition. Quelques minutes à peine après avoir pénétré dans cette cité, des jeunes beaucoup plus âgés que moi m'accostent. C'est le début de deux heures et demi de cauchemar : je servais de projectile, de défouloir, ils s'amusaient avec mes affaires et jubilaient en voyant la peur envahir mon visage. Vers 19h, j'arrive enfin à rentrer à l'appartement, je franchis la porte et je me prends une énorme gifle. Je suis restée complètement hébétée ce jour là. Je venais de vivre un très mauvais moment et quand je rentre, je me prends une gifle. Ce n'est que bien après que j'ai pu m'expliquer sur mon énorme retard. Bien sûr, j'ai eu des excuses, mais j'ai mis du temps à pardonner. Une année, avec mes parents, on est allé à la fête des Remparts : j'étais déguisée en bohémienne, et mes parents m'avaient offert un bracelet métallique avec mon prénom gravé dessus. A force de remuer mes méninges, je me rappelle d'un lieu, à la lisière du Ar gêr Intra-muros où j'avais l'habitude d'aller avec mon père et mon frère : c'était le bar tabac de Didier, un étrange personnage mais gentil au demeurant qui m'offrait souvent des bonbons. Souvent on y restait boire un verre, moi avec mon lait fraise et mon père avec son café.

Ma mère elle, était souvent à son travail, au CAT de Castel Noë. Elle travaillait avec des gens un peu dérangés bien que non agressifs. Là-bas, elle avait des collègues comme Fanny, Michel,Eric , Florence ou Kelly. On voyait cette dernière assez régulièrement. Une drôle de dame en somme. Elle était élancée, blonde, et je ne sais pour quelle raison, les gens autour d'elle s'amusaient à faire des blagues salasses. Cette femme me paraissait un peu sot bien que pas méchante. Elle avait un fils, Kévin. Il n'avait pas l'air méchant non plus, juste un peu agressif et lunatique surtout. Ils habitaient une commune non loin de Ar gêr. Je me rappelle d'un jeune garçon âgé de 3 ans de plus que moi, vraiment très dérangé et mal dans sa peau. Un soir, nous sommes allés chez eux avec mes parents. Il y avait également son beau-père de l'époque, Franck. Je me rappelle que Kévin et moi nous étions montés à l'étage, dans sa chambre pour laisser les adultes tranquilles. On parlait un peu, puis je commençais à jouer aux petites voitures Hot Wheels et autres. Je m'occupais comme je pouvais, j'avais envie de rentrer à la maison. A ce moment précis, je me souviens l'avoir vu se lever, aller vers sa porte et la fermer à clé. Après cela, je n'ai pas revu cette clé. Je ne comprenais pas bien ce qu'il faisait, mais je sentais que ce n'était pas normal. Après cela, j'ai préféré fermer les yeux. Crier ? Non. Il me l'interdisait. Je suis restée muette, et j'ai pleuré. Je ne pouvais faire que ça. Jusqu'à peu, je refusais de me souvenir exactement de ce qui s'était passé ce soir là. Je refusais surtout d'utiliser les mots qui correspondaient réellement. J'en ai pleuré, des nuits entières. Je voulais supprimer ces images de ma tête. Je voulais arrêter de le voir régulièrement, mais ma mère et la sienne étaient copines, et moi j'avais trop honte pour en parler à qui que ce soit. J'ai donc continué de voir Kévin, régulièrement, et j'ai fini par être manipulée à tel point que celui qui était mon bourreau est devenu mon « ami », un mentor même. Avec le temps, il faisait de plus en plus de conneries. Il accumulait les tentatives de suicide et les mensonges. J'avais pitié de lui alors que je n'aurais dû n'avoir pour lui que de la haine et de la rancœur. Finalement, c'était un peu comme un syndrome de Stockholm version miniature. A un moment, même si nous n'allions pas voir sa mère, je le voyais tous les jours : il logeait chez ses grands-parents qui étaient de l'autre côté de la cité, au niveau de la piscine. Lisandre voyait qu'il y avait quelque chose d'étrange, et il aura bien essayé en vain de me raisonner, de me protéger et de me prévenir. Mais je n'entendais rien. Puis j'avais très peur du chantage. Je ne voulais surtout pas que mes parents apprennent ce qui s'était produit. Les seules fois où j'entendais parler de ce sujet, c' était pour entendre qu'untel était une « marie couche toi là » ou une « catin des prés ».

Par moment, je faisais un drôle de rêve qui consistait à ce que je sois assise en tailleur sur mon lit : je rêvais que soudain, la pesanteur cessait d'être et que je flottais, nageait dans les airs, dans ma chambre, pour revenir me poser dans mon lit et m'endormir. Mais ce soir là, je ne me suis pas endormie et mon rêve est devenu sombre : je me suis réveillée, surprise par le froid et le vent soudains. J'étais sur le rebord blanc de ma fenêtre, au premier étage côté boulevard, en équilibre : j'ai rapidement repris mes esprits et je suis retournée me coucher, tremblante et dans une énorme incompréhension de la situation. Ce « rêve » m'a toujours intrigué et inquiété, car cela ressemblait à du somnambulisme mais en même temps, ça illustrait assez bien ce que je ressentais : j'avais envie de m'envoler, d'être légère, de ne plus être anormale et de vivre dans un monde sans problèmes … Utopique. Je vivais avec ce lourd secret, et je voyais mon frère m'échapper en même temps. Avec l'adolescence qui avançait, il enchaînait les relations amoureuses plus ou moins longues. Je me rappelle de la plupart d'entre elles, soit parce qu'elles étaient méchantes, folles, ou au contraire plutôt gentilles et bienveillantes. Je me rappelle d'une folle, méchante en plus. Elle s'appelait Morgane. Si mes souvenirs sont bons, elle habitait du côté de Aourt Kent. Je ne la supportais pas. Plus tard, elle eut un homonyme, un peu folle aussi, mais beaucoup moins désagréable. Elle aimait bien les rats. Mon frère aussi du coup. Et quelques temps après, on accueillit une jeune rate à la maison : Cloud. Elle était noire et blanche. Elle était adorable. Mon frère se baladait souvent avec elle dans la capuche de son sweat et il est vrai que ça pouvait surprendre de voir cette queue nue de poil dépassée près de son cou. Moi je continuais à passer mes après midi devant Boomerang et les Fous du volant. Je jouais aussi à Toboclic et Mobiclic sur notre vieil ordinateur sous Windows 98 puis 2000. J'allais dehors, jouer avec Lucile et Aurélie, je ne m'éloignais pas trop de l'appartement. Il y avait ce garçon dans le hall d'à côté, un peu réservé mais gentil, qui se nommait Laouen. Il venait parfois jouer avec nous. Je n'entendais soudainement plus trop parler de Kévin. La vie continuait, « normalement ». Jusqu'au moment où l'immeuble fût infesté de cafards et de blattes. Ces horribles bestioles se répandaient notamment par les bouches d'aération. C’était insupportable. Mes parents ont alors beaucoup réfléchi, et ont commencé à chercher une maison. C'était peut-être enfin le début d'une nouvelle vie ?

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