9 Le déclic

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La température relativement clémente avait retenu la foule rue de Béthune, malgré l’heure tardive. Les badauds déambulaient, curieux de tout et de rien, comme tout badaud qui se respecte. Un cracheur de feu parvenait à en fixer quelques-uns l’espace d’un instant, à cause du chauffage gratuit peut-être, mais les gens s’arrêtaient peu. L’une des affiches de la cinémathèque annonçait le film « Le Clan des Siciliens ».

Pierrot et Kiki sortirent en tête du Majestic, suivis de Désiré et Isabelle, étroitement enlacés. Djé fermait la marche d’un pas saccadé de vieux cow-boy, les jambes en forme de parenthèses. Quelques séquelles persistantes de l’agression sournoise du tiroir de la buanderie.

- Non mais ! Tu as vu çà ? S’extasia Kiki d’un ton si haut perché qu’il attira sur eux tous les regards environnants. On aurait juré une opération préparée par le Pape, bon sang !... Même pas besoin de viser si haut pour décrocher la timbale ! Pas besoin de savoir piloter ! Des tirelires, y’en a qui roulent !

Emmitouflée dans son manteau bordé de plumetis sombres qui mettaient sa chevelure et son clair teint en valeur, Isabelle se tourna langoureusement vers Désiré.

- De quoi parle-t-il, là ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de pape ?

- Rien d’extraordinaire, chérie, rassure-toi. Il ne parlait pas du Saint Père, juste d’un truand que l’on a surnommé ainsi. Albert le Pape.

- Ouais ! Même qu’en avait un aussi qu’on surnommait Pif le Chien! s’esclaffa Kiki, hilare. Mais rassure-toi, Barbie… Ils ne mordent pas !

- Je vous ai déjà instamment conseillé de ne pas m’appeler « Barbie »! enchaîna immédiatement Isabelle, d’un ton agressif.

- OK! Çà va!... Pardon! se rembarra Kiki. Ça n’était pas dans l’intention de vous agresser, madâmmmme…

L’histrion de mauvaise foi accomplit quelques pas en silence avant de se tourner vers Pierrot. Il l’interpella entre ses dents, sans remuer les lèvres, à la mode des conspirateurs, comme il est de coutume en prison.

- Ça veut dire quoi « instamment » ?

- Kos qué j’in sait, mi ? S’exclama Pierrot. D’mante putôt cha à ch’professeur!

- Ça veut dire que la prochaine fois elle fera précéder sa demande d’une mandale de camionneur en pleine tronche à t’en détricoter l’élastique des chaussettes, rétorqua Djé. Et tu l’auras pas volé, Ducon !

Le dos de Kiki se voûta brusquement, signe chez lui d’intense bouderie, et le petit groupe continua à déambuler dans les rues de Lille. Jusqu’à ce que, brusquement, sans raison immédiatement perceptible, Kiki fasse demi-tour pour foncer en sens inverse. Son sprint l’amena à vingt mètres de ses amis immobilisés, perplexes devant le curieux ballet auquel il sacrifiait.

Consciencieusement, l’avant bras tendu pour s’aider au décompte en déployant un doigt à chaque pas, Kiki arpentait la devanture d’un magasin.

- Oh! Tu fais quoi, là, Ducon ?... Du métrage pour racheter un fond de proxo ? L’interpella Djé.

Intrigués par son manque de réaction, ses amis approchèrent et découvrirent la solide grille d’une bijouterie.

- Oh! T’as pas répondu! Tu veux acheter une mini-jupe et trente mètres de bitume, ou quoi ? Insista Djé.

- Ta gueule, buse! Tu vois pas que c’est la bijouterie qui mettait la bisbille entre Le Pape et le Pacha ? Même qu'ils s’engueulaient toujours, parce que le Pacha disait qu’elle était infaisable, et que le Pape prétendait que tout était faisable avec un cerveau! Même Maxime en avait parlé.

- Qu’est-ce qui te fait penser que c’est celle-là ? Se gaussa Djé.

Kiki le dévisagea sans tendresse, l’agrippa par un bras pour le contraindre à faire demi-tour, puis il pointa l’index de l’autre côté de la rue, vers un immeuble brillamment éclairé.

- La famille poulaga! Tu crois qu’il y en a beaucoup à Lille de grandes bijouteries plantées juste devant chez les poulets, malin ?

- Mon Dieu! V’là qu’cha le r’print ! s’épouvanta Pierrot en joignant les mains en signe de prière. Pourvu qu’cha n’devienne point contagieux! (Mon Dieu ! Voilà que ça le reprend ! Pourvu que ça ne devienne pas contagieux !)

Kiki haussa les épaules et se frappa la tempe de l’index tendu en affrontant Pierrot.

- Te peux pas y lâcher les baskets un p’tit peu à ton Dieu ? Tu verras quand tu glisseras un billet de cent euros dans la corbeille de la quête si son représentant ne te refile pas une absolution grand format pour tous tes pêchés, tout comme celle qu’on donne aux futurs canonisés!

Restée quelques pas en retrait au bras de son amant, Isabelle se masqua les lèvres du bout des doigts, tout à la fois choquée et amusée.

- Mais… Il est positivement odieux! chuchota-t-elle.

- Et encore ! Là il tourne à l'économie. Il se retient parce que tu es là! plaisanta Désiré. On l'a connu bien pire !

La jeune femme se suspendit amoureusement au bras du Martiniquais. Le dépaysement qu’elle vivait l’enchantait. Elle trouvait ces compagnons du prolétariat bien plus pittoresques que les habituels minets venant la courtiser au volant des plus beaux bolides du marché automobile. A part Kiki qui paraissait un peu trop frustre quand même, peut-être…

Désiré dût lire dans ses pensées.

- Je t’expliquerai, un de ces quatre. Son enfance… enfin, sa vie avant qu’il ne rencontre Pierrot, ce fut vraiment du gratiné !

- Plus que ton parcours ? Le taquina-t-elle.

Désiré se contenta d’un sourire en guise de réponse. Il est vrai que pour un Antillais pauvre parvenir au professorat par l’unique biais des bourses d’Etat constituait en soi une belle prouesse. Se faire radier par le rectorat deux ans plus tard avec perte et fracas pour s’être vidées les siennes pour, le plaisir de la fille d’un proviseur, sur le cheval d’arçon de la salle de sport, à défaut de palmes académiques, ça méritait bien une citation à un concours national des trublions irrévérencieux.

*

* *

Deux des portes-fenêtres entrebâillées dispensaient un agréable courant d’air dans la pièce. Une douce brise chahutait de temps à autre les rideaux du salon que la puissante chaîne stéréo transformait en auditorium.

Pierrot l’épicurien réchauffait de ses deux mains réunies en coupe l’alcool qu’il faisait tourner dans un grand verre à dégustation. Il ne prêtait plus qu’une oreille distraite aux vocalises de la maîtresse de maison qui taquinait un opéra. Désiré rêvassait.

Le carillon d’entrée retentit plusieurs fois avant que la silhouette de Noémie ne passe en coup de vent dans le couloir, la coiffe en bataille et le visage écarlate. Un cri retentit et la bonne se manifesta dans l’embrasure de la porte du salon.

- Madame!... Y à monsieur Kiki qui… qui… qui… qui… qui est tout cabossé!

Kiki jaillit plus dans la pièce plus qu’il n’entra. Des deux bras il ceignait son blouson Levis gonflé comme celui d’une femme enceinte. Son visage était aussi marbré que s’il avait servi de punching-ball à un boxeur poids lourd. Adressant à peine un regard aux occupants médusés des canapés, il fonça vers la table de salon sur laquelle il déversa une quantité invraisemblable de dépliants touristiques sur les Caraïbes, une flopée de magasines sur les Antilles Françaises, le tout agrémenté des principaux titres de revues nautiques.

  • Ah les sumiers! Le bousser et fé potes y me sont tombés fur le râble en plein Euralille !... Les vigiles sont venus s’y mettre aussi… Bouh! Qué rodéo!... Les putains de slics, ils nous ont tous emballés!... Mais z’ai réuffi à me tirer! conclut Kiki, avec un sourire rendu hideux par ses lèvres déformées, mais assurément content de lui.

- Te t’es tiré ? S’alarma Pierrot, effrayé…. Te veux dire que te t’es sauvé dé ch’commissariat ?

- Ben oui!... Et fi tu feux mon affis, ze fuis pas le feul avec les fimpanzés à affoir la police au cul… Vous auffi!... A côté du copain bouffer de Djé, y’avait un anfien garde-fampêtre retraité… et lui a fertifié que le pétard de Djé était pas un alarme mais un frai fieux piftolet d’ortonnanffe.

Tandis que les trois compères écoutaient le récit des mésaventures de leur camarade, Isabelle s’était penché sur la documentation recouvrant la table. Elle écartait les dépliants touristiques de son index gracieux pour dégager les revues. Dès que Kiki eut achevé son exposé, elle réagit en maîtresse de maison et en maîtresse femme.

- Si vous avez fini le récit de votre épopée guerrière, vous voudrez bien me suivre à la salle de bain pour que je vous y panse ?

- Boh!... Pour trois petits bobos… bafouilla Kiki, bravache.

- Vous vous retaperez rapidement, je n’en doute pas ! Mais les tâches de sang sur la moquette ou sur le cuir du salon mettraient sans doute beaucoup plus de temps à disparaître.

*

* *

  Kiki grimaçait de douleur à chaque contact du coton-tige. Il aspirait l’air en sifflant douillettement. Mais la main qu’il levait en signe de défense n’osait jamais entrer en contact avec celles d’Isabelle.

- Vous voulez-vous installer aux Antilles ?

- Ben… C’est rapport qu’avec les autres on voudrait bien faire du bateau charter entre les îles. Comme çà, on resterait toujours ensemble, quoi. Puisqu’ils nous ont niqué notre outil de travail à tous.

- Je vois… je vois… Ce que je vois moins bien c’est le moyen miraculeux par lequel vous comptez financer un tel projet.

– Ohhhhh! Ben çà… émit Kiki avec un sourire énigmatique.

Le coton-tige en suspend, Isabelle observa le profil réjoui d’un air suspicieux.

*

* *

Isabelle s’encadra dans l’embrasure de la porte de la salle de bain avec la majesté d’une apparition céleste. La brise qui entrait librement dans la chambre par la porte-fenêtre ouverte rabattit les effluves de son parfum ensorcelant vers la couche et dota de vie le nuage de gaze arachnéenne de sa nuisette. Le tissu d’une transparence affolante magnifiait plus les galbes de son corps parfait qu’il ne les drapait. L’effet sur Désiré fut instantané. Son bel amant se redressa à-demi et resta pétrifié, la bouche ouverte sur une exclamation de surprise admirative, les doigts crochetés dans le drap pour ne pas jaillir vers elle.

Elle approcha et s’installa près de lui avec des grâces de félin, puis laissa courir ses ongles minutieusement manucurés sur le torse couleur d’ambre.

- Dis moi, mon gros minet des îles, c’est qui exactement ce Pape qui vous fascine à ce point ?

Désiré eut peine à déglutir. Bien moins à cause de la gêne occasionnée par la question que par les causes du soulèvement du drap annonciateur d’une tempête tropicale furieusement chargée en nuages lourds d’érotisme.

- Un anarchiste, certainement. Un braqueur, tout aussi sûrement. Un truand, je serais moins affirmatif sur ce point. Mais est-ce important ?… Là… de suite ?

- Si ça risque de me priver de ta présence à court terme, oui ! Pour rester dans la gamme des expressions métaphoriques de ton ami Kiki : pas après que tu sois venu me flanquer le feu aux ovaires, mon cher ami!

- Isa… j’te jure! lâcha Désiré dans un râle d’agonisant.

- Pas de braquage à l’horizon ? Pas de cavale éperdue ou de règlements de comptes à la manière du « Clan des Siciliens » ?

- T’es dingue!... Ma… et ma… et mama… Emmanuelle!

*

* *

A peine Kiki avait-il eu le temps de se détendre, de marquer le matelas de son empreinte de confort, qu’une mélopée impossible à confondre avec une autre perça le silence de la nuit.

  • Ha!... Ha! Entamait Isabelle avec une belle ferveur.

Kiki se dressa sur son séant. « C’est pas possible ! » S’insurgea-t-il.

Ça l’était pourtant ! Il n’avait pas rêvé. Et plus stupéfiant encore, chaque « Ha ! » d’émoi sensuel se trouvait ponctué d’un aboiement synchrone.

  • Ha!... Ha!... Ha! poursuivit Isabelle.
  • Whoua!... Whoua!... Whoua!... répondait le chien du voisin tant dans le respect du ton.

Kiki s’engloutit sous la couverture. Il se tourna et se retourna. Il se coiffa même de l’oreiller pour échapper aux vocalises érotiques de la propriétaire des lieux. Mais rien n’y fit. Aussi indécent qu’un gorille en rut, il fonça fermer la porte-fenêtre.

  • Haaa!... Haaa!... Haaa!.... hululait la charmante hôtesse.
  • Whouaaa!... Whouaaa!... Whouaaa!... l’accompagnait tout aussi fidèlement l’écho canin.

Double vitrage ou pas, Isabelle devait totaliser plus d’une demi-douzaine d’octaves dans la voix à en croire sa montée en puissance. Sa litanie écrite pour le cor à piston Martiniquais tenait à la fois du Boléro de Ravel emporté par la puissance wagnérienne de la Charge des Walkyries et l’envolée époustouflante du Cœur des Esclave de Verdi. « Un opéra à elle toute seule ! » se dit Kiki en se recroquevillant en chien de fusil pour fuir la pression sur le matelas.

- HAAAAAAAAAAAAAAAAA! termina Isabelle.

  • Whaaaaaaaaaaaaaaaaaaa! clôtura le chien du voisin.

Kiki retomba sur le lit, épuisé mais pas vidé. De loin s’en fallait! « Mais, mince ! pensait-il ; être sorti de taule et devoir encore s’astiquer le Chinois en solitaire, y’avait de quoi se la mordre » !

Il étendit sagement les deux bras au dessus du couvre-lit, de part et d’autre de son corps déformé par une bosse conséquente dans l’axe des poignets. « Zen ! Zen ! » Pensa-t-il très fort en essayant de maîtriser le rythme de son souffle. Puis, soudain, dans le noir, il ouvrit deux grands yeux hallucinés.

  • Ha!... Ha!... Ha!... Recommençait Isabelle, moderato.
  • Wha!... Wha!... Wha!... l’accompagnait le vilain cabot.

Et la torture recommença. Mais d’avantage que sa poussée libidineuse, ce fut de sa rage que Kiki entendit d’abord se purger. Il alluma la lumière et se précipita sur l’espèce de petite besace en cuir frangé, suspendue près de la porte fenêtre, sous une longue sarbacane ornée de plumes aux couleurs électriques. Du sac retourné tombèrent quelques courtes fléchettes épinglées sur une feuille d’arbre . L’une de leur extrémité s’agrémentait de vestiges de fibres blanchâtres, l’autre était effilée comme une aiguille et durcie au feu. Une boule cotonneuse de la taille d’un poing d’enfant avoisinait des espèces de noix molles enroulées dans des feuilles végétales ayant conservé quelques traces de couleur verte. Atavisme d’un très lointain ancêtre chasseur ? Kiki trouva d’instinct l’usage de chaque ustensile. Il confectionna un tampon sur l’une des fléchettes en guise d’empennage, puis piqua la pointe de celle-ci dans l’une des « noix » avant de l’introduire dans la sarbacane.

L’apparition de sa silhouette dans la lumière du balcon transforma sur le champ la complainte amoureuse du chien en aboiements furieux. Malgré l’obscurité, Kiki discerna sans peine la robe claire du molosse se détachant sur le vert sombre de la pelouse, de l’autre côté de la haie. L’animal enchaînait les aboiements d’intimidation à de très courtes charges si tôt ponctuées de reculs.

Kiki assura la sarbacane sur la main courante du balcon, s’appliqua à viser sans loucher, puis souffla un bon coup dans l’embout évasé de la sarbacane. Sans doute eut-il raté sa cible d’une bonne vingtaine de centimètres si le chien ne s’était détendu comme un ressort pour happer le projectile au vol. Les aboiements s’interrompirent net pour laisser place à des gargouillis plaintifs. Dissimulé par la haie, le chien chanteur avait entamé une sérénade de soufflements, de crachotements, de raclements de gorge affolés. Du moins se manifesta-t-il de la sorte pendant une petite minute. Au delà, le silence nocturne reprit ses droits. Ou presque. Kiki eut beau tendre le cou pour voir, prêter l’oreille pour discerner un son, plus aucun signe de vie ne lui parvenait de par delà la haie. L’hymne à l’amour passionné d’Isabelle n’avait même pas marqué de pause, quant à lui !

- « Putain ! Je sais pas ce qui me retient de lui piquer le cul aussi avec ma sarbacane perso ! » ragea Kiki, au comble de la frustration.

Pourtant, le sentiment de torture due au manque cessa vite de faire figure de principal souci. L’œil aux aguets, il battit en retraite comme un rodeur craignant la présence d’un témoin.

La sarbacane remise soigneusement à sa place, il partit en quête d’aide et de réconfort auprès de l’allié le plus solide en cas de coup dur.

L’allumage brutal du plafonnier fit sursauter Djé. Il se dressa sur son séant comme un diable libéré de sa boite, les couvertures pudiquement ramenées sur la poitrine. A la découverte du visiteur, l’horreur lui écarquilla les yeux. Il bascula vers la moquette et s’empara d’une chaussure qu’il lui balança à la tronche.

- Mais Djé, c’est moi ! Kiki ! Protesta la cible d’une voix plaintive.

- Je le vois bien que c’est toi, salopard !... Tu peux pas te branler comme tout le monde, non ? Saligaud !

Kiki le dévisagea, déconcerté par la réflexion pour le moins surprenante, puis il se rappela qu’il ne portait qu’un slip. Il couvrit de ses deux mains le sexe toujours en majesté après avoir réalisé l’origine de la méprise de Djé. Un sourire niais lui étendit les lèvres.

- T’es con! protesta-t-il mollement. Je viens juste de faire une grosse connerie.

- T’as violé la bonne ? S’exclama Djé après quelques secondes de réflexion, sur un ton quasi rageur.

- Mais non! Dis pas de conneries! J’ai seulement flingué le chien des voisins. Un gros cador avec une voix de ténor.

Djé inclina la tête pour modifier son angle de vue, mais non ! Pas de confusion possible ! Il s’agissait bien du Kiki de tous les jours, le même que d’hab’. Mais pourquoi fallait-il donc que ce bougre d’âne songeât sans cesse à une future bêtise alors qu’il n’avait même pas encore épuisé les dernières inventions du cru précédent !

- Ah ouais!... Et tu l’as flingué comment ? En l’assommant de ton gourdin parce qu’il ne voulait pas se laisser enfiler ?

Kiki haussa les épaules, insensible au sarcasme. Il se porta le poing fermé devant la bouche et souffla dedans comme s’il voulait en expulser un objet emprisonné.

- Quoi… Pfff! fit Djé, énervé, en singeant le geste de son visiteur.

Après un coup d’œil prudent dans le couloir, Kiki referma la porte avant d’expliquer avec force gestes. Le gonflement de son slip ayant retrouvé des proportions raisonnables, Djé s’estima en mesure d’accorder au récit toute l’attention nécessaire.

- J’lui ai décoché une flèche qu’il a attrapée au vol. J’voulais pas qu’il meurt, ce con. Mais je crois bien qu’il est raide quand même!... Faut dire aussi qu’avec la Callas qui poussait ses vocalises, j’en pouvais plus moi! J’étais à deux doigts d’aller me farcir la biche empaillée de la bibliothèque!

- Ta biche c’est une antilope. Un mâle, en plus!

- Ben… t’as vu ? Un peu plus je devenais pédé et zoo… zoo-machin, là! Ceux qui se trombinent les animals.

- Les animaux, le corrigea Djé, énervé. Quant à pédé j’sais pas, mais question zozo, t’as déjà fait un sacré bout de chemin, crois-moi!… Ouais, bon, et alors ? En fin de compte tu l’as estourbi le clebs… Qu’est-ce que j’y peux, moi ?

- Ben… réfléchis, Vieux ! Si le proprio d’à côté trouve son clébard raide à cause d’une fléchette de Zoulou, c’est Isabelle qui risque d’avoir les emmerdes. On peut pas lui faire çà.

Une poussée de contrariété transforma le front de Djé en soufflet d’accordéon. Mais le Maghrébin était doté d’une attirance irrépressible pour les choses concrètes. Il n’était pas homme à laisser l’incertitude lui ronger le cerveau. Il bascula les jambes vers l’extérieur du lit et commença à se vêtir, en maugréant quand même.

Certain qu’il était l’objet des critiques amères en cours de rumination, Kiki jugea plus prudent de s’éclipser pour aller s’habiller.

Djé fit irruption dans la chambre du Manouche, la mèche en bataille et le regard mauvais.

- Où qu’il est le tromblon ?

Sur le signe du menton de son ami, l’ancien boxeur se rendit près des trophées originaires d’Amazonie. Il déversa le contenu de la petite sacoche sur le lit et s’étonna de la taille des fléchettes.

- Tu te fous de ma gueule ?... T’as flingué un cador pareil rien qu’avec une aiguille comme celle-là ?... T’as dû lui en tirer une rafale, oui ! Tu t’es acharné !

- Mais non ! Protesta Kiki. Une seule… mais… shuttt !

Du pouce, au dessus de son épaule, il indiquait le mur mitoyen à la chambre d’Isabelle. Djé haussa les épaules, mais, en posant le petit sac à l’envers près des flèches, il mit à jours l’étiquette collée au dos.

« Kokoï de Colombie. Phyllobate. Danger mortel. O,2mg = + homme 70kg ».

Kiki qui s’était approché lut au dessus de l’épaule de son ami.

- Merde ! J’avais pas lu. Mais ça veut dire quoi égal et plus ?

Tu sais pas ce que ça veut dire une croix dans ta religion, banane ?

Une petite plainte de contrariété, ou de peur rétrospective, fut expulsée par une contraction de la gorge de l'apprenti chasseur.

- 0,2 milligramme… ça fait pas des masses ! Eut-il peine à articuler.

- Nan !... A peine plus que le poids de ton cerveau… Et tout bien compté, ça te flingue dix gonzes comme moi pour 2 milligrammes… et cinquante pour un seul gramme ! T’as tiré sur un moustique avec un canon de 75 !

- Ben !... j’savais pas. C’est quoi « Kokoï » et « phyllobate » ?

- Est-ce que j’en sais, moi ! Certainement un champignon ou un serpent très venimeux de la jungle amazonienne !... Y’est marqué aussi « Colombie »… Bon ! Maintenant qu’on a vu l’arme… Où est-ce qu’elle est la victime ?

*

* *

Drapée dans une luxueuse robe de chambre en soie aux chatoyants motifs floraux sur fond vieil or, les bras croisés sur sa poitrine pour contenir sa respiration emballée par l’énervement, Isabelle suivait le manège des trois comparses depuis la fenêtre de la chambre de Kiki. Un peu en retrait, Désiré la guettait dans un silence lourd d’appréhension.

Désiré hocha la tête en signe d’approbation. Le quartier se prêtait assez mal, en effet, aux excentricités de Kiki.

- C’est de çà dont il s’est servi ? S’informa-t-il en pointant le menton vers la sacoche accrochée sous la sarbacane, espérant donner le change.

- Hun-hun ! Fit-elle… Cet attardé mental se serait toqué de piquer les fesses de quelqu’un pour faire une farce que nous serions tous poursuivis pour meurtre ou complicité de meurtre. C’est le poison animal le plus violent qui existe sur la planète. La récolte effectuée sur un seul anoure adulte prélevé dans son cadre naturel suffirait à foudroyer deux cent personnes.

- Ça n’était peut-être pas prudent de laisser un tel produit à portée de main, hasarda Désiré.

Isabelle le toisa avec componction, toute trace d’amour évaporée.

- Comme je t’ai expliqué, je ne suis pas encore parvenue à me décider à faire table rase des souvenirs étranges amassés par mon père. Sinon… nous recevons assez peu d’invités incapables de lire une étiquette de mise en garde. Et j’ignorais que je devais réellement attribuer un coefficient mental de cinq ans à ton ami.

Désiré accusa le trait sans broncher. Il approuve de la tête après un instant de réflexion.

- A moins que tu ne sois vraiment pressée, demain nous partirons. Mais pour l’instant, si tu le permets… je ne sais pas si tu vois, mais ils ont besoin d’aide.

  Passés dans la propriété voisine, Kiki et Djé venaient en effet de balancer le corps du chien par-dessus la haie. Un Américan-Staff adulte suralimenté, alors que de taille déjà impressionnante et dépassant haut la main la quarantaine de kilos pour un spécimen normal. Pierrot en accusait plus du triple sur la balance, mais à la réception du colis il bascula à l’arrière et se retrouva affalé dans la pelouse, la cage thoracique compressée par le cadavre. Il pédalait dans le vide comme une tortue placée sur le dos. A cette différence que jamais personne n’avait dû entendre un de ces reptiles en difficulté jurer comme un charretier !

Désiré arriva à point nommé pour le sortir de sa situation pénible et, surtout, pour l’empêcher d’ameuter le quartier par ses récriminations.

*

* *

Les bras chargés de deux pavés de gré, Kiki trottina jusqu’à ses amis réunis en bordure du quai de la Deule. Un sac en toile de jute reposait à leurs pieds, type « sac à patates ».

- Encore deux pour faire bon poids ! J’ai entendu un jour le Pacha parler au Pape d’un corps remonté parce qu’il n’avait pas été assez lesté.

- Ce qui ne risquerait pas d’arriver au tien si le poids de la connerie se mesure au quintal ! Gronda Djé en se penchant sur le sac.

Contrarié de n’avoir pas compris le sous-entendu, Kiki jeta les pavés dans le sac et tordit la toile de jute pour que son complice puisse la ficeler. Djé effectua plusieurs clefs de marin avec maestria sans s’apercevoir que l’une d’elle étrangla le bouton métallique de la manche du blouson jeans de Kiki. Kiki ne s’en aperçut pas d’avantage puisqu’il conserva ses mains crispées sur l’engueulement du sac alors que le Maghrébin empoignait les deux oreilles du fond. Ensemble, ils décollèrent le linceul de fortune pour lui imprimer un balancement.

- A la une ! Lança Djé… A la deux !... A la trois !...

Le sac fusa dans la nuit, suivi dans sa trajectoire parabolique par un Kiki trop stupéfié pour pousser un cri. Le bruit des deux projectiles se confondit en un seul ; Plouf !

Les trois zèbres restés sur le quai, les yeux écarquillés et la bouche béante, furent frappés de mutisme durant une bonne minute. Mais qu’avait donc bien pu encore inventer ce satané Kiki ?

- Putain ! Encore vingt secondes et je plonge ! Grommela Djé.

- Tu oublies que tu nages comme une brique ? Attends dix de plus et on plonge à deux, enchaîna Désiré.

- Ben pour mi, te peurro ben attinte six mos si te veux… comme j’nache incor moins bin qu’un parpaing ! Bredouilla Pierrot. Mais si personne ne r’monte d’ichi d’main, j’irai avertir ché pompiers !

La tête de Kiki creva brusquement la surface redevenue étale de la rivière. Avec un élan tel que le trublion jaillit de l’eau jusqu’à la taille. Privé de son blouson, il accomplit les quelques brasses qui le séparaient du quai. Les jambes tenues par Désiré, Djé se pencha dans le vide pour se saisir de la main du naufragé.

- Qu’est-ce t’as foutu, encore ? Râla Djé lorsque son camarade fut à pieds secs.

- Qu’est-ce que j’en sais, moi ! J’ai ouvert les mains, mais mon bras gauche est parti avec le sac. Avec l’élan qu’on lui avait donné… De toute façon, c’est toujours comme çà ! A chaque fois qu’il y a un animal dans les parages, c’est pour ma gueule ! Ils ne peuvent pas m’encaisser, ces salopards ! Faut toujours qu’ils me fassent des misères !

Frayeur ou froid, Kiki claquait des dents. Pierrot le serra dans ses bras avec un tel élan d’affection que le sinistré en fut pratiquement essoré.

- Décidémin… t’in loupe jamais eine, ti ! (Décidément ! Tu n’en loupes jamais une, toi !)

- Pace que te cro qu’jé l’fait exprès ? T’es rud’min arringé, ti ! Râla Kiki d’une voix éraillée. (Parce que tu crois que je l’ai fait exprès ? Tu es drôlement arrangé, toi !)

- Même pas ‘cor in réparation, tcho ! Blagua Pierrot, soulagé de la peur horrible de perdre leur gnome. (Même pas encore en réparation, P’tit !)

*

* *

Les quatre compères se trouvaient réunis autour de la table de la salle à manger, silencieux, face aux reliefs d’un déjeuner copieux et aux carafes de vin consciencieusement vidées. Leurs regards étaient concentrés sur la chaise vide de la maîtresse de maison.

Moulée dans une longue robe en cotonnade qui épousait les formes de son corps comme un gant, Isabelle effectua une entrée de mannequin, une valise métallique à la main, un fusil à pompe dans l’autre. Elle repoussa sa chaise du pied pour dégager le bout de table.

- En fait de statut de diplomate, mon père bénéficiait surtout de cette couverture pour dissimuler son emploi de barbouze d’état. Vous serez les premiers à bénéficier de la dispersion de certains souvenirs guerriers de la famille de Granvillon. Ces armes ne sont pas répertoriées. Elles ont toutes traversé les frontières dans la plus parfaite illégalité… Vestiges de guérillas oubliées. Ce sera ma contribution à vos projets déments. Mais vous n’aurez aucune munition. Et si jamais j’apprenais que vous avez tiré sur des gens innocents pour une histoire d’argent, je deviendrai la plus impitoyable ennemie que vous puissiez imaginer. Est-ce que ce marché vous convient ?

Dire que ce legs aussi singulier qu’inespéré les étonna relèverait de l’euphémisme. Mais les quatre comparses réagirent chacun à leur manière. Le sourire émerveillé de Kiki flirtait avec la béatitude. Djé se grattait les sourcils en imaginant déjà les conséquences d’un héritage aussi lourd. Les traits de Désiré trahissaient ses doutes, ses hésitations face à la levée du dernier obstacle à un destin périlleux. Quant à Pierrot, il s’était emparé de la carafe de cognac pour s’octroyer une triple rasade d’une main tremblante. A tel point que Djé lui arracha le flacon des mains avant qu’il n’inonde la nappe.

- Ché fou ! Ché fou ! Commin qu’on va l’ténir, à ch’t’heure ? Bafouillait l’obèse. ( C’est fou ! Comment on va le tenir, maintenant ?)

- Les origines du fléchissement généralisé de la morale peuvent être de nature très variées. Les vôtres ne figurent certainement pas au nombre des plus méprisables que j’ai pu rencontrer, et je ne discuterai pas de leur légitimité. Je vous conjure simplement de bien réfléchir avant de franchir le pas… et vous objurgue de ne jamais vous mettre de sang sur les mains, conclut Isabelle.

A Part Désiré, prétendre qu’un autre avait décrypté la totalité de sa tirade serait exagéré.

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